Brexit : le sort des avocats en suspens
Cet article a été publié dans LJA Le Mag n°46 janvier/février 2017
Le 23 juin 2016, à la question « Le Royaume-Uni doit-il rester un membre de l’Union européenne ou quitter l’Union européenne ? », les Britanniques ont voté à 51,9 % pour la seconde voie. Un choix dont les conséquences politiques, économiques et juridiques sont susceptibles d’affecter le sort des avocats de part et d’autre de la Manche. L’article 50 du Traité sur l’Union européenne prévoit bien une procédure de retrait d’un État membre. Le Royaume-Uni doit tout d’abord notifier son intention de se retirer au Conseil européen, qui sera alors chargé de négocier un accord fixant les modalités de sortie. Mais le processus n’ayant jamais été actionné, les marges d’interprétation restent importantes, et sa mise en œuvre est en réalité largement ouverte à la négociation politique.
En ligne de mire : les directives avocats
Sur le secteur des services juridiques, l’intérêt de l’Union européenne n’est pas tant de maintenir ou de renforcer sa position dominante que d’encourager le développement de son industrie du droit.
Sur le secteur des services juridiques, l’intérêt de l’Union européenne n’est pas tant de maintenir ou de renforcer sa position dominante que d’encourager le développement de son industrie du droit. Or, pour cela, les institutions représentatives des avocats en Europe ont tout intérêt à ce que… rien ne change. Du Conseil des barreaux européens (CCBE) au barreau de Paris en passant par le Conseil national des barreaux (CNB) et la Law Society of England and Wales, tous ont été décontenancés par le résultat du référendum. Et la mobilisation auprès des pouvoirs publics, à l’échelle nationale ou européenne, est encore faible. La principale crainte des barreaux européens ? Que les avocats anglais deviennent nationalement plus protecteurs et trouvent des relais de croissance à l’extérieur de leur marché. À Londres, une des lignes directrices adoptées par le gouvernement est la remise en cause de la libre circulation des travailleurs. Or, elle entraînerait la reconsidération des “directives avocats” 77/249/CEE tendant à faciliter l’exercice effectif de la libre prestation de services par les avocats et 98/5/CE visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un État membre autre que celui où la qualification a été acquise.
Objectif : maintenir la réciprocité d’exercice
« Le barreau et la Law Society travaillent ensemble afin de préserver les droits de tous les avocats et conserver la réciprocité », explique Béatrice Brugués-Reix, responsable du groupe de travail du barreau de Paris sur le Brexit.
La Law Society a d’ores et déjà commencé à plaider auprès de son gouvernement pour le maintien de la libre circulation des avocats, dans l’intérêt de leurs clients. De leur côté, le CCBE et le barreau français ont décidé de s’exprimer d’une seule et même voix en faveur du maintien de l’applicabilité des directives avocats entre l’Union et le Royaume-Uni, du moins dans un premier temps. Le barreau de Paris, qui compte 10 % d’avocats étrangers, entend être particulièrement proactif sur ce terrain. « Le barreau et la Law Society travaillent ensemble afin de préserver les droits de tous les avocats et conserver la réciprocité », explique Béatrice Brugués-Reix, responsable du groupe de travail du barreau de Paris sur le Brexit. 212 avocats britanniques exercent actuellement sous leur titre d’origine à Paris, et 170 avocats français font de même à Londres. La population concernée n’est donc pas très importante rapportée au nombre total des avocats inscrits au barreau de Paris (29 464 en décembre 2016), mais les enjeux économiques, eux, le sont. L’objectif étant de promouvoir Paris comme place internationale de droit, l’exercice des avocats doit donc être facilité quel que soit leur pays d’origine, et le barreau de Paris entend bien attirer l’attention des pouvoirs publics sur le sujet. Même chose du côté de la City, où le président de la Law Society of England and Wales ne cache pas ses craintes quant à l’impact du Brexit sur l’attractivité de la place londonienne.
Première étape : dresser un état des lieux
Pour le moment, l’heure est à l’état des lieux. Car avant de lancer toute négociation et action de lobbying auprès des pouvoirs publics, les institutions représentatives des avocats doivent déterminer le nombre des professionnels concernés par le Brexit. Selon la Law Society of England and Wales, 27 000 solicitors d’Angleterre et du Pays de Galles seraient actuellement répartis dans 24 États membres de l’Union européenne – Bruxelles et Paris étant les deux capitales les plus prisées. La Law Society a par ailleurs ouvert des discussions bilatérales avec chacun des barreaux européens pour connaître les modalités d’exercice réservées aux avocats étrangers dans chaque État membre. « Nous essayons de comprendre la situation des avocats tiers dans chaque État de l’Union », confirme Mickaël Laurans, responsable du bureau de Bruxelles de la Law Society.
« Nous essayons de comprendre la situation des avocats tiers dans chaque État de l’Union », confirme Mickaël Laurans, responsable du bureau de Bruxelles de la Law Society.
De son côté, le CCBE travaille depuis octobre à établir une carte précise du nombre des avocats européens concernés, avant de définir une position et de la défendre auprès des instances européennes. « La Law Society a réagi très vite mais, de notre côté, nous avons les intérêts de 27 États membres à faire valoir, indique Michel Benichou, président du CCBE et de son groupe de travail sur le Brexit. Si nous arrivons à un blocage sur le maintien de la libre circulation, il faudra envisager des agréments pays par pays. »
D’avocat “communautaire” à avocat tiers
En attendant de connaître l’issue de discussions politiques qui ne font que commencer, les solicitors souhaitant s’installer et exercer en France peuvent utiliser les dispositions de l’article 99 du décret du 27 novembre 1991 qui permet aux avocats d’un État membre d’obtenir une équivalence (directive sur la reconnaissance des qualifications professionnelles) et de devenir avocat d’un autre barreau de l’Union après avoir passé une épreuve d’aptitude en droit local. « Il est bien possible que certains avocats anglais s’assurent de l’avenir en passant par l’examen de l’article 99 », commente Alain Marter, président de la commission “avocats étrangers” du Conseil national des barreaux. Et une fois inscrit à ce titre à un barreau local, « nous pouvons imaginer qu’il n’y aura pas de rétroactivité » si un jour les ressortissants britanniques ne peuvent plus se prévaloir de l’article 99. Pour l’heure, rares sont les avocats anglais ou gallois à faire appel à ce dispositif : la commission a seulement recueilli quatre requêtes sur ce fondement ces deux derniers mois – un léger frémissement, tout de même, puisque ce type de demande n’existait pas avant le Brexit.
Si aucun accord n’est conclu entre le Royaume-Uni et l’Union européenne à la fin de la période de négociation et de retrait, les avocats britanniques pourront toujours recourir à la procédure prévue par l’article 100 du décret du 27 novembre 1991, qui permet à une personne ayant obtenu la qualité d’avocat dans un État non membre de l’UE d’être inscrite à un barreau français après avoir réussi un examen de contrôle des connaissances en droit français.
Autre scénario possible : la conclusion d’un accord particulier entre le Conseil national des barreaux et l’ensemble des barreaux du Royaume-Uni permettant une totale réciprocité, similaire à celui conclu entre le barreau français et celui du Québec.
Autre scénario possible : la conclusion d’un accord particulier entre le Conseil national des barreaux et l’ensemble des barreaux du Royaume-Uni permettant une totale réciprocité, similaire à celui conclu entre le barreau français et celui du Québec. Une solution qui, toutefois, « n’est pas aujourd’hui à l’ordre du jour », tempère Alain Marter.
Pour le moment, nombreux sont les solicitors à faire le choix de s’inscrire au barreau en Irlande : selon un communiqué de la Law Society irlandaise diffusé en décembre dernier, 1 347 avocats venus d’Angleterre et du Pays de Galles se sont enregistrés depuis début 2016, soit une augmentation de 275 % par rapport à 2015. Une subite inflation que la Law Society irlandaise attribue au Brexit, l’Irlande étant le seul pays européen à disposer, depuis 1991, d’un accord bilatéral de réciprocité avec le Royaume-Uni.
Entre incertitudes, menaces et opportunités
La majorité des cabinets internationaux disposant de bureaux à Londres et à Paris n’ont pas attendu le Brexit pour se poser la question des conditions d’exercices de leurs avocats dans les pays concernés. Leurs équipes sont souvent multiculturelles et leurs avocats inscrits aux deux barreaux afin de pouvoir exercer dans les deux pays comme un professionnel du droit local. Leurs conditions d’exercice ne seraient donc pas affectées quelles que soient les conditions de sortie du Royaume-Uni. Pour les cabinets français installés à Londres, le Brexit serait même plutôt générateur d’activité auprès de leurs clients européens installés ou ayant des activités sur le sol britannique. Même constat pour les cabinets anglais à Paris, souvent majoritairement constitués d’avocats français, qui s’apprêtent à aider leurs clients, notamment britanniques, à appréhender toutes les conséquences juridiques et économiques du retrait de leur pays de l’Union européenne. Ainsi nombre de cabinets ont mis en place des équipes internationales dédiées à cette problématique et traitent régulièrement l’actualité du Brexit par le biais de leur site internet.
Selon une récente étude menée par le magazine Legal Week auprès de 200 avocats associés, plus des trois quart de ces structures (82 %) s’attendent à des réductions d’effectif au cours des deux prochaines années.
En toute logique, l’impact le plus sensible sera pour les cabinets d’avocats britanniques dans leur pays. Selon une récente étude menée par le magazine Legal Week auprès de 200 avocats associés, plus des trois quart de ces structures (82 %) s’attendent à des réductions d’effectif au cours des deux prochaines années. Les spécialistes du droit communautaire, par exemple, qui ne pourront plus plaider devant la Cour de Luxembourg, pourraient être obligés de quitter les law firms britanniques pour poursuivre leur pratique. « Si nous ne sommes plus dans le cadre des directives, il faudra sans nul doute que les cabinets prennent des décisions pour se restructurer », confirme le responsable du bureau de la Law Society à Bruxelles, Mickael Laurans. D’après Legal Week, 60 % des cabinets anglais estiment que les revenus des plus importantes law firms du pays vont diminuer d’ici cinq ans. À l’image de ce qui s’est passé durant la crise de 2008.