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La deuxième vie de François Mazon

Par Nathalie Bru

Ancien directeur général de Cap Gemini France puis du groupe Steria, deux géants de l’informatique, François Mazon a décidé, à 50 ans, de changer de vie pour devenir avocat. Portrait.

Il avait tout : les grands diplômes, le gros poste en entreprise, les secrétaires, le chauffeur, l’argent… Mais il lui manquait quelque chose : cette sérénité que l’on acquiert avec le sentiment d’avoir vraiment trouvé sa place.


Il avait tout : les grands diplômes, le gros poste en entreprise, les secrétaires, le chauffeur, l’argent… Mais il lui manquait quelque chose : cette sérénité que l’on acquiert avec le sentiment d’avoir vraiment trouvé sa place.



Car au fond de lui, François Mazon ne voulait être ni ingénieur informaticien, ni directeur général de multinationale. Non. Il voulait être avocat. Alors, à cinquante ans passés, c’est ce qu’il est devenu. « C’est un métier qui m’a toujours fasciné, dit-il. Dès que je pouvais, j’allais assister à des audiences, m’asseoir au palais de justice à Paris, par pure curiosité. » Il faudra cependant des déboires éprouvants avec la justice avant qu’enfin il se jette à l’eau. Avec l’enthousiasme de l’homme convaincu qu’on n’a pas qu’une vie mais plusieurs. Les changements de cap professionnels, ces « métissages » comme il les appelle, il les souhaite à tout le monde : « Quand les gens me demandent pourquoi j’ai changé de vie, je leur retourne la question : dis-moi plutôt pourquoi, toi, tu ne l’as pas fait ? »

Vocation précoce, reconversion tardive
En 2009, l’année de ses cinquante ans, le Centralien, diplômé de Sciences-Po (option éco-fi), retourne sur les bancs de la fac de droit, en première année de Master à l’université d’Aix-Marseille. Sans aucun véritable bagage juridique, à peine un petit baluchon acquis à Sciences-Po plus de trente ans auparavant. « C’était l’horreur », se souvient-il, avec un sourire amusé. Lorsqu’une copie lui revient, l’en-tête parée d’un beau “2/20”, il s’affole. « Je me suis dit : tu es trop prétentieux, tu ne vas jamais y arriver. » Mais il s’accroche. Il n’a quand même pas tout plaqué pour rien. Et puis, dit-il, « quand vous rêvez de faire quelque chose, l’effort est beaucoup moins pénible ».


Quand vous rêvez de faire quelque chose, l’effort est beaucoup moins pénible, dit-il



Il potasse, bûche et bûche encore. Pique les fournitures scolaires de ses enfants qui, eux, sont au collège (pour le garçon) et au lycée (pour les deux filles). Révise dans le train pour Paris, en deuxième classe. Un étudiant presque lambda. Lui qui s’est installé en Provence avec femme et enfants continue de monter régulièrement à la capitale : depuis février 2009, il est directeur du développement de Linagora, une petite société d’édition et de services dans le domaine du logiciel libre. Un poste qu’il occupera jusqu’en juillet 2012, et qui lui permettra de négocier le virage tranquillement, avec la flexibilité nécessaire. À 20 % du salaire qu’il avait chez Steria, dont il était le directeur général pour la France, l’Espagne, l’Asie et le Maroc.
Les efforts sont payants. En 2010, il décroche son Master 1. Il intègre alors un Master 2 Recherche en sciences criminelles, qu’il ne terminera pas. Car cette année-là, il prépare aussi en parallèle l’examen du barreau et le réussit, « miraculeusement » juge-t-il, du premier coup. La tribune qu’il a publiée dans Les Échos quelques mois plus tôt, intitulée “Pourquoi j’ai aimé l’université”, lui vaut d’être enrôlé par Valérie Pécresse, alors ministre de l’Enseignement et de la Recherche, dans le comité de suivi de la réforme des universités. Bref, l’homme est trop occupé pour tout mener de front. Aux six mois de cours du CRFPA succèdent les douze mois de stage. Les six premiers, il les fera auprès de magistrats, « parce que je tenais vraiment à savoir comment ça marche ». D’abord à Paris, auprès d’un juge d’instruction de la JIRS Criminalité organisée, puis à Marseille, au tribunal de commerce puis au parquet financier.

Humilité et assurance
Pas facile, en revanche, de trouver un poste de stagiaire en cabinet d’avocats à son âge et quand on a été directeur général de multinationale.


Pas facile, en revanche, de trouver un poste de stagiaire en cabinet d’avocats à son âge et quand on a été directeur général de multinationale



François Mazon le comprend : « Il y a plein de jeunes brillants, alors choisir un vieux comme moi, ce n’est pas évident. » Il envoie des CV, personnalise les lettres pour essayer de faire de son handicap un atout. Sans grand succès. Jusqu’à cet entretien qu’il décroche au cabinet marseillais Alain Mollat et Christophe Bass, deux avocats pénalistes bien connus dans la région. En découvrant sa candidature, Christophe Bass est interpellé. En décembre 2012, croit-il se souvenir, il reçoit à son cabinet l’aspirant avocat, plus vieux que lui de six ans : « François Mazon avait à la fois l’émerveillement du gamin et la sérénité de l’homme mûr, raconte-t-il. Et au fil de la discussion, j’ai détecté ce jour-là les qualités qui me seront confirmées par la suite. Il conjuguait humilité et assurance. » Auxquelles il faudra bientôt ajouter une force de travail « assez peu ordinaire ».
Il se trouve qu’à l’époque le cabinet s’occupe de la défense du dirigeant en nom de la société PIP dans le cadre de l’affaire des implants mammaires qui défraie la chronique. Christophe Bass associe rapidement son stagiaire aux entretiens avec son client : « Il était balbutiant dans la pratique du droit pénal mais avait pour lui son expérience de dirigeant. Notre association a très bien marché. Tellement bien marché qu’à l’audience, j’ai décidé de le faire plaider. » François Mazon gardera toujours le souvenir de ce 16 mai 2013 où il s’est avancé dans le prétoire, en costume, ses feuilles à la main, pour délivrer sa première plaidoirie dans cet immense hall du parc Charrot à Marseille, réservé pour l’occasion. « Madame le Président, madame, monsieur, commence-t-il. Il ne vous aura pas échappé que je ne porte pas de robe d’avocat. Je n’en porte pas parce que je n’ai pas le droit d’en porter, parce que je ne suis pas encore avocat, je ne suis qu’élève-avocat en stage dans le cabinet Alain Mollat Christophe Bass, auprès de Christophe Bass, c’est vous dire si j’ai de la chance… »

Le tremplin
« J’avais préparé jour et nuit, ressorti mes bouquins de chimie, utilisé mes connaissances scientifiques », se souvient-il. Le tremplin est énorme, il le sait. Et le résultat est à la hauteur des attentes. Christophe Bass est enchanté : « J’avais fait le pari que son intervention serait complémentaire à la mienne, dit-il. Et j’ai bien fait. » Depuis, François Mazon n’a jamais quitté le cabinet. C’est là qu’en janvier 2014, après sa prestation de serment, il a accroché cette robe avec laquelle il peut dorénavant plaider. « Désormais, avocat, c’est mon métier, dit-il. J’ai abandonné toutes mes fonctions professionnelles dans l’entreprise. »
Après avoir suivi une formation spéciale, il s’est inscrit sur les listes de défense pénale d’urgence.


Fin 2014, le bâtonnier de Marseille l’a commis d’office pour assister Patrick Salameh, un homme accusé de quatre meurtres et condamné à perpétuité en avril 2014



On l’appelle pour les commissions de discipline aux Baumettes, les comparutions immédiates, les gardes à vue. Fin 2014, le bâtonnier de Marseille l’a commis d’office pour assister Patrick Salameh, un homme accusé de quatre meurtres et condamné à perpétuité en avril 2014, qui lui a demandé de rédiger une assignation engageant la responsabilité de l’État pour fonctionnement défectueux du service de la justice. Il défend aussi une mère accusée d’avoir secoué son bébé. Des expériences essentielles à ses yeux. Son ami Éric Dezeuze, associé chez Bredin Prat, le lui a bien dit : deux ans de droit commun, « il n’y a que comme ça que tu apprendras ton métier ». « Cette base-là est vraiment importante et je ne l’ai pas, insiste François Mazon, il faut que je l’apprenne. » À terme, il compte se spécialiser « à 80 ou 90 % » en pénal des affaires : « Je vois ce métier par le prisme de l’homme d’entreprise », dit-il.

Transformer une épreuve en opportunité
Il met d’autant plus de cœur à défendre ses clients chefs d’entreprise qu’il a lui-même connu ce genre d’épreuve.


Il met d’autant plus de cœur à défendre ses clients chefs d’entreprise qu’il a lui-même connu ce genre d’épreuve



Par deux fois. Une perquisition de son bureau d’abord, en octobre 2000, alors qu’il est directeur général de Cap Gemini France. Il est soupçonné d’avoir commis un délit de recel de favoritisme pour des faits datant de 1998 – un marché décroché par Cap Gemini pour un hôpital public. Il découvre à l’occasion de la perquisition qu’une information judiciaire a été ouverte sur son compte par le juge d’instruction Philippe Courroye. Puis, plus de nouvelles. Jusqu’à ce jour de décembre 2003, où il reçoit un appel d’un officier de la PJ : « J’aimerais vous voir ». Pas une invitation, une convocation : vendredi, 10h30, rue du Château-des-Rentiers, l’adresse de la brigade financière. « Alors, je m’y rends, avec ma mallette, pensant poursuivre ma journée de travail ensuite, raconte-t-il. Et là, j’apprends qu’en fait je suis en garde à vue. Je ne connaissais pas d’avocat, je ne savais pas ce que je fichais là. » Il choisira de ne faire appel à personne, n’appellera même pas sa femme « pour ne pas l’inquiéter » et passera quinze heures éprouvantes sur place. Avec mise en cellule à la pause déjeuner, sans lacets ni ceinture, « comme dans les films ». Et de nouveau, plus de nouvelles. Presque un an après, il est convoqué par un nouveau juge d’instruction en tant que témoin assisté. Puis rideau. L’affaire en reste là. En avril 2008, c’est le non-lieu.
François Mazon avale une gorgée de son orange pressée et la repose sur la table basse du bar de l’hôtel Raphaël, où il lui arrive encore de venir quand il se rend à Paris pour raisons professionnelles. « C’était un traumatisme », dit-il. Le ton est neutre, factuel, sans affect. Celui de l’homme qui a su encaisser le coup et prendre de la hauteur. Transformer une épreuve en opportunité. « Finalement, ça m’aura beaucoup servi ; je n’aurais pas eu ces moments extraordinaires que j’ai depuis cinq ou six ans s’il n’y avait pas eu ça. » Thibault de Montbrial, à qui il a fait appel lors de sa convocation par le juge d’instruction et qui, depuis, est devenu un ami, se souvient d’un client très impliqué, très curieux : « C’était déjà les prémisses, dit-il. Il montrait plus qu’un simple intérêt pour la façon dont je m’occupais de sa défense, pour la cuisine d’avocat. Il avait la capacité de faire un pas de côté et d’essayer de comprendre ma manière de travailler. »
L’avocat l’a également assisté lorsqu’il a décidé de faire appel, en 2006, de sa condamnation pour délit d’entrave caractérisé quand il était directeur général de Steria. Une histoire d’absence de consultation du comité d’entreprise pour une modification du tarif de remboursement des indemnités kilométriques. « Le degré zéro de l’infraction volontaire, raconte François Mazon. Le RH a reconnu ses torts, nous avons aussitôt fait machine arrière. » Mais l’affaire lui a valu de comparaître devant un tribunal correctionnel. Le seul motif de son appel : faire enlever la mention au volet B2 de son casier judiciaire.


Aujourd’hui, François Mazon s’est aussi donné pour mission de convaincre les dirigeants d’entreprise de ne pas négliger le risque pénal et de s’y préparer



Aujourd’hui, François Mazon s’est aussi donné pour mission de convaincre les dirigeants d’entreprise de ne pas négliger le risque pénal et de s’y préparer. Il a développé une méthodologie et intervient dans des conférences quasi mensuelles qu’il veut pragmatiques, « plus avec un vocabulaire de dirigeant qu’avec un vocabulaire d’avocat ». Le droit pour les nuls, comme il dit. Toutes ces questions que lui-même s’était posées. Il est aussi chargé du cours de droit et procédure pénale pour l’École centrale de Paris. « On devrait tous apprendre les grands principes du droit, dit-il. Car l’État de droit est l’une des plus belles manifestations de l’intelligence humaine, c’est ce qui me rend fier du monde dans lequel je vis. »


[CV express]
1959 : naissance à Alger
1981 : École centrale de Paris, option nucléaire
2000 : perquisition de son bureau de directeur général chez Cap Gemini France
2003 : garde à vue et mise en examen pour recel de favoritisme
2008 : non-lieu
2010 : Master 1 de droit privé à l’université d’Aix-Marseille
2014 : prestation de serment au barreau de Marseille
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