« Les Turcs savent ce que c’est de faire face à un taux d’inflation à deux chiffres »
Au lendemain des élections qui ont reconduit Recep Tayyip Erdogan, la LJA a voulu savoir quel était le climat des affaires dans ce grand pays à la croisée des chemins entre l’Europe et l’Asie. Quelques éléments de réponse avec Ozan Akyurek, associé du cabinet Jones Day et président de l’association des avocats franco-turcs.
Pouvez-vous brosser un portrait du monde des affaires en Turquie aujourd’hui ?
Comme vous le savez, le climat des affaires est très lié au monde politique et économique. L’un des faits marquants en Turquie pour l’année 2023 est que Recep Tayyip Erdo˘gan, après sa victoire aux dernières élections présidentielles, a nommé à la tête de la Banque centrale turque (BCT), et c’est une première, une femme, en la personne de Hafize Gaye Erkan. Elle a fait ses études aux États-Unis et a exercé des responsabilités importantes auprès de banques américaines pendant une vingtaine d’années. Il faut rappeler que le poste de gouverneur de la BCT est un poste à haut risque, car quatre prédécesseurs de Mme Erkan ont été limogés au cours des quatre années précédentes. Il faut aussi dire que la Turquie fait face à une inflation qui atteint un taux effrayant. De source officielle, il serait proche de 50 %, mais en réalité, il est bien plus élevé.
Les nominations de Mme Erkan, comme celle de Mehmet ŞimŞek, désigné ministre des Finances (après avoir déjà occupé ce poste entre 2009 et 2015), sont destinées à rassurer les investisseurs avec pour objectif de lancer un vrai chantier économique. Nombre d’investisseurs étrangers s’étaient en effet détournés de la Turquie ces dernières années en raison notamment de la politique économique appliquée qui était à l’encontre des théories économiques, laissant craindre un repli du pays sur lui-même. Le président Erdo˘gan était partisan d’une baisse des taux d’intérêt et le départ des gouverneurs qui s’y sont opposés en vain a pu les échauder. Ces récentes nominations sont un signal du retour à davantage d’orthodoxie financière pour rassurer les marchés et les investisseurs. Un plan économique à long terme a également été annoncé, mais nous n’en connaissons pas encore le détail.
Ces mesures suffiront-elles ?
Tout le problème est de savoir si le président Erdo˘gan sera assez patient pour laisser se mettre en place des mesures fortes. Il est clair que la politique monétaire qui se profile va engendrer, à court terme, un peu de chômage et que la tentation sera grande de faire marcher la planche à billets. Pourtant, cette politique, on l’a vu par le passé, ne fonctionne pas et représente un coût social élevé. Le populisme a ses limites. Il est certain que la population turque devra se serrer la ceinture, car même si le gouvernement a fait un pas en décidant de la hausse du salaire minimum à 11 000 lires turques, soit l’équivalent de 400 €, les salaires sont indexés sur l’inflation officielle qui n’a rien à voir avec l’inflation réelle. Il y aura donc toujours un fossé entre les salaires et le coût de la vie. Il faudra qu’Erdo˘gan ait la capacité d’endurer un peu de mécontentement de la part de son électorat pour faire changer durablement les choses. Il faut aussi espérer que l’inflation redescende à un niveau plus acceptable pour un pays qui se classe, rappelons-le, parmi les plus grandes économies du monde. Clairement, la Turquie doit s’attendre à quelques années difficiles.
Quels types d’investisseurs trouve-t-on en Turquie ?
Il y a beaucoup d’investissements américains dans le pays, mais aussi beaucoup d’investisseurs de l’Union européenne, des Allemands, bien sûr et aussi de nombreuses entreprises françaises. Malgré les clivages politiques entre la Turquie et l’Union européenne, l’investissement n’a pas faibli. La France est particulièrement présente dans les secteurs de l’automobile, de l’aéronautique et de l’agroalimentaire. En Turquie, il y a aussi beaucoup de main-d’œuvre, et notamment de jeunes, qui sont rompus à l’univers digital et parfaitement anglophones. Dans mon domaine d’activité plus précisément, je peux vous dire qu’un cabinet d’avocats turc d’Istanbul ou d’Ankara n’a rien à envier à un cabinet parisien ou londonien en termes de compétences ou de technologie numérique.
La Turquie est également un marché à fort potentiel pour les start-ups et miser sur cet aspect pourrait attirer encore davantage d’investisseurs. On dit souvent de la Turquie qu’elle offre la qualité allemande au prix de la main-d’œuvre chinoise. Le but est d’attirer encore davantage d’investissements directs. Du point de vue de la législation du travail, il semblerait que le droit social turc soit assez souple. Le marché est fluide, évidemment moins protecteur des droits des salariés qu’en Europe, mais il n’est pas envisagé d’ajustements sur ce point. Les investisseurs ne s’en plaignent pas.
Quels secteurs méritent l’attention ?
Le secteur agricole représente encore une part importante du PIB et est très développé. Il emploie encore plus de 18 % de la population active et le pays est globalement excédentaire en production agricole. La Turquie exporte beaucoup de produits agricoles et notamment végétaux, alors qu’elle importe beaucoup de viande. Pour autant, la guerre en Ukraine n’a pas tellement eu d’incidence de ce point de vue, même si c’est un secteur qui a besoin d’investissement notamment dans l’automatisation des process. Les acteurs sont assez bien répartis entre grandes exploitations et coopératives.
Un autre secteur essentiel du pays est celui du tourisme. Où en est-on ?
La Turquie reçoit plus de 50 millions de touristes chaque année, c’est un secteur essentiel à l’économie. Bien entendu, le séisme qui s’est produit en 2023 l’a affecté, et d’autres sont à prévoir malheureusement dans les années à venir. Même si les régions touristiques n’ont pas été touchées par le précédent, il peut y avoir des craintes. Toutefois, le secteur se porte plutôt bien, en dépit, aussi, de la guerre en Ukraine. Cet été, la région d’Antalya n’a certes pas vu, comme les autres années, affluer des Russes et des Ukrainiens, mais en compensation, beaucoup d’Anglais et de Français, qui se rendent habituellement en Grèce, sont venus. Nous voyons également s’intensifier le tourisme en provenance des pays du Golfe, qui s’accompagne de la venue d’investisseurs immobiliers. Par ailleurs, et c’est peut-être un effet de la guerre, des Russes et des Ukrainiens s’installent, à l’année, en Turquie et deviennent des locaux.
Qu’en est-il justement du secteur de la construction ?
Il est assez florissant et s’exporte à l’international. Les entreprises turques sont désormais présentes en Afrique et au Moyen-Orient. Un groupement turc s’est ainsi vu récemment confier les travaux du nouvel aéroport de Dakar, au Sénégal. De manière globale et en 20 ans, malgré les vicissitudes, le pays a énormément progressé, en dépit de l’inflation. La population est assez résiliente et patiente. Ce n’est pas la première fois que le pays doit faire face à des taux d’inflation à deux chiffres. Même face à la pression fiscale qui augmente, la population est résiliente et elle est réputée pour son extrême patience. Si l’on considère les autres pays de la région, côté européen, l’économie turque s’en sort plutôt bien au regard de celles de la Hongrie et de la Roumanie. Dans l’ensemble, le pays a énormément progressé et fait aujourd’hui partie du G20. On peut la comparer à celle des pays émergents, les BRICS, que l’on appelle parfois les T-BRICS en incluant la Turquie. Malgré l’agitation de la région, l’économie du pays reste encore debout. Ce qui va se passer dans les mois à venir va être capital. Des réformes incluses dans un plan biennal ont été annoncées mi-septembre. Par ailleurs, en 2024, vont avoir lieu les élections municipales qui seront également déterminantes pour le pouvoir en place qui aura à cœur de reprendre les villes perdues lors des précédentes élections.