De juriste à président : l’inconciliable enfin accessible ?
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires n°60
L’avocature, la direction juridique, et après ? En France, la tendance semble tout juste émerger, mais l’importance stratégique prise par la fonction juridique conduit les entreprises à intégrer, de plus en plus souvent, des juristes à des postes de direction. Quels avantages ont les profils juridiques sur les autres ? Témoignages et retours d’expérience.
Bien ancré aux États-Unis depuis le milieu des années 2000, en raison de l’ultra-judiciarisation de la société américaine, l’accès des juristes à des postes de direction prend de l’ampleur en Europe. Le développement du regulatory, aujourd’hui véritable partie prenante de la stratégie globale des entreprises, est-il de nature à favoriser l’accession des juristes aux postes de direction ?
Christophe Gaschin, ancien avocat, est passé à « l’opérationnel » fin 2016. Secrétaire général du Groupe Bertrand en septembre 2016, puis directeur général de Groupe Flo fin juillet 2017, il est président de Bertrand Restauration depuis février 2019, et président du conseil d’administration de Groupe Flo depuis février 2019 (tout en restant secrétaire général du Groupe Bertrand). Auparavant associé au sein du cabinet d’avocat Olswang, il n’est pas passé par la case « directeur juridique ». À l’aube de la quarantaine, il a décidé de raccrocher la robe estimant que c’était le bon moment pour donner un nouveau tour à sa carrière. « Quelques années après, cela aurait été trop tard », estime-t-il, indiquant avoir saisi les opportunités qui se sont présentées à lui au gré des rencontres. « Cela m’a attiré parce que le SG a des fonctions autres que juridiques. » Il n’avait rien planifié et confesse d’ailleurs qu’il n’aurait pas quitté le barreau pour devenir directeur juridique. « Je voulais participer pleinement aux différentes opérations du groupe. » À l’époque, le Groupe Bertrand, qui venait de se rapprocher du groupe Flo, cherchait à se structurer et était dans une dynamique de création de filiales. « Cela m’a plu de sortir de ma zone de confort et d’être impliqué très en amont sur un dossier de croissance externe de l’entreprise. » Un rôle qui change de celui de l’avocat ou même du directeur juridique qui conseille sur une opération donnée à un moment crucial.
Sabine Lochmann est aussi une ancienne juriste. Elle a été présidente de l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE) avant de changer de carrière. Elle vient de prendre la direction générale de Vigeo, après avoir été la présidente du directoire de BPI Group et, auparavant de Johnson & Johnson, entreprise au sein de laquelle elle avait démarré sa carrière en créant la direction juridique pour le groupe en France.
Deux choses l’ont décidée à sauter le pas vers les fonctions de direction. « Tout d’abord, la volonté d’utiliser le droit comme élément structurant dans l’exercice de fonctions managériales, d’autre part d’utiliser le droit comme élément de différenciation dans des Comex où la diversité des décideurs est de plus en plus recherchée. » La politique de mobilité interne alors mise en place au sein du groupe J & J lui a donné l’opportunité de passer à l’opérationnel, d’abord comme directrice marketing, galvanisée par l’exemple, au sein du groupe américain, de juristes ayant évolué vers des fonctions opérationnelles ou de direction. Après deux années à la tête d’un service « Market Access » d’une vingtaine de personnes, elle devient general manager et s’occupe de la direction produit. « J’ai peut-être été favorisée par le fait que le secteur des produits de santé est très strictement réglementé », observe-t-elle avec le recul. Elle a ensuite pris en charge des projets plus stratégiques, avec notamment la fermeture d’un site industriel de l’entreprise, en raison d’un changement de pratiques chirurgicales. Sa formation juridique et sa connaissance des parties prenantes, au niveau de l’État et des territoires, lui conférant un avantage pour maîtriser les aspects critiques de l’opération qu’elle a conduite avec une équipe resserrée.
Si les deux anciens juristes possèdent assurément des qualités de leadership qui les ont poussés à briguer des postes de direction, il convient de se demander si la fonction de juriste et la formation juridique constituent des atouts pour diriger une entreprise. « Les juristes sont rigoureux, bien formés et structurés », estime Christophe Gaschin. Quoi de mieux, donc, pour structurer une entreprise ? Il constate également que sa formation l’a conduit à savoir faire plusieurs choses à la fois, à traiter de sujets divers et à disposer de bonnes capacités d’analyse. Ouverture d’esprit et humilité sont également des qualités qui permettent au juriste d’évoluer.
Des profils recherchés
François Reyntens est chasseur de têtes, entre Paris et Bruxelles, au sein du cabinet de recrutement Spencer Stuart. Il confirme la tendance grandissante des entreprises à rechercher des profils juridiques pour des postes de direction, d’abord apparue dans des secteurs d’activité très régulés, comme ceux de l’énergie ou de la banque. « La professionnalisation des départements juridiques en interne est de nature à renforcer l’image du juriste manager à spectre plus large, qui s’occupe aussi de la conformité et des affaires publiques. » Le directeur juridique s’implique ainsi de plus en plus sur les opérations stratégiques, notamment à la faveur de la généralisation de la régulation à tous les secteurs avec les programmes de compliance. « Le droit est devenu la colonne vertébrale invisible, mais indispensable de la gouvernance d’entreprise, résume Sabine Lochmann. C’est un élément structurant qui permet d’accompagner le développement des business models des entreprises, chahutés par le digital, la globalisation et les problématiques liées à l’acquisition de nouvelles compétences. »
« Les juristes sont en général de bons communicants », relève François Reyntens, qui indique que de par leur formation, ils savent convaincre et emporter l’adhésion pour donner envie aux gens de les suivre. « Par ailleurs, ils savent forger des compromis et trouver des consensus en tenant compte de l’intérêt commun. » Autre atout non négligeable, le juriste de formation est parfaitement à l’aise avec les règles de gouvernance de l’entreprise. « Le juriste a une vision à long terme », estime encore François Reyntens.
Les juristes sont par ailleurs souvent recrutés comme managers après avoir eu l’occasion de « faire leurs preuves » sur une opération particulière. C’était le cas de Walter Perard, juriste au sein de Flexis, une société belge de transport de gaz, explique François Reyntens. « Après la vente des actions de la société aux actionnaires, dont l’État, qu’il a menée, on lui a demandé d’en devenir le CEO. » C’est aussi en raison de son travail au moment de la fermeture du site de production Johnson & Johnson et de la création des Ateliers de la convergence que Sabine Lochmann a été remarquée par le président de BPI Group, qui lui a demandé de le rejoindre. Christophe Gaschin, quant à lui, a eu une proposition d’un client du cabinet, qui avait apprécié son professionnalisme et sa vision stratégique en période de crise. « Je crois qu’être attaché à la pérennité et à la vie de l’entreprise, c’est un truc de juriste », plaisante Sabine Lochmann, qui relève que la volonté de sécurisation n’est pas anodine dans une période de transformation profonde des entreprises.
Savoir lâcher le juridique
Christophe Gaschin se félicite d’avoir osé sauter le pas pour intervenir hors de la sphère juridique. « J’ai la chance d’apprendre tous les jours dans mes fonctions », retient-il.
Lorsqu’il a rejoint le Groupe Bertrand, il a souhaité avoir une fonction transverse. « Je n’interviens pas au quotidien auprès des directeurs juridiques, d’ailleurs tous rattachés à leur direction d’entreprise », lance-t-il. « Lorsque je suis passée à l’opérationnel, j’ai dû faire une coupure assez radicale avec la fonction juridique que j’avais pourtant créée chez J & J. Il y a eu un avant et un après. Cette coupure était absolument indispensable pour me permettre d’apprendre, cela n’a pas été compris par tous », témoigne Sabine Lochmann, qui confesse qu’il a été difficile de laisser son ancienne équipe voler de ses propres ailes. « Je me suis focalisée seulement sur mes nouvelles fonctions et je me suis efforcée d’apprendre de nouvelles choses en sortant de ma zone de confort », dit-elle, ajoutant que « plus c’est complexe, plus ça m’intéresse ». Sabine Lochmann exhorte les juristes à prendre leur destin en main pour se donner les moyens d’évoluer. « En entreprise comme en cabinet, je suis convaincue qu’il ne faut pas faire du droit pour le droit. Pour rendre le juridique stratégique, il faut que cela fasse sens pour ceux chargés de produire de la valeur », note-t-elle. Alexandre Menais, secrétaire général d’Atos et vice-président exécutif, est entré dans l’entreprise comme directeur juridique. Il considère que pour accéder à un rôle de dirigeant, il faut se préparer. « Il faut savoir se mettre dans la posture du dirigeant, c’est-à dire-sortir de son expertise et entrer dans un rôle plus large, plus transversal, qui intègre l’ensemble des paramètres que doit prendre en compte le P-DG, même si c’est à lui qu’appartient la décision finale. Le dirigeant moderne est celui qui est dans la capacité d’anticiper le côté systémique de son environnement et de tenir se positions avec sérénité, en étant préparé aux événements. » Il observe que le juriste dispose de tous les atout pour endosser ce rôle et passer de ce qu’il appelle « un management terre » à un « management ciel ». « Le juriste sait prendre du recul, il est capable de faire la synthèse des différents points de vue et sa formation au contradictoire le conduit à savoir poser les bonnes questions. C’est exactement ce qu’un chef d’entreprise attend des membres du Comex. »
« Aux États-Unis, le juridique n’est pas vu comme un frein à l’activité. C’est un centre de profits et non un centre de coûts », dit Christophe Gaschin. Cette différence de vision pousse les Américains à considérer autrement les profils juridiques. « Dans la culture américaine, les études pour devenir avocat vont bien au-delà du droit », observe Sabine Lochmann, qui fait remarquer que le directeur général d’American Express, Kenneth Chenault, est un ancien avocat. « Christine Lagarde a également dirigé la firme Baker McKenzie », lance-t-elle.
Le secrétariat général, seconde marche du templin ?
« La fonction de secrétaire général est un titre à géométrie variable, c’est le trait d’union entre l’opérationnel et la stratégie », confie Christophe Gaschin. Si l’accès aux fonctions de direction des juristes se développe en France, cela commence par l’accès aux postes de secrétaire général. « Beaucoup d’avocats deviennent secrétaires généraux de grands groupes, car la fonction est de plus en plus juridique », estime Christophe Gaschin. Olivier Chaduteau, auteur de l’ouvrage La direction juridique de demain, paru en 2014, avait déjà prévu que les fonctions de directeur juridique pourraient être un tremplin vers d’autres fonctions. Relevant notamment qu’aux États-Unis, bon nombre de CEO sont diplômés en droit, il constate que la régulation de certains secteurs pousse de plus en plus les entreprises à faire entrer au board des juristes. Mais en France il est encore rare que des juristes accèdent à la fonction suprême de directeur et c’est la fonction de secrétaire général qui semble, dans un premier temps, se « juridiciser ». « Il y a environ sept secrétaires généraux issus du monde du droit dans les entreprises du CAC 40 », indique-t-il, observant toutefois que la fonction de secrétaire général, longtemps absente au sein des entreprises françaises, semble faire un come-back. Est-ce le prochain barreau de l’échelle ? Carol Xueref, qui a longtemps été secrétaire générale d’Essilor, est désormais administratrice au sein de deux grandes entreprises, Ipsen et Eiffage. Elle vient d’intégrer le comité nouvellement formé par le Medef sur « la gouvernance des entreprises », signe certain du développement du juridique au sein des plus hautes instances entrepreneuriales. Les fonctions de secrétaire général sont-elles le moyen pour les juristes de s’imposer au sein des conseils d’administration, en profitant de la généralisation de la régulation avec les programmes de compliance ? Il est encore trop tôt pour le dire, mais d’aucuns estiment que l’on est déjà en train de basculer de l’ère des dirigeants gestionnaires à celle des dirigeants hommes de droit. Une aubaine à saisir pour les juristes.