Données non personnelles : l’autre grand défi des entreprises
Jusqu’à présent, les entreprises et les pouvoirs publics se sont polarisés sur les données personnelles, leur statut et leur protection. Or, aussi importantes que soient ces dernières, l’avenir de l’économie se jouera tout autant sur l’exploitation d’autres données. Issues de capteurs, de senseurs, d’objets désormais connectés (de l’imprimante à l’ascenseur, de l’aile d’avion à l’usine, du tracteur à la palette) et de systèmes d’information non-propriétaires, elles renseignent sur le fonctionnement et la maintenance des machines, sur l’utilisation des locaux et des services, sur l’environnement climatique… À la clef, de nouveaux business, l’évolution des anciens et de la création de valeur. Mais une question pourtant majeure n’a pas encore trouvé de réponse : à qui appartiennent ces données ?
Le grand projet du moment.
Qu’ont en commun une trayeuse électrique dans une ferme, une aile d’Airbus A380 et une machine-robot dans une usine de production ? Tous sont désormais la source d’innombrables données pouvant servir de base à de la création de valeur. De l’analyse en temps réel de la qualité du lait impactant le cours d’achat, à la maintenance prédictive en passant par le développement de nouveaux services de pilotage de la suply-chain. Or, si vous questionnez un président d’un grand groupe côté, un DSI, un responsable marketing ou un directeur juridique sur les priorités actuelles de son entreprise en matière de données, tous citent d’abord le fameux RGPD (Règlement européen sur la protection des données personnelles). LE grand projet du moment.
Mais qu’en est-il des données non personnelles ? De la création en cours de nouveaux business ? Du développement de partenariats inédits ? Ils en parlent aussi, mais après et de manière moins prolixe et moins précise. Quant aux juristes, soit ils ne souhaitent pas répondre en laissant penser qu’ils ne sont pas source de valeur ajoutée sur le sujet (Marc Jany de Dassault Systèmes : « Je ne suis pas sûr de pouvoir vous renseigner utilement. ») ; soit ils ne souhaitent pas répondre car le sujet est clairement stratégique pour eux (Eric-Antoine Fredette de Valéo : « Je ne souhaite pas me prononcer sur le sujet. ») ; soit ils ne répondent pas du tout ; soit enfin ils restent focalisés sur une approche avant tout compliance. « Le RGPD prend beaucoup de place, reconnaît Stéphane Leriche, avocat, associé du cabinet Bird & Bird. Sur les questions de statut et de patrimonialisation des données non personnelles, la réflexion s’initie chez les juristes, mais doucement. Pourtant, les entreprises produisent et reçoivent une quantité croissante d’autres données que les données personnelles dont l’exploitation va profondément influencer l’avenir et appelle un cadre juridique approprié ».
De la donnée client aux données sur la chaine de valeur toute entière
« Jusqu’à présent, et c’est légitime, l’entreprise s’est avant tout concentrée sur la relation client et donc sur les données clients, dont certaines sont personnelles » explique Tahar Melliti, directeur général de l’Alliance Industrie du Futur, association œuvrant pour la modernisation des outils et la transformation des modèles économiques par les technologies nouvelles. Il ajoute : « L’enjeu consiste désormais à remonter toute la chaîne de valeur et à exploiter toutes les autres informations disponibles. Deux sources : d’une part, toutes les données liées aux flux physiques (production et distribution par exemple) que l’on connaît déjà mais qui sont désormais disponibles numériquement ; d’autre part, toutes les nouvelles données, générées par des capteurs et des senseurs inédits et par des objets désormais connectés. ». Et qu’en faire ? « Créer de nouveaux business et en faire évoluer d’autres » répond Vincent Charlet, délégué général de la Fabrique de l’industrie, laboratoire d’idées présidé par Louis Gallois et Pierre-André de Chalendar.
Comment ? « Il s’agit par exemple de passer à une économie de la fonctionnalité. Le fabricant de moteurs d’avions va vendre des heures de vol, tout comme le fabricant de pneus vendra du kilomètre de route parcouru ou le constructeur automobile la capacité à se déplacer. Cela suppose d’offrir un service plus qu’un simple bien (aussi complexe soit-il) par une connaissance très poussée des usages et une adaptation rapide des biens et services et une gestion optimale de leurs interactions avec leur environnement. Dans certains cas, mais dans certains cas seulement, cela reposera sur l’analyse de données personnelles ».
Identifier des données toujours plus nombreuses, « non-structurées » et plus fluides
Deux défis sont à relever en priorité par les entreprises. Le premier est celui de l’organisation et du management des données. Il s’agit de connaître les données en question, leurs sources et de bien pouvoir les gérer. Et la marge de progrès en la matière semble encore importante, y compris au sein de très grands groupes. Pour Régis Delayat, directeur des systèmes d’information du groupe SCOR : « une fois identifiées, il s’agit de faire le meilleur usage de ces données dans les échanges au sein de l’entreprise ou en dehors. L’entreprise doit définir le rôle des différents acteurs de l’entreprise dans la durée ». Or les données sont de plus en plus massives et granulaires, précise-t-il, de moins en moins structurées, mais toujours plus fluides et générées en temps réel.
Le second défi est celui de la valorisation : savoir que faire des données, avec qui, pour quelle valeur créée. Ce qui compte donc, c’est de déterminer qui est en mesure de concéder des droits sur ces dernières, et donc d’organiser un écosystème sûr dans la durée. Pour Alain Bensoussan, avocat, c’est la question clef à laquelle il s’empresse d’ailleurs de ne pas répondre tant il est sûr que ceux capables d’apporter des pistes auront un avantage majeur sur la concurrence, et lui le premier. En insistant vraiment, tout juste accepte-il de reconnaître qu’il faut dépasser la simple question de la propriété pour s’intéresser aux usages (accéder, utiliser, notifier, interconnecter, enregistrer…) et aux régulations qu’ils induisent.
Tahar Melliti synthétise la problématique ainsi : « En fait, il y a trois enjeux autour de ces données non personnelles : ne pas s’en faire déposséder ; préserver des relations équilibrées entre les acteurs concernés et favoriser le croisement des données, facteur capital pour le développement de leur valeur ».
Le secteur de l’agriculture : la gestion des données, un enjeu stratégique
Parmi les secteurs illustrant bien ces enjeux figure celui de l’agriculture. Il y existe en effet une très grande asymétrie entre les acteurs en présence. L’activité économique repose sur des cycles et des réseaux, et la technologie s’y développe de manière croissante. Enfin, les données y constituent un atout précieux, non seulement pour la maîtrise des activités anciennes comme pour l’éclosion de nouvelles venant s’y greffer.
À titre d’exemple, le marché de services issus du Big Data agricole visé par Monsanto sur une base de 400 millions d’hectares suivis est évalué entre 20 et 25 milliards de dollars. François Houllier, ancien président directeur général de l’Institut national de recherche agronomique (INRA) et actuel président de l’université Sorbonne Paris Cité complète : « Deux facteurs sont venu précipiter le mouvement en se combinant. Le développement des capteurs et des senseurs, sur les bâtiments et les équipements fixes ou mobiles. Et la grande transition qui s’engage et qui vise à réduire le recours aux antibiotiques et aux pesticides. Les capteurs et senseurs génèrent des masses de données qui concernent les agriculteurs, les éleveurs, leurs exploitations, leurs cultures, leurs terres et leurs bêtes ; ces données peuvent être captées par les fabricants d’équipements, elles intéressent aussi d’autres acteurs qui souhaitent proposer de nouveaux services. Parallèlement, la transition agricole réclame de faire évoluer les pratiques individuelles en suivant de manière très précise leurs performances économiques, sociales et environnementales. Savoir qui est propriétaire de quelle donnée est ainsi devenu capital et conduit à revisiter le cycle complet de la donnée et chacun à s’y repositionner. ».
Mais quel est le risque si chacun peut accéder aux données ? « Ces données sont à la base de nouveaux services. L’agriculteur qui achète un capteur peut se voir réclamer le paiement d’un prix supplémentaire pour accéder aux services dérivés de données qu’il a lui-même produites. Maîtriser la valorisation des données est un enjeu collectif : ce qui est en jeu, ce sont les relations entre les acteurs au sein des filières et au sein des territoires : les choix faits en matière de données seront-ils un facteur de cohésion ou renforceront-ils l’asymétrie entre acteurs ? ».
Une création de valeur par les usages, balisée par le droit
Tout cela est transposable dans de nombreux autres secteurs. Dans celui de l’énergie, par exemple, certains pensent ainsi que la donnée va être plus créatrice de valeur que l’électricité, comme le rappelait en juin dernier André Joffre, président du pôle de compétitivité Derbi, œuvrant au développement des énergies renouvelables appliquées au bâtiment et à l’industrie et cité par nos confrères de l’Usine Digitale. Dans tous les cas, l’ingéniosité découlera d’une bonne combinaison de nouveaux usages et d’un environnement juridique stabilisé. « Les juristes, dont les avocats, peuvent dès à présent contribuer à la création de valeur en participant, avec les opérationnels, à rendre visible la matrice des usages possibles et la manière dont le contrat peut contribuer à organiser les équilibres entre une entreprise et ses partenaires dans l’exploitation des données » explique Florence Chafiol, avocate, associée du cabinet August Debouzy, avant d’ajouter : « Et cela est d’autant plus important que les clients restent persuadés qu’ils sont propriétaires des données alors que ce n’est pas toujours le cas ».
Même constat dans un rapport sur la valorisation des données de l’entreprise fin 2016 par le Cigref, au sujet cette fois de la maintenance prédictive sur l’Airbus A380 opéré par Air France KLM : « Il y a un réel enjeu stratégique autour de la propriété des données ».
Dernière illustration enfin avec l’apparition de la notion de données d’intérêt public dans la loi pour une République numérique, pour le moment liées aux délégations de services publics mais sans doute promises à un usage plus large dans les prochaines années.
Une approche prospective du droit pour une création de valeur par le droit
Sans doute que le droit en lui-même peut également être une source de création de valeur en ce qui concerne ces données. Il réclame de la part des juristes et des ingénieurs un travail commun de prospective et de recherche, appliqué aux développements possibles de nouveaux produits et services. Par exemple avec les évolutions futures de cette notion de données d’intérêt public. Mais ce sera vraisemblablement le cas aussi, en droit de la concurrence, en sondant la comparaison entre la notion d’infrastructures essentielles avec celle, naissante, de données essentielles. Ou encore, dans le domaine de l’assurance, pour faire cadrer les principes de responsabilité aux usages de données partagées entre plusieurs acteurs ou aux activités d’appareils autonomes tirant parti des données via une intelligence artificielle. Sans oublier jamais la dimension risque, afin cette fois d’éviter les destructions de valeur via les mises en conformités qui ne manqueront pas. On peut d’ailleurs citer la transposition d’ici mai prochain de la directive relative à la protection des réseaux et le projet de règlement sur la circulation des données non personnelles datant de septembre dernier.
Selon une étude réalisée par L’Usine digitale et Pure Storage en 2016, seules 10 % à 30 % des données stockées par les entreprises sont exploitées. La marge de progrès est importante. Ne doutons pas d’une chose cependant : la rapidité avec laquelle ils seront accomplis.