
Table ronde corruption & enquête interne : l’exemplarité pour maître-mot
Paru dans La Lettre des Juristes d’Affaires Magazine, N° 51 du 01/11/2017
Table ronde animée par Ondine DELAUNAY & Lucy LETELLIER Reportage photographique Nicolas NALET

Pour ne pas laisser la régulation de l’économie mondiale dans les seules mains du DoJ américain et du SFO britannique, la France a adapté ses moyens d’action contre la corruption. La loi dite Sapin II a donc vu le jour le 9 décembre 2016 et a bouleversé les pratiques judiciaires en introduisant en droit français le concept de justice négociée. Certains y voient un changement de paradigme qui pose des questions inédites aux entreprises et à leurs conseils. Comment mettre en œuvre une enquête interne ? Quelle méthodologie suivre ? Dans quel objectif ? Autant de questions abordées par plusieurs experts du sujet.
A QUEL MOMENT LANCER UNE ENQUETE INTERNE ?
Je rappelle que la loi Sapin II insiste particulièrement sur la prévention et sur la détection de la corruption. Elle crée une obligation de traiter les alertes dont l’entreprise est destinataire, notamment celles du whistleblower qui s’est largement développé en France particulièrement dans le secteur bancaire. Il a d’ailleurs vocation à largement s’étendre puisque la loi Sapin prévoit désormais, pour les entreprises de plus de 50 salariés, une obligation de mettre en place un système d’alerte permettant de recueillir les signalements ainsi qu’une protection légale pour tous les lanceurs d’alertes.
Deuxième situation : il existe une procédure judiciaire mais l’entreprise ne sait pas si elle va devoir remettre ou pas un rapport. Il s’agit par exemple de la situation d’une plainte d’une ONG ou de la publication d’articles de presse accusatoires. Dans ces cas là, l’entreprise doit d’abord diligenter une enquête et analyser ensuite s’il est utile et dans son intérêt de rédiger un rapport.
Troisième situation : aucune procédure judiciaire mais dénonciation par un lanceur d’alerte ou révélation par l’audit d’une situation anormale. Le but est alors de comprendre ce qu’il se passe en interne, d’établir un diagnostic de la situation et de définir une stratégie.
Compliance, Atos : Dans le cadre du dispositif d’alerte, l’entreprise n’a pas le choix, elle doit réagir rapidement, investiguer en interne et qualifier les faits. Cette rapidité de réaction est nouvelle et n’est pas dans notre culture. A nous d’inventer une culture française de la compliance sans « singer » les américains. Inutile par exemple de faire débarquer l’armée d’auditeurs internes pour traiter une alerte qui porte sur un petit montant. Les entreprises doivent trouver des budgets pour s’équiper d’équipes dédiées.
La manière dont l’entreprise procède est également importante. L’investigation doit être irréprochable à la fois pour les autorités judiciaires car elle sera un élément de preuve, mais également vis à vis des équipes internes. Il faut que le whistleblower ait le sentiment que l’entreprise a réagit à son alerte, que l’investigation a été menée sérieusement et de façon rigoureuse. Dans le cas contraire, il ira chercher l’autorité judiciaire, l’autorité de régulation, voire même les médias. Et là, pour l’entreprise ce sera trop tard.
Si l’affaire est réglée rapidement, la réputation de l’entreprise pourra être préservée. Si elle doit prendre de l’ampleur, il y aura là une véritable organisation et une stratégie à mettre en œuvre.
Claudia Chemarin, associée, cabinet Chemarin & Limbour : L’enquête interne doit également permettre d’illustrer l’efficacité des procédures de contrôle et d’alerte. Le moment de son déclenchement doit donc aussi s’inscrire dans un cadre précis - voire normé - car, il faut avoir à l’esprit qu’en cas de contrôle de l’AFA, un manquement à l’obligation de traitement de l’alerte pourra faire l’objet de sanctions autonomes.
Une bonne gestion de l’enquête interne permettra également à l’entreprise de pouvoir réagir rapidement dans l’hypothèse de cas avérés de corruption ou de trafic d’influence pour solliciter, par exemple, une convention judiciaire d’intérêt public même si les modalités pratiques du recours à cette procédure transactionnelle ne sont pas encore clairement définis.
Alexis Werl : Cette stratégie peut évoluer en fonction des premiers stades de l’enquête.
Dominique Mondoloni : Certaines entreprises, comme Renault, ont pris un marteau pour écraser une mouche. Il n’est pas toujours nécessaire de faire une enquête de cette taille car elle peut dégénérer et les conséquences sont terribles auprès de l’opinion publique.
Marc Jany, Group General Counsel, Dassault Systèmes : Cette instrumentalisation par les autorités américaines des moyens internes de l’entreprise est intéressante. La charge de l’investigation est clairement transférée à l’entreprise qui, elle-même, doit payer ses propres avocats pour mener finalement le travail des enquêteurs externes. L’entreprise sait qu’elle doit coopérer et a intérêt à contrôler l’établissement des faits, mais c’est très pernicieux. Tel a été le cas dans toutes les enquêtes menées en France : chez Siemens, chez Total, chez Technip…
FAIRE PREUVE DE TRANSPARENCE
Alexis Werl : L’enquête interne ne va d’ailleurs pas seulement être déterminée à raison des faits qui vont être découverts, mais également pour répondre à la pression que vous décrivez et pour faire montre d’un esprit coopératif même si finalement il n’y a pas grand chose à découvrir. C’est aussi un témoignage de la part de l’entreprise de l’importance qu’elle attache à la lutte contre la corruption et les actes délictueux.
A l’inverse, la conduite d’une enquête interne peut avoir un effet déstabilisant sur les salariés. Déployer l’artillerie lourde pour des faits qui ne le nécessitent pas mais pour des raisons de communication, peut avoir des désavantages majeurs au sein de l’entreprise. C’est aussi à nous, avocats, de comprendre la psychologie de l’entreprise et de mener des enquêtes internes à la française.
Benjamin Grundler : La transparence est bien sûr une donnée essentielle, mais elle peut aussi devenir le pire ennemi de l’entreprise si elle ouvre des portes qui n’étaient pas nécessaires. Certaines enquêtes internes ont attisé l’appétit des médias, des ONG et surtout des autorités. Il faut faire très attention à être transparent mais selon un calibrage strict.
QUI DOIT LANCER L’ENQUETE EN INTERNE ?
Marc Jany : Le juriste d’entreprise est aux premières loges, avec le directeur de l’audit, le comité de gouvernance, d’éthique, le compliance officer. Ils doivent constater les premiers éléments de preuve et les qualifier très rapidement, dans la journée ou dans les deux jours. Dès le départ, il faut avoir la bonne méthodologie, mettre en place la bonne équipe pour prendre les bonnes décisions car tout va très vite ! Il faut préserver les preuves, réparer le dommage, stopper l’hémorragie le cas échéant. Car si c’est le DoJ qui frappe à la porte le premier, c’est déjà trop tard.
Claudia Chemarin : en cas d’alerte, la première personne avertie est, par principe, le supérieur hiérarchique ou le référent désigné par l’employeur. C’est lui qui va saisir le service compétent pour instruire l’alerte et, le cas échéant, déclencher une enquête. D’où l’importance d’une organisation claire définissant le rôle de chacun dès ce premier stade.
En matière de conformité, j’ai pu constater la difficulté de conduire une enquête interne lorsque coexistent plusieurs compliance officer au sein de la même direction juridique ou au sein de services distincts. La responsabilité de la direction de l’enquête interne doit être clairement définie, en fonction de la culture et de l’histoire de chaque entreprise, pour éviter une dilution des respoonsabilités, synonyme d’inefficacité.
Dominique Mondoloni : Le rôle du directeur juridique et du directeur compliance est de calibrer l’enquête interne. Tous les faits ne justifient pas une enquête démesurée, avec l’intervention d’un avocat. Certaines enquêtes sont parfaitement conduites par l’audit interne.
Fabien Ganivet : La question de savoir si c’est le directeur juridique ou de l’éthique qui est compétent pour mener l’enquête entraîne finalement celle de l’organisation de la gouvernance au sein de l’entreprise. Le plus important est de savoir si l’équipe qui va mener les investigations peut concrètement justifier de garanties d’indépendance et d’autonomie suffisantes pour que sont travail soit crédible et solide. Il ne doit y avoir aucune interférence, ni dans la conduite de l’investigation, ni dans la rédaction du rapport.
Pourquoi ne pas nous inspirer à certains égards des méthodes d’enquête existantes dans le secteur public ? Lorsqu’un agent est suspecté d’avoir commis un manquement, tous les ministères ont des corps d’enquête interne dignes de ce nom qui peuvent d’ailleurs communiquer avec les autorités de poursuite le cas échéant.
J’ajoute qu’en cas d’enquête anti-corruption, ce n’est pas le rôle de l’audit interne de conduire les investigations.
COMMENT CONDUIRE UNE ENQUETE INTERNE ?
Benjamin Grundler : Il faut veiller à ne pas rapporter l’ensemble de la documentation, numérique et papier, sur l’endroit où a lieu l’enquête interne. Il faut tout laisser dans les pays concernés pour ne pas créer une compétence qui n’existait pas auparavant, ou accroitre le risque de saisie et faciliter le travail d’autorités de contrôle ou d’enquêteurs. Dans un dossier phare d’il y a quelques années, un groupe français avait rapatrié l’ensemble des données au siège parisien. En deux jours de perquisition, les enquêteurs ont tout récolté. L’entreprise leur a ainsi permis d’éviter plusieurs mois de travail d’enquête, qui aurait peut être été partiellement vain.
Jean-Luc Deza : L’IT permet de recueillir des informations, mais ne peut pas les analyser. Il y a également des entretiens à mener.
Alexis Werl : L’intelligence artificielle aura un rôle à mener dans les procédures de discovery.
Jean-Baptiste Siproudhis : Plutôt que l’intelligence artificielle, c’est le machine learning qui a un rôle à jouer. Il permet de taguer certains mots clés et de les repérer dans les documents. Le temps d’investigation est bien plus court et désormais les affaires sortent très vite.
Alexis Werl : A ce jour, en France, il n’y a pas de justice coopérative. Les enquêtes internes dont nous parlons ne s’inscrivent pas dans un processus coopératif. Les choses vont probablement changer dans l’avenir avec la mise en œuvre de la loi Sapin II. Les enquêtes internes à la française sont menées sur le modèle judiciaire ou administratif français et selon une méthodologie d’investigation française. Les éléments que l’on veut découvrir sont identifiés, les documents sont recherchés et les personnes susceptibles d’aider à cet objectif sont auditionnées. A l’inverse, le système anglo-saxon est fondé sur la discovery, c’est à dire que tout doit être scanné puis sont identifiés les éventuels manquements. La prise de connaissance de cette masse de documents suppose une importante équipe d’enquêteurs.
Mais les enquêtes internes françaises peuvent être conduites de manière différente.
Alexis Werl : L’avocat présente des garanties lorsqu’une enquête lui est confiée. Il est tenu dans toutes ses fonctions d’être indépendant, modéré et délicat. Lorsqu’il est un enquêteur, il doit rester fidèle à ses principes. Ce qui à mon avis le rapproche des enquêteurs administratifs. Nous sommes les fers de lance des respects des droits de la défense dans le système judiciaire. Lorsque nous devenons enquêteurs, la moindre des choses est que nous respections ces principes.
Claudia Chemarin : Le rôle de l’avocat-enquêteur est nouveau. Lorsque l’entreprise choisit de recourir à un avocat pour réaliser une enquête interne, il faut garder à l’esprit que celui-ci ne peut-être que l’avocat de l’Entreprise à l’exclusion des salariés concernés ou des dirigeants. L’avocat ne doit pas manquer de le rappeler.
Lorsque le salarié interrogé est susceptible de voir sa responsabilité engagée, il convient de lui proposer d’être assisté par un avocat extérieur. Le débat porte également sur la possibilité pour un simple témoin de se faire assister par un représentant du personnel.
Marc Jany : Si les faits reprochés au salarié sont importants, l’entreprise n’a pas intérêt, voire même s’exposerait encore plus, à lui régler les honoraires de son avocat.
Alexis Werl : Au regard de la présomption d’innocence, l’entreprise est normalement tenue de régler les honoraires.
Benjamin Grundler : Les règles de couverture prévoient un règlement par l’entreprise jusqu’à l’éventuelle condamnation pénale définitive.
Dominique Mondoloni : Je suis frappée par les discussions sur l’avocat expert. Les autorités accorderont plus de crédibilité à un rapport fait par un expert que par un avocat conseil. Or ce rapport expert n’est pas couvert par le secret professionnel, contrairement à celui qui est mené par un avocat. Il est donc important de qualifier dès le début la mission qui est la nôtre.
Dominique Mondoloni : Lorsque les procédures sont menées depuis les Etats-Unis, il est essentiel que les entreprises françaises aient l’avis d’un avocat français.
Benjamin Grundler : Les enquêtes américaines qui se déroulent avec l’appui d’avocats français se passent souvent mieux, tant au niveau psychologique qu’au niveau du respect des garanties.
Alexis Werl : Dans un dossier que je suis actuellement, les membres du service d’enquête interne d’une entreprise ont été poursuivis pénalement du chef de harcèlement par les salariés interrogés. Le métier d’enquêteur peut être dangereux et on pourrait imaginer la même chose pour des avocats enquêteurs qui voudraient jouer aux cow-boys.
QUE FAUT-IL ECRIRE DANS LE RAPPORT ?

L’enquête sert bien sûr à protéger l’entreprise, ses dirigeants et ses salariés, mais aussi à faire avancer les procédures et à améliorer les process. En revanche, elle crée des éléments de preuve qui, s’ils ne sont pas couverts par le secret professionnel, doivent être maniés avec parcimonie. Le rapport d’enquête est donc à mener avec grande prudence, notamment dans les juridictions où le juriste d’entreprise n’est pas couvert par le legal privilege.
Jean-Baptiste Siproudhis : L’entreprise doit démontrer son organisation de compliance. Le rapport d’investigation est la preuve de la robustesse de son organisation. Il est fondamental que ce rapport ait été rédigé suivant une méthodologie particulière. Sa première étape est de qualifier les faits.
Il faut avoir la preuve que l’entreprise a mené les diligences nécessaires, pour que ce rapport soit auditable par les instances de gouvernance, par le comité d’audit du conseil d’administration, par les autorités. Il ne faut pas y insérer trop de process et de politique.
Benjamin Grundler : L’enquête interne n’implique pas nécessairement la rédaction d’un rapport. Dans le cadre judiciaire, l’entreprise est tenue de rédiger un rapport. C’est un exercice délicat, d’autant que l’on doit quasiment tout discloser. Mais dans les autres cas, il n’y a aucune obligation d’en rédiger un ! Tout dépend de la stratégie décidée à la suite des investigations.
Mais s’il n’y a pas d’écrit, il faut avoir été vigilant en amont dans les échanges avec le cabinet d’avocats, même s’ils sont en théorie protégés par le secret professionnel. Il faut également faire attention à la rédaction de ce qui a été dit. Surtout ne pas tout écrire ! J’ai le souvenir d’un cas, en Asie, dans lequel un cabinet avait mené une importante enquête sur la compliance. Il était parvenu à des conclusions limpides : des actes de corruption à tous les étages. Tout avait été couché sur le papier. Ce document était soigneusement conservé au sein de l’entreprise, mais quand 10 ans plus tard des perquisitions ont été menées sur un autre sujet, il a été saisi.
Fabien Ganivet : La question de l’auto-dénonciation et le positionnement de la personne morale vis à vis des faits doivent également être examinées avec attention. Les législations sont disparates. En Italie, le système permet d’éviter la mise en cause de la responsabilité pénale de la personne morale s’il a été démontré qu’elle avait fait acte de diligence pour mener une enquête et mettre fin aux actes litigieux. En France, tel n’est pas le cas. Suivant le concept de justice négociée, l’un des critères de la loi est le choix d’engager la responsabilité pénale de la personne morale. On peut imaginer que la démarche d’une personne morale quant à la profondeur de l’enquête interne sera dictée par cette mise en jeu potentielle de sa responsabilité pénale.
Jean-Luc Deza : J’ai dû un jour faire face à la dénonciation d’un whistleblower européen. Après enquête, un rapport est établit et le directeur juridique décide de se dénoncer au parquet local. L’armée américaine était partie prenante dans le pays en cause, la décision était donc très compliquée à prendre… Or celui-ci ne nous a pas poursuivi parce que notre enquête interne démontrait le rôle déterminant du salarié qui avait agi en dehors des pratiques de l’entreprise et de son code de déontologie. Le parquet nous a demandé de coopérer avec les enquêteurs américains, mais nous n’avons jamais eu aucun souci aux USA et nous n’avons pas été poursuivis.
QUELLE COMMUNICATION ?
Dominique Mondoloni : Il me semble dangereux d’utiliser l’enquête et le rapport comme un véhicule de communication.
Christophe Reille : Donner intégralement les documents aux journalistes est une mauvaise habitude qui a été prise. C’est aussi un moyen de les manipuler. Il faut dès le départ savoir organiser la communication en tenant compte de son temps qui n’est pas celui de l’enquête. Il faut imaginer comment est ce que l’opinion publique va réagir aux éléments donnés ? Comment les minorer ? Comment attirer l’attention sur autre chose ? C’est une stratégie qui ne s’improvise pas. C’est la différence avec la tactique.
Jean-Baptiste Siproudhis : La protection de l’information est l’un des principaux enjeux du traitement des alertes et des investigations internes de compliance. Or les entreprises ne sont pas toujours bien armées pour traiter l’information et la sécuriser. C’est aujourd’hui l’un des axes de progrès prioritaires de la compliance, qui combine au sein des entreprises les compétences de l’IT, de l’audit, de la sécurité, et du juridique.