Protection de l’innovation : le sursaut français ?
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affairs n°61 - Juillet/Août 2019
Propos recueillis par Lucy Letellier et Ondine Delaunay Reportage photographique : Stéphanie Trouvé
Quelque 16 000 brevets sont déposés en France chaque année. C’est quatre fois moins qu’en Allemagne, où sont enregistrés 67 000 nouveaux dépôts tous les ans. Pour renforcer son attractivité, la France vient de mettre en place une stratégie de transformation. La loi Pacte tout d’abord, qui a récemment été votée, souhaite améliorer la confiance des entreprises dans le système national. L’INPI a par ailleurs présenté un plan stratégique à l’horizon 2025 pour rendre l’offre en matière de propriété industrielle plus progressive, plus flexible, plus accessible. Mais ces mesures seront-elles suffisantes ? Comment convaincre les groupes de déposer des brevets français et de participer au rayonnement de l’Hexagone sur le plan international ? Plusieurs experts du secteur en débattent.
De gauche à droite: Yann Dietrich, head of IP strategy & development au sein de la direction juridique d’Atos; Cyra Nargolwalla, associée du cabinet Plasseraud ; Emmanuel Gougé, associé du cabinet Pinsent Masons ; Marianne Schaffner, associée responsable de l’équipe Propriété intellectuelle à Paris et de la pratique Brevets en Europe, Reed Smith LLP ; Benoit Battistelli, ancien président de l’OEB et président du conseil d’administration du CEIPI.
État des lieux des difficultés
Cyra Nargolwalla : Il est souvent expliqué que la France n’est pas attractive en termes de brevets. Je ne suis pas sûre que tel soit réellement le cas. D’ailleurs la stagnation du nombre de dépôts concerne tous nos pays voisins, même l’Allemagne. Le nombre de brevets nationaux n’augmente plus car ils sont considérés comme une première étape vers autre chose par les grands groupes français ou multinationaux. Ils déposent leurs brevets en France, montent dans les classements et identifient ensuite un peu plus finement ce qu’ils vont déposer en Europe. Ce n’est donc pas la stratégie des grands groupes en la matière qui est à craindre. Il est, en revanche, nécessaire de travailler pour augmenter le nombre de brevets nationaux au niveau des PME. C’est d’ailleurs ce qui fait la différence avec l’Allemagne. Il est capital que les start-up et les PME trouvent dans le système national suffisamment d’éléments incitatifs pour déposer leurs premières demandes en France.
Benoît Battistelli : Je ne suis pas du tout d’accord. À l’heure du marché européen et de la mondialisation, vouloir se protéger seulement en France n’a pas de sens ! Sauf bien sûr si le système national est totalement intégré au modèle européen, avec un rapport de recherches à bas coût largement subventionné par l’INPI. L’Allemagne compte, certes, beaucoup de brevets nationaux, mais force est de constater que très peu sont étendus au niveau européen. En effet, ces brevets nationaux jouent un rôle social dans l’entreprise et pas seulement économique, notamment grâce au système d’examen différé. C’est d’ailleurs ce qui explique le rapport de 1 à 3 pour les demandes de brevets nationaux entre la France et l’Allemagne et le rapport de 1 à 2 environ entre les demandes de brevets européens et les demandes nationales, originaires de France ou d’Allemagne. Le modèle britannique est encore différent car le niveau de qualité du brevet national est très faible. Le taux d’extension entre brevet national et brevet européen est d’ailleurs, lui aussi, extrêmement faible. J’estime que la véritable politique économique à mener est de rendre plus accessible le brevet européen pour les PME. Car il existe un véritable problème de coût et d’incitation des entreprises, provenant en partie de l’absence de brevet unitaire qui est suspendu à une décision de la Cour constitutionnelle allemande depuis deux ans. Il est regrettable d’avoir laissé l’Allemagne prendre la main sur cette négociation. D’autant que le texte aurait pu être ratifié avant le Brexit.
Cyra Nargolwalla : Je ne pense pas que le brevet européen est inutile, même s’il devient de plus en plus onéreux car les taxes de l’OEB augmentent. De son côté, l’INPI subventionne la taxe de recherches pour le brevet français et c’est l’un des éléments majeurs d’attractivité. Le brevet national ne fait pas d’ombre au brevet européen, ce sont des strates différentes d’une stratégie de dépôt. D’ailleurs, le certificat d’utilité dans son nouveau format est également un atout pour les entreprises françaises.
Benoît Battistelli : Les redevances n’ont pas été relevées par l’OEB. Sur un coût moyen d’obtention d’un brevet européen qui est environ de 25 000 euros, il n’y a que 5 000 euros de taxes. Le reste des coûts est porté les honoraires des conseils.
Cyra Nargolwalla : Les taxes s’ajoutent les unes aux autres rendant le prix final très élevé pour des petites entreprises.
Benoît Battistelli : L’OEB publie régulièrement un indicateur – plus pertinent à mon avis que le nombre global de brevets – qui est le nombre de demandes de brevets par habitant. Il démontre qu’en Europe, le bloc de tête est composé des pays scandinaves, de l’Allemagne et des Pays-Bas (où le nombre de brevet déposé est variable en fonction de la politique de Philips) qui tournent autour de 300 à 400 demandes de brevets par million d’habitants. La France est juste en dessous avec 180 à 200 brevets /million d’ha. Il ne semble donc pas que la France soit en si mauvaise position. Rappelons que la capacité de breveter est liée à deux phénomènes majeurs qui sont d’une part la capacité industrielle – or nous l’avons réduite ces dernières années – et d’autre part l’effort de R & D. La France est bien moins industrialisée que l’Allemagne. Il n’est donc pas étonnant que l’OEB connaisse deux fois plus de demandes de brevets d’origine allemande.
Emmanuel Gougé : Je suis d’accord avec votre analyse, mais elle ne répond pas à la problématique d’attractivité de la France. Il faut également parler de tout l’écosystème qui a été organisé dans l’Hexagone. La procédure de dépôt de brevet doit s’accompagner d’une dimension fiscale privilégiée ainsi que d’une utilisation facilitée et plus efficace, ce qui passe par un renforcement de l’environnement judiciaire français en matière de propriété industrielle.
Yann Dietrich : Ce qui importe c’est l’utilité, et non le coût.
Marianne Schaffner : Il me semble que le problème est plus profond et tient d’abord à notre système éducatif. Nous n’enseignons pas à nos enfants, ou à nos étudiants, la nécessité de protéger l’innovation. En Allemagne que l’on présente souvent comme une référence, il est frappant de noter que dès l’école primaire, on aborde les questions d’innovation et on sensibilise les élèves sur la nécessité de la protéger par un brevet. La notion de brevet fait partie du système éducatif allemand. Par ailleurs, le brevet est au centre de l’enseignement des études d’ingénierie. En France, personne n’en parle à l’université. Aux Arts et Métiers par exemple, la protection par le secret est promue. Or je ne pense pas que la protection soit la plus efficace. Souvent le Coca-Cola est donné en exemple comme grande efficacité de la protection par le secret, mais à part le Coca-Cola, les exemples de réussite de la protection par secret se comptent sur les doigts de la main. Trop souvent, hormis dans le domaine de la santé, les dirigeants de nos PME qui sortent des grandes écoles, ne sont pas familiarisés à la nécessité de déposer des brevets et à l’avantage que représente la protection par brevet. Même si on peut noter une évolution ces dernières années.
Cyra Nargolwalla : Un plan de l’Éducation nationale visant à enseigner la propriété industrielle au collège est en cours d’étude. Réjouissons-nous !
La nécessaire refonte du système judiciaire français
Yann Dietrich : Pour un patron de PME, avoir un brevet français ne sert à rien car les juridictions françaises sont aujourd’hui réticentes à reconnaître les droits sur les brevets. J’ai connu plusieurs situations dans lesquelles des PME avaient gagné leur procès en Allemagne sur les mêmes brevets et les mêmes produits que ceux examinés et rejetés par la justice française. Les juges français n’aiment pas juger la matière technique et vont chercher des problèmes juridiques pour ne pas avoir à traiter du fond.
Benoît Battistelli : La situation s’est tout de même améliorée depuis la création des tribunaux spécialisés à Paris.
Yann Dietrich : Certes, mais l’amélioration est très lente et les décisions de rejet sont encore trop nombreuses. Outre-Rhin, les entreprises ont vraiment le sentiment d’être protégées par leurs juges. Une professeure d’économie a d’ailleurs étudié les décisions de justice des deux pays. Elle avait démontré qu’en Allemagne, contrairement à la France, il existait une corrélation directe entre la force du brevet et la victoire d’une action en contrefaçon.
Marianne Schaffner : Les pouvoirs publics ont pris conscience de la nécessité de protéger notre innovation, notamment à travers la loi Pacte. Mais ce n’est qu’une première étape. Il faudrait passer par une véritable réforme de notre système judiciaire et l’engagement de moyens financiers pour lui permettre de fonctionner avec toute l’efficacité nécessaire à la lutte contre la contrefaçon. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un seul tribunal spécialisé en matière de brevets, c’est le TGI de Paris, et l’on peut se réjouir de cette spécialisation. Mais la récente fermeture d’une des sections du TGI de Paris – il n’y en a plus que trois – le laisse incomplet, ce que nous pouvons regretter.
Les Allemands, eux-mêmes, sont en train de remettre en cause leur système. Praticiens et Chancellerie se réunissent depuis le mois de mai pour réviser le système actuel et en particulier, ce qui fait sa spécificité, à savoir la bifurcation et qui pourtant a été introduite devant la future Juridiction unifiée du brevet. La bifurcation est ce système où les actions en nullité et en contrefaçon sont engagées en parallèle devant deux tribunaux différents. Or compte tenu de la lenteur du tribunal fédéral des brevets, il n’est pas rare qu’une décision de première instance, voire d’appel, soit rendue avant qu’il ne soit statué sur l’action en nullité du brevet ayant fondé l’action en contrefaçon. In fine, on peut obtenir une décision qui reconnaît la contrefaçon, puis plusieurs mois, voire plus d’un an après, une annulation du brevet. Imaginez le résultat désastreux pour le titulaire du brevet qui devra réparer les conséquences négatives de l’exécution de l’injonction obtenue avant que son brevet n’ait été annulé et inversement la situation du défendeur qui aura dû, pour se conformer à une décision, cesser la fabrication et la commercialisation d’un produit qui aura été jugé indûment contrefaisant. C’est cette injunction gap qui est de plus en plus grande que les Allemands souhaitent corriger. Il ne me semble donc pas pertinent de mettre systématiquement en avant le système judiciaire allemand nous pouvons nous satisfaire du système judiciaire français mais qui, bien sûr, demeure perfectible. Nous avons des atouts et des armes, reconnaissons-le !
Yann Dietrich : Cette réforme envisagée est initiée par le lobbying d’Intel, d’Apple et de Google qui connaissent des problèmes autour des brevets 4G et 5G. Le contexte est un peu spécial… Mais le système juridictionnel qui est observé de près par tout le monde, c’est celui de la Chine. Tout un travail éducatif a été mis en œuvre, ils ont promu le brevet et font désormais un véritable travail de fond sur leur système juridictionnel. Ils ont compris que ce qui est important, quand on a un droit, c’est de pouvoir l’exercer. C’est pourquoi la loi Pacte n’est pas une fin en soi.
Benoît Battistelli : Un bon système judiciaire efficace et prévisible est certes important, mais le pourcentage de brevets qui font l’objet d’un contentieux est extrêmement faible.
L’apport de la loi Pacte
Marianne Schaffner : La loi Pacte permet de crédibiliser la place de la France et de l’innovation française. Permettre à nos entreprises d’avoir un titre de propriété industrielle national fort nous permettra aussi d’attirer les investisseurs étrangers.
Emmanuel Gougé : La loi Pacte introduit dans notre système juridique plusieurs réformes importantes comme une procédure d’opposition, l’examen de l’activité inventive des demandes de brevets et l’extension du certificat d’utilité à dix ans. Les débats ont été vifs sur la pertinence de cette démarche, certains réclamant que la France se dote d’un arsenal comparable à celui en vigueur en Allemagne pour permettre à nos entreprises d’avoir un titre plus fort et ce faisant être en mesure de soutenir au mieux l’innovation française. Les détracteurs, eux, considéraient que le brevet européen était déjà un outil efficace et suffisant en permettant de sélectionner les pays sur lesquels l’entreprise s’engage, malgré un coût plus élevé, ajoutant que les modifications introduites par la loi Pacte sur le brevet français risquaient de conduire à l’effet inverse à celui recherché, à savoir, une possible diminution du nombre de demandes de brevets français, en raison d’un coût désormais plus élevé et d’une procédure plus complexe et plus longue.
Benoît Battistelli : Je ne pense pas que la loi Pacte aille dans la bonne direction. Ce n’est pas en renforçant les capacités de procédure ou d’instruction française que l’on améliore notre capacité à promouvoir et à développer notre imagination. Il est absurde de vouloir réviser la procédure. Il y a 4 500 ingénieurs brevets à l’OEB. Ce n’est pas avec 100 ou 200 ingénieurs brevets de plus en France que l’on parviendra à faire un travail utile. L’un des atouts majeurs du système français et justement son imbrication dans le système européen. Le rôle de l’INPI – c’est du moins ce que j’avais essayé d’impulser lorsque j’étais à sa tête – doit être de faire la promotion de la propriété industrielle. Les ingénieurs brevets INPI doivent aller sur le terrain, discuter avec la PME, prendre des initiatives. En 2010, nous avions lancé le « prédiagnostic propriété industrielle » sur le potentiel de l’entreprise, ses faiblesses, ses retards, ses lacunes. Nous en faisions alors 1 000 par an. Dans 25 % des cas, les entreprises qui avaient fait ce prédiagnostic avaient pris une décision en matière de propriété industrielle, comme déposer une marque ou un dessin ou modèle, pas forcément un brevet. C’est ce travail de terrain qui est indispensable et ce n’est pas en sophistiquant la procédure française que l’on va renforcer notre capacité en la matière.
Emmanuel Gougé : La promulgation de la loi Pacte conduit à mettre un terme au débat. En revanche, un grand nombre d’éléments ne sont pas dans le texte. Et c’est là, je crois, que le véritable débat doit se situer à présent.
Marianne Schaffner : La procédure d’opposition – et notamment les motifs d’opposition – sera déterminée par les ordonnances qui ne sont pas encore publiées.
Yann Dietrich : Dans la perspective d’un groupe international, déposer un brevet en français constitue une pénibilité car tous les inventeurs travaillent en anglais. En outre, 80 % des brevets sont déjà déposés aux États-Unis et en Europe. Difficile de justifier ensuite qu’il faut rajouter des coûts pour la procédure française. L’attractivité française portait finalement sur le brevet test, valable pour douze mois pour un coût assez compétitif. Désormais, notre arbitrage sera de passer directement en brevet européen. Aujourd’hui Atos dépose entre 150 et 200 brevets et va graduellement se stabiliser autour de 200. Après avoir effectué des calculs pour évaluer la pertinence des stratégies qui s’offrent à nous, nous estimons le surcoût de la procédure française entre 1 500 et 3 000 euros. Au final, en déposant directement en anglais, nous économiserons 6 000 euros de traduction.
Cyra Nargolwalla : Avez-vous des conseils qui, quand ils déposent un brevet français, n’ont que des éléments nouveaux ? Normalement, non. Les dix revendications de l’INPI permettent d’avoir ce qu’il faut pour rendre l’invention brevetable à l’OEB et par ailleurs dans le monde. Partir du principe que le coût va forcément augmenter dans le nouveau système est, selon moi, inexact. Nous avons regardé cette question de manière approfondie pour nos clients et certains d’entre eux ont choisi de continuer à déposer en France, notamment dans des domaines où les inventeurs ne parlent pas tous anglais. Pour eux, c’est un vrai confort de déposer en langue française pour bien ficeler leur premier dépôt et, par la suite, aller ailleurs dans le monde.
Yann Dietrich : Pour les grands groupes, je ne suis pas sûr que la loi Pacte aide à assurer l’attractivité du brevet français. Je ne serais pas surpris que le nombre de brevets français baisse in fine, même sans diminuer l’attractivité de la France. Ce sont deux questions différentes selon moi.
Benoît Battistelli : C’est pourquoi chercher à renforcer le brevet français n’est pas un objectif pertinent ! Ce qui est primordial c’est de renforcer l’attractivité économique française et la capacité d’innovation. Or le brevet européen suffit largement pour atteindre cet objectif.
Cyra Nargolwalla : Nous partageons tous le même but : protéger la propriété industrielle. Notre désaccord vient du fait de savoir comment faire.
Benoît Battistelli : On cite tout le temps l’Allemagne en modèle. Mais la Suisse est le pays qui connaît le plus grand nombre de demandes de brevets par habitant (800 demandes de brevet par million d’habitants). Or, l’Office suisse conduit une stratégie parfaitement inverse à celle de la France : il réduit de plus en plus les formalités liées à l’obtention du brevet suisse. Il s’agit simplement d’un droit d’enregistrement. Il se focalise sur l’année de priorité avant l’extension au brevet européen. Et je pense que cette stratégie est plus performante sur le plan économique.
Attirer les investisseurs
Marianne Schaffner : Certes, la loi Pacte n’est pas la panacée, mais elle constitue une première étape car avoir des brevets plus forts permettra à l’entreprise d’obtenir plus facilement des prêts et de lever des fonds.
Benoît Battistelli : La France a fait des progrès en matière de dépôt de brevet. Il faut continuer dans ce sens, c’est évident. Les professionnels ont d’ailleurs un rôle à jouer dans ce débat public. Notamment pour les start-up et les PME, qui ont souvent le marché américain comme première référence. Elles prennent un euro-PCT pour pouvoir être protégées aux États-Unis. Il faut aider ces entreprises dans leurs diligences et dans ce but, il faut baisser les coûts.
Yann Dietrich : Force est de reconnaître que lors des derniers dossiers que j’ai eus à traiter chez France Brevet, nous déposions directement en euro-PCT en anglais parce qu’il fallait des textes en anglais pour que les investisseurs puissent les lire.
Marianne Schaffner : Qu’est ce qui fait la valeur d’une start-up ? C’est bien son portefeuille de brevets ou les licences qu’elle détient. La place d’un brevet est essentielle dans une due diligence aujourd’hui, dans un dossier d’acquisition ou d’investissement. Le brevet devenant un actif de plus en plus essentiel de la valeur d’une entreprise, il prend une grande importance dans le cadre d’une due diligence.
Yann Dietrich : Le brevet est juste un acte, un droit pour se protéger. Pour de nombreuses sociétés, c’est le seul actif. Or c’est un actif avec lequel on ne peut rien faire financièrement car la législation bancaire ne le permet pas. Certains grands groupes l’ont tenté. L’expérience a démontré que c’est amortissable pour des opérations à 2,5 milliards d’euros, mais personne n’a jamais réussi à redescendre à un coût accessible pour une PME.
À l’époque où j’exerçais chez France Brevet, nous avions mis en place du bridge financing, c’est-à-dire du financement sur 24 mois des dépôts de brevets pour les entreprises. Il s’agissait finalement d’une sorte de prêt en avance du dépôt. Le succès rencontré auprès des start-up a été notable car elles sont victimes d’une forme de cercle vicieux dans lequel, pour avoir des investisseurs, il faut des brevets. Or pour avoir des brevets, il faut de l’argent et donc des investisseurs. C’est le type d’initiatives qu’il faut, selon moi, encourager.
Benoît Battistelli : On pourrait aller plus loin avec l’intervention de la BPI. Le système d’assurance-prospection, selon lequel vous remboursez l’argent qu’on vous a prêté si vous remportez des marchés, pourrait par exemple être adapté au dépôt de brevet.
Emmanuel Gougé : Les modifications engagées par la loi Pacte sont-elles de nature à favoriser un sursaut d’innovation ? Est-ce que la perspective d’être outillé d’un brevet ++ serait de nature à favoriser cette innovation, ou à contribuer à créer un tissu d’innovation plus important ? À vouloir bien faire, on risque de réduire l’attractivité du brevet français. En renforçant les exigences, on pourrait détourner les déposants vers d’autres procédures, principalement le brevet européen. À la limite, pourquoi pas ? C’est un outil contre un autre et si, in fine, il permet de renforcer l’innovation française, l’objectif serait rempli.
Marianne Schaffner : Il faut louer l’Office européen des brevets dont la valeur des brevets délivrés n’a fait qu’accroître ces dernières années. Il faut donc se satisfaire de cet écosystème global dans lequel les brevets sont de plus en plus solides.
Benoît Battistelli : L’objectif est de faire en sorte qu’il y ait plus d’entreprises françaises qui se protègent par le brevet. J’estime que renforcer le brevet national n’est pas la bonne réponse.
Encourager les entreprises dans la définition d’une stratégie globale de PI
Marianne Schaffner : Il faut aller plus loin et changer véritablement de paradigme ! Il nous a été inculqué depuis nos premières années universitaires que le brevet est un droit d’interdire. Il faut désormais prendre conscience que le brevet est un droit d’exploiter, un outil pour choisir ses partenaires, pour lever des fonds… C’est avant tout un actif économique.
Benoît Battistelli : Il y a quelques années, les établissements de recherche publique déposaient très peu de brevets. Désormais, ce sont parmi les principaux déposants français. C’est une bonne nouvelle qui démontre que les capacités de recherche s’orientent vers le système de la propriété intellectuelle. Mais cela sous-entend aussi qu’il y a moins de dépôt par les entreprises. Le problème des centres de recherche en France aujourd’hui est de monétiser, d’exploiter leurs brevets. C’est un autre métier qu’il faudrait développer dans l’Hexagone, car il permettrait de rentabiliser le coût du dépôt de brevets.
Cyra Nargolwalla : Les premières demandes de brevet sur de la recherche fondamentale sont déposées par les institutions de recherche publique telles que l’Inserm ou le CNRS et, par la suite, des spin-off sont effectués avec une licence sur ces brevets précurseurs. Une fois que la start-up est lancée, elle déposera les brevets en son nom. C’est une voie assez naturelle.
Benoît Battistelli : Les offices, comme les professionnels, devraient de moins en moins s’occuper de procédure pour s’orienter vers la stratégie. Dans quelques années, ce seront des robots qui feront le travail d’instruction des brevets. À l’heure actuelle déjà, dans le rapport de recherche établi par l’OEB, 60 % des citations sont automatiquement générées par les systèmes d’information. On peut penser que dans une dizaine d’années, les systèmes d’information d’un cabinet d’avocat seront connectés au système d’information d’un l’office et ils feront, en quelques secondes, l’essentiel de la procédure de délivrance Quelle sera dès lors la valeur ajoutée des professionnels et des offices ? Le sujet principal c’est la stratégie, c’est-à-dire comment aider une entreprise à développer une politique de propriété intellectuelle intégrant tous les outils (les brevets, les marques, dessins et modèles, les droits d’auteur, etc.).
Yann Dietrich : La définition d’une stratégie de PI est fondamentale. Lorsque les questions de brevet sont localisées dans la R & D, elles deviennent un marqueur de l’activité innovante de la société et sont abordées essentiellement à travers le prisme du nombre de brevets déposés. Mais dans les grands groupes allemands, américains et même parfois français, le brevet et plus globalement la stratégie de propriété intellectuelle est une question gérée par le comex. Dans le groupe Atos, c’est une question centrale, une question de business. Quand le patron d’une PME, la comprend ou la dirige, l’entreprise s’investit globalement sur le sujet.
Benoît Battistelli : La question de la place du responsable de la propriété intellectuelle au sein de l’entreprise est essentielle.
Cyra Nargolwalla : Elle dépend de la taille de l’entreprise.
Benoît Battistelli : Il y a peu d’entreprises françaises où il dépend du comex. Dans de nombreux cas, il dépend du service juridique, ou du directeur recherche et développement.
Cyra Nargolwalla : La loi Pacte pourrait avoir pour effet d’accroître cette place au sein même de l’organigramme de l’entreprise en renforçant la culture de la propriété industrielle.
La loi Pacte et après ?
Emmanuel Gougé : La loi Pacte ne donne qu’un cadre. Tout va se jouer dans les modalités de mise en œuvre du texte et des moyens qui seront mis à disposition pour que l’outil fonctionne. Le risque c’est que l’on se retrouve dans une situation où il y a eu un effet d’affichage, alors que derrière, les mesures sont plus complexes à mettre en œuvre.
Yann Dietrich : La qualité des ingénieurs brevets pour l’examen sera la clé de voûte du nouveau modèle.
Benoît Battistelli : Avec les tarifs pratiqués par l’INPI, nous aurons du mal à recruter des ingénieurs brevets au prix du marché. À l’époque où l’INPI ne faisait pas d’examen, les seuls ingénieurs brevets que nous pouvions engager venaient de finir leurs études pour la simple raison que nous ne pouvions payer que des juniors. Au bout de quelques années, un grand nombre d’entre eux partaient dans le privé, forts de cette expérience à l’INPI. Je ne pense pas que la situation changera demain.
Emmanuel Gougé : Votre vision est assez pessimiste puisque le résultat sera, a minima, vraisemblablement proche de la situation actuelle.
Benoît Battistelli : Absolument. Et c’est pourquoi je pense que la loi Pacte constitue une erreur stratégique. L’important est de faire en sorte que l’OEB fonctionne encore mieux, car lui seul dispose des moyens nécessaires pour faire le travail. Il faut en faciliter l’accès pour toutes les entreprises françaises.
Cyra Nargolwalla : Donc, selon vous, que doit-on faire pour que la loi Pacte ait les effets positifs escomptés ?
Benoît Battistelli : Ce n’est pas un sujet, c’est une erreur. Les politiques pensent que ce qui est important c’est le nombre de brevets déposés pour un coût moindre. Silvio Berlusconi, en Italie, avait même déclaré un jour qu’il fallait parvenir au brevet pour zéro euro pour faciliter son usage. Mais l’objectif doit être autre ! Il faut faire en sorte d’avoir des brevets de qualité, supposant dès lors un certain coût. Les entreprises doivent se protéger au niveau de leur marché, c’est-à-dire le marché européen.
D’où l’importance de mettre en œuvre le plus rapidement possible le brevet unitaire qui garantit la qualité du brevet européen et en réduit sensiblement le coût.
Marianne Schaffner : Il faut tout de même évoquer une deuxième révolution qui touche l’INPI, celle sur le droit des marques. Une division d’annulation a été créée qui va nécessiter, là aussi, le recrutement de nouveaux agents. C’est donc une révolution en profondeur qui touche l’Institut français qui nécessitera que l’État français engage des fonds pour la mener à bien.
Emmanuel Gougé : Un des problèmes portera sur la qualité des examens qui vont avoir lieu, les délais de traitement et les moyens pour y parvenir.
Marianne Schaffner : Il faut accepter que le dépôt soit un investissement qui permettra derrière d’avoir un acte fort. Ne nous contentons pas de la médiocrité pour devenir véritablement attractifs.
Benoît Battistelli : J’irais même plus loin car personne n’est motivé uniquement par le marché français.
Cyra Nargolwalla : Chaque ressortissant d’un pays dépose d’abord chez lui, et continue ensuite plus loin. Le brevet français est une première étape. Mais elle est déjà révélatrice de la position de l’entreprise sur sa stratégie de propriété industrielle.
Yann Dietrich : Il y a plusieurs premières étapes. La société a le choix de déposer d’abord en France puis d’étendre ensuite à l’international, soit de déposer directement en Europe, Chine ou aux États-Unis. Ou alors d’utiliser des procédures internationales dès le début pour avoir des textes en anglais. Dans mon expérience, je n’ai pas vu beaucoup de cas où l’entreprise cherchait uniquement une protection française. Or si la mise en œuvre de la loi Pacte n’est pas suffisante, elle n’aura eu pour effet que d’ajouter des coûts et les entreprises feront alors d’autres arbitrages que celui de la France.
Emmanuel Gougé : Pendant des années, certains ont critiqué la scène française et son brevet peu attractif, à la différence d’autres pays. L’option de vouloir renforcer la valeur des brevets français peut être perçue comme un effet d’annonce, certes, mais il ne faut pas être uniquement dans la défiance. Il faut jouer le jeu. Nous avons tous intérêt à ce que la voie choisie réussisse.
Cyra Nargolwalla : Nombre d’entreprises asiatiques déposent d’abord dans leur pays, puis font le choix de déposer dans certains pays européens dont la France. Dans le secteur automobile bien sûr, mais aussi dans la consommation.
Marianne Schaffner : La propriété intellectuelle est un actif essentiel de compétitivité. Observons ce que vient de faire Huawei qui, pour contourner les sanctions américaines et s’affranchir de Google, a développé son propre système d’exploitation Ark qu’elle a protégé par brevet et marque. Huawei est l’un des premiers déposants à l’OEB, derrière Siemens. Ainsi, la Chine a bien compris que la propriété intellectuelle est une arme redoutable qui peut être un enjeu politique et économique. Je souhaite que la France suive le même chemin.