Nicolas Guérin, l’homme Orange
Cet article a été publié dans LJA – Le Magazine n° 43, juil. / août 2016
Directeur juridique du groupe Orange depuis 2009, Nicolas Guérin est aussi, depuis avril dernier, président du Cercle Montesquieu. Portrait.
Dans la tour où Orange a installé son siège il y a peu, tous les couloirs se ressemblent. Un immeuble de bureaux parisien comme un autre, en d’autres termes. Mais impossible de manquer la porte du bureau de Nicolas Guérin, au 6e étage. Une plaque d’immatriculation américaine y est collée : "THE BOSS", annonce-t-elle. Un petit cadeau de ses juristes, à leur retour d’un séminaire à San Francisco. Et le boss d’expliquer qu’il n’enlève rien de ce que ses équipes accrochent chez lui. D’où le Dark Vador, sur la porte aussi. Et l’affiche du film Le Président avec Jean Gabin, sur le mur face à son bureau. « Au début, j’ai cru que c’était Staline », glisse-t-il, faussement vexé. Qu’on ait détouré la tête de Bokassa Ier sur la photo officielle du couronnement de l’empereur pour la remplacer par la sienne ne semble pas non plus le froisser.
Quand il est devenu président du Cercle Montesquieu, l’association de directeurs juridiques, en avril dernier, ses équipes s’en sont visiblement donné à cœur joie. La photo revisitée du couronnement de l’empereur figure d’ailleurs dans son bureau en double exemplaire, « juste au cas où », dit-il, amusé. Juste au cas où il oublierait qu’il est le chef, maintenant qu’au siège tous les bureaux sont de la même taille. Un chef jeune de surcroît, 47 ans à peine, membre de cette nouvelle génération de directeurs juridiques qui, formés à bonne école par leurs aînés, comptent bien continuer à promouvoir la fonction au sein de leurs entreprises comme auprès des pouvoirs publics.
Comprendre
Et dire qu’il a failli devenir contrôleur de gestion… Après un bac scientifique et un DEUG A de mathématiques – « que je n’ai pas eu, précise-t-il, trop de physique nucléaire, ça ne me plaisait pas beaucoup, je ne voyais pas du tout où j’allais » –, Nicolas Guérin change radicalement son fusil d’épaule. Comme il aime l’histoire mais ne se voit pas devenir prof, il envisage un temps d’étudier les sciences politiques. Mais opte finalement pour le droit, à Sceaux d’abord, puis à Paris II. Sans regret. Grâce à des professeurs, « sévères mais qui transmettaient un savoir extraordinaire », il se passionne vite pour la matière. Et garde un grand souvenir d’un de ses professeurs en particulier, Didier Martin, « pas l’associé de Bredin Prat, un homonyme, un enseignant en toge, très autoritaire mais excellentissime, qui dès le début apprenait à ses élèves à ne pas prendre la règle pour acquise mais à la challenger, qui nous disait “comprenez” ». Et comprendre, c’est ce qui a motivé Nicolas Guérin tout au long de sa carrière. Pas seulement comprendre la règle de droit, mais aussi – et surtout peut-être – l’industrie à laquelle elle s’applique. Et dans le secteur des télécoms, il y a vingt ans, tout restait encore à faire.
Le goût de l’entreprise
On est en… 1994 ? Il hésite, fouille dans ses notes. « Le temps, je n’y arrive plus du tout », s’excuse-t-il. Oui, c’est bien ça, 1993-1994. Nicolas Guérin a alors 24 ans. Il entre en stage chez SFR. Une petite entreprise à l’époque, fondée quelques années plus tôt par la Compagnie générale des eaux. « Je me suis retrouvé à m’occuper de l’implantation du réseau GSM, des contrats de pylônes », se souvient-il. « SFR avait confié le déploiement de ses réseaux aux gens de la Générale des eaux, il y avait beaucoup de travail de terrain, c’était extraordinaire. Ça m’a définitivement convaincu de devenir juriste d’entreprise. » Le stage se termine et c’est le service militaire – sous-officier dans l’armée de l’air –, puis le premier poste : responsable juridique d’une toute jeune filiale de SFR, Tam Tam TDR. Laquelle vient d’obtenir deux licences, pour la radiomessagerie et pour la transmission de données par paquets, une technique aujourd’hui défunte. « La radiomessagerie, personne n’y croyait. Les gens se disaient : “Qui veut être joignable à tout moment ? C’est tordu, il faut être tordu pour vouloir travailler dans un truc comme ça !” » Il sourit. « J’ai souvent fait des choix un peu bizarres pour l’époque où je les faisais. » Frédéric Forster, alors directeur juridique du groupe SFR et aujourd’hui avocat au sein du cabinet Lexing Alain Bensoussan, se souvient bien de lui. « C’était un bosseur, posé et pragmatique, dit-il. Un technicien du droit déjà très fin et extrêmement affûté. »
Alain Bensoussan, se souvient bien de lui : « C’était un bosseur, posé et pragmatique, dit-il. Un technicien du droit déjà très fin et extrêmement affûté »
Mais quand Jean-Marie Messier prend la tête de la Générale des eaux, Nicolas Guérin perd un peu de son enthousiasme. « Pour être très sincère, même si je l’ai revu depuis – et j’ai beaucoup d’affection pour lui –, à l’époque je n’étais pas fan. » La reprise en main du nouveau patron est trop drastique, le changement de culture trop marqué. « J’étais venu pour travailler dans une petite filiale, dans un environnement particulier, familial, dit-il. Monsieur Dejouany [président de la Générale des eaux de 1976 à 1996, ndlr] était à mon pot de mariage, toujours avec son petit pull rouge. » Bref, le cœur n’y est plus. Alors, Nicolas Guérin décide de partir. Parmi les différentes propositions qui se présentent à lui, il choisit France Télécom. « Et je ne trouve rien de mieux que d’y arriver le premier jour de l’ouverture des marchés à la concurrence, le 5 janvier 1998 », sourit-il.
Le droit, au service de la vraie vie
À l’époque, c’est Emmanuel Guillaume, conseiller d’État, qui pilote le service juridique. L’entreprise a pour habitude d’envoyer les nouveaux venus dans ce qu’elle appelle un “stage découverte”. Nicolas Guérin fait alors connaissance avec les répartiteurs téléphoniques, ces grands hangars pleins de fils de cuivre. « C’est bête à dire, mais ça m’a montré une dimension humaine de l’entreprise : là-bas, vous prenez de face ce qu’est un réseau de télécommunications. » Depuis, il renouvelle régulièrement l’expérience, va facilement au contact des équipements techniques. « Le droit ne se pratique pas en chambre, dit-il. Le droit, c’est se mettre au service de la vraie vie, c’est-à-dire le réseau. »
Entre 1998 et 2002, avec l’ouverture à la concurrence, l’entreprise se cherche. Elle est régulièrement condamnée. « Le droit de la concurrence, qui était un droit américain, était incompréhensible pour les gens de France Télécom à l’époque, se souvient-il. « Orange – il marque une pause, se corrige – France Télécom pardon, c’était un monde d’ingénieurs : pour appliquer une règle, il fallait qu’ils la comprennent. » Nicolas Guérin se prend de passion pour la matière. « C’était un combat de tous les jours, un exercice de vie qui m’a passionné. » En 2002, alors que l’entreprise est presque en défaut de paiement, Thierry Breton est appelé à la rescousse. « Il nous a botté les fesses et, honnêtement, ça nous a fait du bien. » Emmanuel Guillaume choisit alors de claquer la porte et, pendant dix-huit mois, jusqu’à l’arrivée de Pierre Charreton en 2004, il n’est pas remplacé. Le service juridique fonctionne sans pilote, chaque équipe dans son coin.
Convivial et stimulant
En 2003, Nicolas Guérin est nommé directeur juridique concurrence et réglementation. Puis, quand Pierre Charreton quitte l’entreprise, en 2009, c’est lui qui est choisi pour le remplacer.
En 2003, Nicolas Guérin est nommé directeur juridique concurrence et réglementation. Puis, quand Pierre Charreton quitte l’entreprise, en 2009, c’est lui qui est choisi pour le remplacer.
« L’idée était de prendre quelqu’un en interne pour assurer ma suite, raconte Pierre Charreton. Deux profils se dégageaient sans contestation possible, dont le sien. Nicolas Guérin avait joué un rôle important dans le chantier de reconstruction que j’avais entrepris et il a su poursuivre sur les fondations que j’avais bâties. » Pierre Charreton souligne aussi son caractère « convivial » : « il a le sens de la conversation, dit-il. C’est quelqu’un de stimulant. »
D’emblée, le nouveau boss se met en devoir de rencontrer ses équipes. Il organise des entretiens en tête en tête avec deux cents personnes, « pour comprendre un peu les problématiques ». Réinstaure les séminaires, « pour achever de remettre du liant, poursuivre ce que Pierre avait fait, mais en insistant sur la communication ». Il relance aussi les demi-journées de visites sur le terrain, au cours desquelles les juristes se rendent sur un navire câblier, un répartiteur, un centre d’appel… « Orange invite aussi ses cadres à aller vendre en boutiques, précise-t-il. Et la participation des juristes est bonne. » Pour lui, « un bon juriste doit avoir un minimum de vernis technique et un grand vernis opérationnel ».
L’image et la performance des juristes
Deuxième chantier : faire en sorte que la direction juridique se reprenne en main. "Qu’elle soit gérée par et pour les juristes" dit-il.
Deuxième chantier : faire en sorte que la direction juridique se reprenne en main. « Qu’elle soit gérée par et pour les juristes, dit-il. Les juristes représentent 0,5 % de la population interne, on n’est pas la priorité des ressources humaines ni du groupe. On a donc lancé une série d’actions visant, un, à faire comprendre aux juristes l’image qu’ils avaient à l’extérieur, deux, à se prendre en main à la lumière de cette image et, trois, à marketer la fonction. » Un dessinateur de presse, Antoine Chéreau, est appelé à la rescousse. Sa mission : montrer par la dérision l’image véhiculée par les juristes dans les autres services. Lors du premier séminaire, Nicolas Guérin fait aussi venir le secrétaire général d’ERDF, à qui il demande de tenir un discours caricatural, pour secouer les plumes de ses équipes. « On les rassurait ensuite en leur montrant des interviews très positives des membres du Comex. » Et Nicolas Guérin poursuit, avec son débit de parole toujours rapide, sa liste des initiatives du même acabit. « Des idées très collectives », précise-t-il, prises par un comité de direction de vingt-deux personnes : « on crée des groupes de travail, on réfléchit. Les gens ont besoin de changement, d’animation. Il ne faut pas rester dans le confort. »
L’année dernière ont été mis en place des indicateurs de performance. « Grâce à ces outils, je suis capable de démontrer qu’on est un centre de profit et non un centre de coûts, se félicite-t-il. Pour la première fois l’année dernière, je suis passé en business review. Jusque-là, il n’était venu à l’idée de personne qu’on était un centre de revenus. » Il pose les mains sur la table, laissant entrevoir un bracelet en cuir noir sous la chemise stricte. « Je n’ai rien inventé, dit-il. Tout ça existait ailleurs : il faut juste savoir piocher parmi ce qui fonctionne dans les autres métiers et l’appliquer à la direction juridique. Et puis marketer le droit, les avocats le font, pourquoi les juristes ne le feraient pas ? »
Au Cercle Montesquieu, il dit s’être « plutôt placé dans la continuité ». « On va continuer à prendre des positions de place pour améliorer la qualité du droit. » Tout ceci en bonne entente avec l’Association française des juristes d’entreprise. « Nous sommes sur la même longueur d’onde, assure-t-il. Les associations sont de plus en plus proches. »
Dix-huit ans au sein de la même entreprise, ça n’est pas très commun pour quelqu’un de sa génération. Des projets d’aller ailleurs ? Il fait mine de ne pas comprendre.
Et pour l’avenir ? Dix-huit ans au sein de la même entreprise, ça n’est pas très commun pour quelqu’un de sa génération. Des projets d’aller ailleurs ? Il fait mine de ne pas comprendre. « Ailleurs ? À l’étranger vous voulez dire ? » Une pause. « Je vis mon métier passionnément, et l’entreprise Orange m’a, depuis 1998, réservé des surprises en permanence. Pour l’instant je suis là, je savoure chaque moment, et j’apprends tous les jours. »
[Mini-CV]
1968 : naissance à L’Hay-les-Roses (94)
1993 : DESS de droit des affaires et fiscalité, Université Panthéon-Assas
1995 : mariage avec Lara ; de cette union naîtront Éléna (1998), Sacha (2000) et Andréas (2004)
1998 : arrivée chez France Télécom
2009 : nommé directeur juridique groupe
2014 : président de la commission droit public économique Medef
2016 : président du Cercle Montesquieu