Devoir de vigilance, un contentieux plus qu’émergent ?
« Contentieux émergents – devoir de vigilance et responsabilité écologique », c’est l’appellation de la nouvelle chambre de la cour d’appel de Paris, la 5.12. Créée en janvier 2024 et située dans le pôle économique, elle a donc à connaître de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Or à peine installée, elle est déjà très active et elle vient de rendre, le 18 juin dernier, trois décisions clés pour la fixation de conditions de recevabilité d’action concernant le devoir de vigilance. Décryptage.
Trois situations : EDF sur l’installation de parcs éoliens au Mexique, avec suspicion de violation des droits humains et de l’environnement ; Suez sur une pollution du réseau d’eau potable par une exploitation pétrolière au Chili ; TotalEnergies sur le changement climatique, avec une obligation en matière d’émission de gaz à effet de serre. Saisie en appel de décisions du juge de la mise en état, la cour précise, à partir d’une analyse profonde, argumentée et structurée de ces dossiers, des points de procédure et de recevabilité fondamentaux concernant la mise en demeure et l’identité des demandes, l’intérêt à agir et l’entité concernée.
« Des décisions qui permettent de ne pas restreindre la mise en oeuvre pratique de la loi, en posant des interprétations moins strictes que celles demandées par les entreprises notamment sur la question de l’identité des plans de vigilance, et l’identité des demandes sur l’assignation et la mise en demeure » note Charlotte Michon, avocate qui se consacre à la conformité environnementale, au devoir de vigilance, à la RSE et aux droits humains.
Validité de l’assignation, même si
elle est différente de la mise en demeure
La cour a bien retenu que la mise en demeure exigée par la loi constituait un « préalable prescrit à peine d’irrecevabilité de l’action ». Mais « la mise en demeure – et son délai de trois mois pour se mettre en conformité – n’est pas une période de dialogue » souligne Charlotte Michon « elle est faite pour laisser le temps à l’entreprise d’analyser ce qu’on lui reproche et le temps de se conformer si elle l’estime nécessaire ». Ainsi, la mise en demeure doit « comporter une interpellation suffisante afin que chaque société puisse le cas échéant se mettre en conformité dans le délai de trois mois, ce qui a été le cas en l’espèce », explique le communiqué de presse de la cour d’appel.
Ensuite, la mise en demeure « doit identifier de façon claire les manquements reprochés aux sociétés », mais « si les assignations en justice devaient concerner en substance les mêmes obligations que celles ayant fait l’objet de la mise en demeure, il n’était en revanche pas exigé que l’assignation en justice et la mise en demeure visent le même plan de vigilance en termes de dates. » Les entreprises prétendaient que la mise en demeure et l’assignation devaient viser le même plan de vigilance, et stricto sensu les mêmes éléments. La cour ne fige pas les choses, elle s’intéresse au fond, à leur cohérence et à la substance, de la « procédure éclairée » pourrait-on dire. Ce sont les mêmes obligations, les mêmes domaines de risques et le même type de demandes qui sont en cause, l’obligation est continue et s’il y a des améliorations, ce sera au juge du fond d’en juger. La cour n’a pas une interprétation restrictive de la loi, bien consciente de l’objectif poursuivi par le législateur de faciliter l’accès à la justice pour les victimes de violations de droits humains et d’atteintes à l’environnement. Peu importe que les associations aient visé un plan de vigilance de 2018 ou de 2022, pourvu qu’elles aient évoqué dans leur mise en demeure et leur assignation les mêmes obligations qui pèsent sur TotalEnergies et EDF conformément à la loi sur le devoir de vigilance.
Autre point important d’après Charlotte Michon, sur lequel d’ailleurs la nouvelle chambre s’oppose au juge de la mise en état, c’est le fondement de l’action. Pour la chambre 5.12, l’action peut se fonder à la fois sur le devoir de vigilance et sur la responsabilité en réparation du préjudice écologique, basée sur l’article 1252 du code civil. Ce n’est pas un problème d’avoir des actions différentes et complémentaires, non parfaitement identiques.
Un périmètre pour l’intérêt à agir qui s’affine
Ce qui frappe dans ces décisions, à côté des ONG pour lesquelles le débat de l’intérêt à agir est récurrent, c’est que ce sont surtout les collectivités territoriales qui sont visées en ce qu’elles sont écartées. La cour d’appel rappelle que leur compétence est circonscrite aux territoires qu’elles administrent, elle a jugé que seule la démonstration d’un intérêt public local et non d’un intérêt public global leur conférerait le droit d’agir. Les collectivités locales doivent prouver « une atteinte spécifique ou un retentissement particulier du risque sur leur territoire » selon la cour. Il faut caractériser cette atteinte ou ce retentissement sur son territoire. Paris y réussit, pas New York, Poitiers, la région Centre Val de Loire, l’Etablissement territorial Est Ensemble Grand Paris, Bègles, Bayonne, Grenoble ou Nanterre…
Autre détail qui a son importance, la signature de l’assignation est ouverte à toute personne démontrant son intérêt à agir, pas uniquement celles qui ont signé la mise en demeure.
Qui viser ?
L’affaire chilienne de Vigie Groupe, anciennement Suez et désormais chez Veolia, répond à la question : la personne morale à qui adresser l’assignation pour ne pas risquer l’irrecevabilité est la société qui établit et met en œuvre le plan de vigilance. C’est elle qui endosse la responsabilité des obligations de la loi sur le devoir de vigilance, non sa filiale. « Le juge argumente beaucoup pour suivre l’intention du législateur sur ce point », souligne Charlotte Michon, « c’est aussi repris dans la partie sur la mesure conservatoire dans la décision EDF en disant que la société mère et donneuse d’ordre a bien qualité à défendre parce que c’est elle qui est précisément visée par le devoir de vigilance ». Cela ne préjuge pas de ce qui relèvera de la responsabilité de la filiale quant à ses actes, mais le devoir de vigilance incombe d’abord et avant tout à la société mère.
Il y aura bien procès. La menace de ces contentieux prend forme pour les entreprises. La vigilance, ce sera bien l’appel de ce 18 juin…
Réf. : CA Paris, 18 juin 2024, chambre 5-12, RG 23/14348, 21/22319 et 23/10583