Pierre Charreton, grimpeur infatigable
Parti de rien, Pierre Charreton compte aujourd’hui parmi ces directeurs juridiques qui ont contribué à hisser la fonction vers les sommets. À 67 ans, il vient de quitter Areva et a fondé sa société de conseil. Portrait.
Pierre Charreton a officiellement quitté son poste de secrétaire général d’Areva le 31 décembre dernier. Il n’a plus de bureau, alors rendez-vous est pris au Royal Monceau, à Paris. Il se lance à peine, mais il n’est pas inquiet. « J’ai passé quarante ans à me bâtir une expérience dans le monde de l’entreprise, j’ai envie de continuer à mettre tout ça à profit, dit-il. Je mets à disposition mon expérience, si on me sollicite, je serai heureux, mais je suis décontracté, je n’ai plus rien à prouver. » Cette société qu’il vient de créer, Pierre Charreton Conseil, pour continuer à épauler les entreprises dans leur management de la fonction juridique, à un âge où beaucoup choisissent la retraite, c’est « vraiment la cerise sur le gâteau », histoire de continuer à faire ce qu’il aime. Un métier qui, dit-il, « l’a pris aux tripes » il y a longtemps. « J’ai 67 ans, je ne cache pas mon âge mais en fait, je n’y crois pas. » Il sourit. « Je vis comme un homme de 40 ans, j’essaie toujours de m’améliorer. Il faut vivre tant qu’on a la chance d’être en bonne santé. »
Je vis comme un homme de 40 ans, j’essaie toujours de m’améliorer. Il faut vivre tant qu’on a la chance d’être en bonne santé
Et la vie, Pierre Charreton, passionné de vélo, l’a affrontée depuis l’adolescence comme un grimpeur du Tour affronte les cols. Avec ténacité et en sachant « pousser la pédale au bon moment », pour reprendre l’expression de Jean Reinhart. « Il a la persévérance chevillée au corps et la perception de l’effort à fournir ; quand il affronte une montée, il l’affronte avec méthode », assure l’avocat, conseil d’Areva, devenu son ami. Depuis la fin des années 1960, où il avait abandonné le lycée en classe de seconde, Pierre Charreton en a parcouru du chemin. « J’ai sauté sur les occasions lorsqu’elles se présentaient, dit-il. Et j’en ai été récompensé mille fois. C’est ce que je dis aux jeunes : si on attend d’être certain de tout pour oser, rien n’arrive jamais. »
Volonté et persévérance
Dans ma famille, vous savez, personne jusqu’à moi n’avait eu le bac, ceux qui faisaient des études étaient des branleurs
Et oser, c’est ce qu’il a fait. À la fin des années 1960, Pierre Charreton qui n’a « plus eu de famille à 15 ans et demi » quitte l’école sans aucun diplôme pour enchaîner les petits boulots à Orléans. Il se présente finalement au bac en candidat libre, puis s’inscrit en fac de droit dans la foulée, « sans trop savoir où je mettais les pieds, raconte-t-il. Dans ma famille, vous savez, personne jusqu’à moi n’avait eu le bac, ceux qui faisaient des études étaient des branleurs. » Dans les amphis, il ne s’intègre guère, tout ça n’est pas encore son monde. Et puis pas le temps de s’amuser, il faut travailler. Une vie qu’il mènera quatre ans, le temps de terminer les études. Après quoi le voilà, comme il dit, « rattrapé par le service militaire ». Sergent affecté au bureau de l’officier conseil, il a entre autres pour mission d’identifier à leur arrivée les éléments méritants à qui proposer une formation en CAP, donne des cours de préparation au certificat d’études et des cours de littérature à des sous-officiers. « Ça me plaisait beaucoup, dit-il. Mais il me fallait entrer dans la vie active absolument, le plus vite possible. Trouver un boulot, n’importe lequel. » De préférence dans le droit, bien sûr, mais dans un pays où les portes dorées de l’ascenseur social restent souvent grippées, quand on n’a pas de relations, la voie de garage n’est pas loin. Pierre Charreton interroge autour de lui, « sans hésitation ni discrimination ». Jusqu’au jour où une vague connaissance lui glisse un « je connais un avocat à Paris ». Il saute sur l’occasion, va le rencontrer. « Maître Untel », l’appelle-t-il – on ne saura pas son nom –, est spécialisé en contentieux d’affaires. « Heureusement, murmure Pierre Charreton comme pour lui-même. Ça m’a sauvé la vie. »
Jusqu’à l’automne 1974, le jeune homme fera quotidiennement le trajet Paris-Orléans. Il rédige les conclusions de l’avocat. « Le soir, je sortais de mon cagibi et je lui apportais mon boulot de la journée », se souvient-il, l’œil pétillant. Il attrape le numéro du quotidien Les Échos posé sur la table et mime la scène : « Il parcourait les feuilles et me les rendait en me disant toujours la même chose : “ça ne va pas du tout”. » Petite pause, le temps de reposer le journal à côté de son café. « C’était dur, mais ça m’a obligé à écrire et à réécrire, à chercher ce qui n’allait pas : un très bon exercice. » Peut-être tient-il de cette époque cette qualité que lui attribue Jean Reinhart aujourd’hui, son « radar unique pour détecter dans un dossier toutes les maladresses, toutes les fautes, une errance dans un raisonnement ».
Saisir sa chance
Je suis allé trouver le secrétaire général et je lui ai dit : “il n’y a plus de chef, je veux bien être le chef”. Il m’a dit d’accord.
Puis un jour, il a vent qu’un client de l’avocat cherche un juriste interne. « J’ai eu du culot, se souvient-il. Je suis allé les trouver : “vous ne me connaissez pas mais moi, je vous connais”. » La société, c’est Prétabail, un établissement financier de crédit-bail. Il y restera trois ans, au cours desquels, toujours armé du même culot, il parviendra à devenir responsable du service juridique de cinq personnes, lorsque son chef est nommé directeur du patrimoine. « Je suis allé trouver le secrétaire général et je lui ai dit : “il n’y a plus de chef, je veux bien être le chef”. Il m’a dit d’accord. » Une pause, un sourire fier, celui du jeune homme de l’époque pour qui les portes commençaient à s’ouvrir.
En 1978, il rejoint Fidal. Et, quatre ans plus tard, lors d’un cocktail chez maître Untel, il rencontre –« parce qu’il faut bien discuter avec quelqu’un dans ce genre de pince-fesses » – le directeur juridique de Framatome. « Après coup, j’ai eu l’impression qu’il me tendait une perche, dit-il. Alors j’ai appelé pour vérifier. » Et c’était bien le cas. On est en 1982 et Pierre Charreton intègre Framatome, société qui deviendra plus tard Areva NP. Il est sur les bons rails, définitivement. Juriste, il est détaché un an et demi à Washington chez Fried, Frank, Harris, Shriver & Jacobson entre 1984 et 1985. Une expérience « formidable », « un booster fantastique ». Quelques années plus tard, Framatome, qui a décidé de se diversifier, investit dans plusieurs entreprises de connectique regroupées dans une société holding, Framatome Connectors International, dont il devient secrétaire général. Puis, en 1992, Jean-Claude Leny, alors PDG, l’appelle : « Vous voulez bien prendre la direction juridique du groupe ? ». Il y restera jusqu’en 1998, avant de rejoindre Thomson-CSF, qui deviendra Thales en 2000.
Des défis à relever, des chantiers à construire
« Une chose sur laquelle vous devez absolument me croire, dit-il, quand j’ai quitté Framatome, il a fallu que le chasseur de têtes me convainque qu’il y avait un chantier. À chaque fois, on est venu me chercher, je n’ai jamais cherché à partir. J’étais malheureux de partir, mais c’étaient des chantiers que je ne pouvais pas refuser. » Chez Thales, Denis Ranque vient d’être nommé président directeur général. Au niveau de la direction juridique, tout est encore à construire. « En 1999, j’ai cinquante ans et mon parcours commence. » En 2002 ou 2003, il ne sait plus trop, grande victoire pour la direction juridique : Pierre Charreton entre au Comex. « Les juristes de Thales ne s’y sont pas trompés, ils l’ont pris comme une reconnaissance de leur travail collectif, ils étaient très fiers. »
Mais en 2005, pourtant, il s’en va. Chez France Télécom. « Breton me recrute. Je me souviens de ce qu’il m’a dit : “je me suis renseigné, c’est vous que je veux”. » Partir est douloureux, de nouveau, mais le défi à relever a raison de ses hésitations. Pierre Charreton prend un poste resté vacant un an. L’entreprise est en pleine tempête. La direction juridique doit être réorganisée de fond en comble. Pierre Charreton s’y attelle, il lui faudra cinq ans. « J’ai envisagé ensuite d’être avocat, glisse-t-il. Pour connaître autre chose. » Mais alors qu’il est sur le point de rejoindre un cabinet dont il taira le nom, nouveau coup de fil d’un chasseur de têtes. Qui lui propose « la seule direction juridique qui pouvait faire un peu sens pour moi ». À savoir : Areva. « Ça a été difficile mais c’était passionnant. » Puis en 2011, Luc Oursel le nomme secrétaire général. Et jusqu’en 2014, il conservera les deux casquettes.
Mesurer la performance, reconnaître le mérite
Aujourd’hui, même s’il en est parti, il n’a pas rompu tous les ponts. « Je vais continuer d’aider Areva pendant un petit temps », dit-il. Depuis 2015, il est aussi médiateur CMAP. « Pour une raison très simple : je connais les conflits en entreprise et je sais à quel point c’est destructeur de valeur. » Et pour ce qui est de son activité de conseil en organisation des fonctions juridiques, « il y a un énorme travail à faire, il faut encore faire émerger le marché, on en parle depuis longtemps mais les progrès sont d’une grande lenteur ».
Parmi ses chevaux de bataille : les coûts. Il se penche vers sa sacoche, en sort un article de presse. Chausse ses lunettes rectangulaires à monture noire, qui accentuent son petit côté rockeur des sixties – la musique américaine est son autre dada dans le privé, avec le vélo. « J’ai écrit un article dans Les Échos où j’explique… enfin, j’explique… c’est un peu prétentieux… où j’essaie d’expliquer comment le coût peut participer à l’amélioration qualitative des ressources internes. » Il insiste : « Si vous ne connaissez pas vos coûts, vous ne pouvez pas piloter la fonction. Toutes les entreprises, quelle que soit leur taille, doivent disposer d'une organisation juridique optimisée composée de ressources internes ou externes, auxquelles répond un process budgétaire rigoureux. » Et en la matière, apparemment, beaucoup reste à faire. Son conseil : « allez dans les comptabilités des sociétés, faites de la plongée ». « Un travail de titan », il le reconnaît. Mais indispensable.
Et « quand les opérationnels ne veulent plus aller en négo sans un juriste de la maison, c’est là que vous mesurez véritablement la performance du service ». Éric Thomas, aujourd’hui directeur juridique de Lagardère, lui a succédé chez Thales après le court passage d’Andrew Hibbert. « Tout au long de sa carrière, Pierre a valorisé l’activité opérationnelle de ses équipes et la compétence de la fonction juridique pour la porter au niveau d’une fonction de direction générale, dit-il. Un engagement qui en fait, selon moi, un directeur juridique de référence. »
Un beau parcours, comme une succession de cols de montagne gravis sans poser le pied à terre.
Bref. Un beau parcours, comme une succession de cols de montagne gravis sans poser le pied à terre. Et, précise-t-il, car il y tient, « sans arrivisme, avec la seule volonté de convaincre, de justifier la confiance. » Pierre Charreton en est fier, comme il l’est d’avoir gravi – entre autres – le mont Ventoux. Et « quand Luc Oursel m’a remis l’insigne de chevalier de l’Ordre du mérite national ». Il s’interrompt, se reprend. « De l’Ordre national du mérite, pardon. » Il attrape le col de sa veste, dépourvu de toute décoration : « Vous voyez, ce n’est pas mon truc, mais ça avait une résonance toute particulière pour moi. » Il marque une pause. « Les gens ne savent pas d’où je viens. »
[Mini CV]
1949 : naissance à Lyon
1972 : licence en droit à Orléans
1992 : président de l’AFJE
1998 : directeur juridique de Thales
2005 : directeur juridique de France Télécom/Orange
2011 : secrétaire général d’Areva
2016 : création de Pierre Charreton Conseil