Lutte contre la corruption : vers un changement de paradigme au niveau européen ?
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires n°1373 du 19 novembre 2018
Par Bernard Cazeneuve et Benjamin Van Gaver, associés, August Debouzy.
Longtemps montrée du doigt pour la faiblesse de ses dispositifs en matière de lutte contre la corruption, la France a décidé de combler son retard, en se dotant d’un arsenal législatif solide la rapprochant des meilleurs standards internationaux.
La loi dite Sapin II acte notamment la création d’une Agence Française Anticorruption (AFA), en charge de contrôler le respect par les entreprises des obligations qui résultent de l’article 17 du texte. Ces obligations nouvelles sont destinées à prévenir le risque de corruption et de trafic d’influence au sein desdites entreprises. La convention judiciaire d’intérêt public (« CJIP ») constitue par ailleurs l’une des principales innovations de la loi Sapin II. Les entreprises peuvent ainsi se trouver soumises à un programme rigoureux de mise en conformité et au paiement d’amendes parfois lourdes, en contrepartie d’un arrêt des poursuites pénales dont elles feraient l’objet. Plus d’une année après son entrée en vigueur, il est possible d’établir un premier bilan de ces dispositions législatives nouvelles et des résultats obtenus.
Le fait que 85 % des entreprises qui entrent dans le champ d’application de la loi déclarent avoir d’ores et déjà instauré un programme de conformité interne doit s’apprécier positivement et révèle une réelle volonté de mettre en œuvre dans les délais les nouvelles obligations de la loi.
Outre une volonté de placer la France au niveau des meilleurs standards internationaux en matière de lutte contre la corruption, le législateur a louablement tenté de répondre à l’objectif de mieux protéger les entreprises françaises des amendes souvent très lourdes infligées par des juridictions étrangères, notamment américaines. En ce qu’elle se rapproche des DPA anglo-saxons, la CJIP est un outil qui permettra indubitablement à la France de mieux négocier avec les autorités de poursuite étrangères en cas d’enquêtes concomitantes, comme l’actualité récente s’en est fait l’écho. Une telle coopération a déjà ainsi permis de trouver un accord aux termes desquels les autorités de poursuite étrangères ont accepté de réduire le montant de l’amende infligée à une société française du montant de la somme versée en France au titre de la CJIP. Toutefois, si les progrès législatifs accomplis par la France en matière de lutte contre la corruption semblent salutaires, il convient d’insister sur l’absolue nécessité de mettre en œuvre une politique européenne crédible en la matière afin de contrer l’extraterritorialité des procédures américaines. Cela implique la mise en place d’un « paquet compliance européen » permettant de définir des principes contraignants s’appliquant à l’ensemble des Etats membres et s’appuyant sur trois grands piliers.
En premier lieu, une directive européenne anticorruption qui harmoniserait les dispositions applicables en la matière au sein des Etats membres, tout en contraignant ces derniers à transposer ses dispositions en droit interne. En second lieu, un tel paquet compliance européen pourrait définir les conditions d’une intervention extraterritoriale des juges européens en charge des poursuites pour fait de corruption, ce qui est rendu possible par l’article 83 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne. Ce que la loi Sapin a esquissé, en facilitant l’intervention du juge pénal français pour des faits de corruption d’agent public étranger ou de trafic d’influence d’agents publics étrangers, le juge européen devrait pouvoir l’asseoir, dès lors qu’au sein du marché unique les mêmes dispositifs de prévention et de lutte contre la corruption seront mis en œuvre. Enfin, ce paquet compliance européen devrait reposer sur une capacité européenne à imposer des sanctions aux entreprises étrangères, sous peine de privation d’accès au marché intérieur. Une telle capacité de sanctionner une entreprise étrangère pour des comportements illicites sur le territoire européen existe déjà : l’accès au marché est régulé de manière stricte pour les activités bancaires et financières. Une réflexion sur la création d’un dispositif européen transversal en matière de corruption devrait alors être engagée. Elle doit chercher à rendre applicable sa règlementation aux entreprises non européennes dès lors qu’elles déploient leurs activités sur le territoire européen ou vis-à-vis des résidents européens. La fermeture des marchés publics européens – voire de l’accès à une activité réglementée – à tout acteur économique ayant refusé de se conformer à ces principes serait enfin l’issue logique d’un processus au terme duquel aucun dispositif transactionnel n’aurait pu être mobilisé. Seule une telle politique communautaire serait en effet de nature à corriger la dimension asymétrique de la relation euro-atlantique en matière de lutte contre la corruption.