Affectio societatis - Chapitre 2
Voici le seconde épisode, en accès libre, de notre nouvelle fiction, à retrouver chaque trimestre dans votre magazine, sur la vie quotidienne au sein du cabinet d’affaires parisien Saint-Ferdinand de la Popie, écrite par Floriane Bass, et illustrée par la talentueuse Maître Et Talons.
Si vous avez manqué l’épisode précédent, la séance de rattrapage se déroule ici.
Chapitre 2
Jeudi 1 février, 9h
Caroline Delambret arrive au cabinet. Elle a eu du mal à se réveiller ce matin. Sans doute un mélange des nuits passées à travailler sur le dossier Bielle et de la soirée un peu trop arrosée à fêter son heureux dénouement.
Elle croise Christiane, la secrétaire redoutée et antédiluvienne de Jean. Immédiatement Caroline jette un coup d’œil sur son décolleté comme tout un chacun en arrivant au cabinet. Rien de déplacé dans ce réflexe : c’est le motif du foulard Hermès qui intéresse, qui inquiète, qui rassure. Le motif choisi étant révélateur de l’humeur de la dame en osmose avec le cabinet qu’elle a rejoint quand elle avait 18 ans. Aïe ! Aujourd’hui, c’est le carré « Napoléon » qu’elle arbore. Celui offert par Jean pour son anniversaire, précurseur d’un champ de bataille à venir.
Jeudi 1 février, 10h
Tout s’éclaircit quand Caroline aperçoit « Ocean’s Eleven », surnom donné au COMEX du cabinet composé des 11 associés qui font la pluie et le beau temps. Elle s’aplatit contre le mur pour les laisser passer. Jean les suit sans se presser. Le cabinet chuchote. C’est la réunion avec un ordre du jour périlleux : le budget ! Et qui dit budget, dit discussion des bonus…
Elle se glisse jusqu’à la bibliothèque où Paul, à sa grande surprise, est en train de siroter son dixième expresso de la matinée.
Tu te caches Paul ? Je viens de voir passer Christiane avec son foulard Napoléon suivie par « Ocean’s Eleven ». Tu n’es pas attendu ?
− Je ne suis pas pressé d’y aller mais tu as raison il faut que je file. Mais juste avant, c’est quoi ta devise du jour ?
− Jean citerait Napoléon. C’est son idole ! « Je sais, quand il le faut, quitter la peau du lion pour prendre celle du renard ».
− Je note mais ça risque d’être compliqué. Je ne suis pas en mode carnassier aujourd’hui, lui sourit-il.
Jeudi 1 février, 10h10
Paul arrive dans la salle de réunion. Il est le dernier. Jean préside comme d’habitude. Regard courroucé du patriarche suivi immédiatement d’un geste de Matthieu qui lui indique le siège à sa gauche.
− Ta chemise sort de ton pantalon, souffle Matthieu à l’oreille de Paul.
Tu as raison, ce n’est pas symétrique, répond-t-il en sortant l’autre pan de sa chemise.
Jean annonce l’ordre du jour. Le budget passé et à venir. Ils ont tous une liasse de documents devant eux préparée avec soin par Christiane. Le résultat net est en baisse. Les coûts fixes ont augmenté, il ne reste plus que 36 % du CA à se partager.
− Puisque Paul a daigné nous rejoindre, nous pouvons commencer. J’ai une mauvaise nouvelle et une mauvaise nouvelle. On commence par laquelle ? amorce Jean, clairement exaspéré.
Silence assourdissant, neuf têtes sur onze se concentrent sur les documents. Paul commence à faire des origamis avec le bilan financier. Jean, quant à lui, regarde ses associés les uns après les autres.
− Bon silence vaut mieux que mauvaise dispute, c’est un proverbe russe, sourit Paul.
− Merci Paul pour cet intermède philosophique de haute volée. Nous n’avons pas augmenté notre chiffre d’affaires, il est même en légère baisse. Nos dépenses ont explosé : 192M€ contre 180 l’année dernière ! Je vous préviens tout de suite il va falloir faire baisser les coûts. Je n’ai pas passé toutes ces années à construire ce cabinet pour être obligé de fusionner avec un anglais ou, pire, un américain parce que vous êtes incapables d’assurer la relève. Il ne nous reste plus que 108M€ à répartir entre 200 associés. On va reprendre les postes les uns après les autres. Faites-moi confiance, personne ne sortira de cette salle avant que nous ayons trouvé 12M€ d’économie.
− Une paille ! chuchote Paul en finissant son troisième origami. Matthieu lui colle des coups de pied sous la table.
− Tu as quelque chose de plus constructif à ajouter Paul ? interroge Jean.
− Non, je me disais juste que 108M€ à se partager en 200 ne vont pas nous faire passer en dessous du seuil de pauvreté.
− Tu cites des proverbes russes, tu as des raisonnements communistes et tu as voté Macron. Tu files vraiment un mauvais coton mon garçon. Matthieu, peux-tu nous faire un résumé des plus gros postes de dépenses ?
Matthieu prend son air des grands jours, sa posture de managing partner et se penche sur les tableaux. Il énumère. Le million d’euros de la convention annuelle des associés à Ramatuelle. Les 8 millions de bonus distribués aux avocats en plus de leurs rétrocessions d’honoraires. Le demi-million de welcome bonus versé à un associé star débauché dans un cabinet concurrent.
Au bout de deux heures de palabres à n’en plus finir, Paul fait une proposition inédite.
− Et si on faisait un petit jeu ? Chacun écrit sur un petit papier son idée pour réduire les coûts.
− On part sur la base de l’anonymat ? demande en tremblant Julien, un des plus jeunes associés.
− Attention, Julien, la couleur de ton stylo est reconnaissable entre mille ! s’amuse Paul. Il repense au conseil de Caroline. Il vient peut-être de se glisser dans la peau du renard finalement.
Julien se rapproche discrètement du pot à crayons marqués au logo du cabinet. Tous l’imitent. Au bout d’un bon quart d’heure, Jean a les dix papiers devant lui. Tous rédigés en lettres majuscules et au crayon à papier.
Il les ouvre religieusement et commence à lire à haute voix les 3 premiers.
« Suppression du bonus de Christiane, licenciement d’Angèle la « seconde secrétaire de Jean »
« Licenciement du chauffeur de Jean »
« Suppression de l’abonnement à l’Automobile Club »
Je vois que cela commence fort ! Vous croyez vraiment que ces « mesurettes » vont nous faire économiser 12M€ ? s’étrangle Jean en dévisageant ses 10 associés pour essayer d’en deviner les auteurs.
− Les petits ruisseaux font les grandes rivières, chuchote Paul.
− Encore un proverbe russe ou chinois, Paul ? s’énerve Jean
− Non, non, pas cette fois. C’est d’Antoine Furetière, un confrère bien français.
− Je ne le connais pas !
− Tu as une excuse. Il est mort. Mais avant, il avait prêté serment au barreau de Paris en 1645.
− Tu as fini, Paul ? On peut continuer ?
Jean reprend la lecture.
« Séminaire des associés à Palavas-les-Flots au lieu de Ramatuelle »
« Partage des bureaux pour louer un étage / Télétravail une semaine sur deux. Rentrée d’argent de la location 1000m2 = 800000€ / an »
« Déménagement dans le 9e arrondissement »
« Déménagement à La Défense. »
− De mieux en mieux, votre créativité me laisse pantois. Sortir du Triangle d’or ? Nous installer à La Défense et voir sur ma carte de visite « Avocat au Barreau des Hauts de Seine » ? JAMAIS de mon vivant ! Qui plus est, dois-je vous rappeler que l’immeuble nous appartient ?
− NOUS ? Ça, c’est la bonne nouvelle pour les autres ! glousse Paul à l’oreille de Matthieu. Je croyais que la famille détenait 100% de la SCI la plus verrouillée de la Terre ?
Jean vire au rouge, tremble et transpire de façon inquiétante. Devant lui, les trois derniers petits papiers volcaniques.
« Pas de bonus aux collaborateurs cette année. On leur explique que le cabinet passe une periode difficile. »
« Recrutement d’une « vraie » star M&A avec un gros CA portable et verifié. Pour l’attirer plus facilement, on lui propose la direction du cabinet : le poste de senior ou managing partner ? »
« Et si on facturait plus, plutôt que de dépenser moins ? avec une Rémunération des associés sur une base plus transparente.»
Ce dernier papier achève Jean. Rageur, il les jette tous en l’air.
Jeudi 1 février, 12h45
L’anonymat a des vertus inespérées. Toutes les discussions secrètes du cabinet depuis des mois, pour ne pas dire des années, se retrouvent étalées au grand jour. Ces petits papiers sont tous porteurs de rancœurs et de non-dits. Jean décide chaque année qui gagne quoi sur une base très opaque à laquelle personne ne comprend rien. Cela en énerve plus d’un. La décision de débloquer un demi-million de welcome bonus pour le recrutement de la « star » a fait grincer des dents. D’autant plus que les 3M€ de CA portable promis sur son business plan ont fondu comme neige au soleil. Il a facturé à peine 300K€ l’année dernière. Ses grands clients ne l’ont pas suivi. Ils ont préféré rester dans son ancien cabinet qui était présent aux USA. Cela ne l’a pas empêché de faire un scandale à la réunion des associés à Ramatuelle parce que sa chambre était la seule à ne pas disposer d’une machine à café Nespresso.
Tous se regardent avec un air hébété, surpris eux-mêmes de ce mini coup d’état non prémédité. Jean essaye de se lever mais retombe sur son fauteuil. Il se tient la poitrine. Paul se précipite sur lui. Matthieu sort dans le couloir en criant « Jean se sent mal, il a une crise cardiaque, vite, vite, appelez un médecin ! ». En entendant les hurlements, Caroline se précipite. Elle est une des seules à savoir précisément où se trouve le défibrillateur et à avoir suivi la formation.
Elle se rue dans la salle de réunion avec l’engin. Demande avec autorité à ce qu’on allonge Jean sur le sol, se met aux manettes et déchire sa chemise. « A mon tour d’avoir mes mains sur tes seins » pense-t-elle avec ironie en se concentrant sur la machine.
Jeudi 1 février, 13h
L’ambulance du SAMU arrive en trombe au pied de l’hôtel particulier. Les médecins urgentistes, accueillis par Matthieu, se dirigent en courant dans la salle de réunion et prennent le relais de Caroline.