Juristes d’entreprise : les nouveaux habits de l’évolution des carrières
« Il n’y a qu’une tête en haut de la pyramide, et le management d’une direction juridique doit travailler avec cette réalité. » Directeur juridique de CGI France, Jean-Charles Henry concentre dans cette formule la principale difficulté rencontrée par les juristes d’entreprise qui entendent un jour accéder à des fonctions de direction : peu de places à prendre, et donc peu d’élus. Une difficulté qui se répercute, en miroir, sur les managers, confrontés à une possible démotivation de leurs équipes face à ce manque de perspectives d’évolution de carrière. « C’est un marché compliqué, exigeant et assez fermé, observe Catherine Bunod, consultante chez Arthur Hunt. Depuis treize ans que je recrute des juristes, j’ai le sentiment de rencontrer un certain nombre de gens pas totalement satisfaits dans leur vie professionnelle. Ils ont l’impression d’avoir fait le tour de l’entreprise et se sentent bloqués en termes d’évolution de carrière. »
À nouvelles attentes, nouveaux talents
Mais la structure en pyramide, voire en râteau quand il n’y a pas de postes intermédiaires, n’explique pas tout. Le métier ne se pratique plus aujourd’hui comme hier et certains se voient aujourd’hui empêchés dans leur progression faute de posséder les talents désormais exigés pour grimper les échelons. « Le métier a changé, et ceux qui ne changent pas resteront sur le bord du chemin ! poursuit le directeur juridique de CGI France. Le juriste qui disait non à tout et freinait le business, le “mister no” de l’entreprise, c’est fini, même si c’est encore l’image que l’on en a parfois. » « Avant, on allait à la direction juridique comme chez le dentiste : à reculons, et souvent trop tard, témoigne Alain Curtet, directeur juridique adjoint chez MMA/Covea. Aujourd’hui, notre métier consiste à accompagner le business, en éclairant les dirigeants et les opérationnels sur les risques réels et prévisibles. Il faut être à la fois très bon techniquement et très pédagogue, en intégrant toute une dimension de communication. » Experts dans leur domaine, orientés business, bons communicants… mais aussi créatifs : « Je recherche avant tout des talents, explique Béatrice Bihr, directrice juridique exécutif de Teva Pharmaceutical France. Avant même l’expertise, qui s’acquiert, je cherche des gens créatifs, imaginatifs, capables de s’interroger et de trouver des solutions, de s’adapter et de sortir de leur zone de confort, car lorsque l’on fait les choses par habitude, on finit par faire prendre des risques à l’entreprise. »
La dimension comportementale tient une place devenue centrale dans le recrutement
et l’évolution de carrière des collaborateurs
L’expérience en cabinet, un point fort
Du côté des juniors, « il y a sur le marché de nombreux profils qui correspondent parfaitement à ces attentes, nous avons une véritable élite de juniors » , estime la consultante Catherine Bunod. Selon Marc Bartel, managing partner du cabinet de recrutement Heidrick & Struggles, « le chemin royal, c’est quelqu’un qui a débuté dans un beau cabinet d’avocats, avec une expérience de quelques années à l’étranger. » Le passage en cabinet « ouvre des portes, reprend Catherine Bunod, les directeurs juridiques y sont sensibles car le cabinet est réputé apporter une structuration, une formation. » Ils y sont d’autant plus sensibles qu’une bonne partie d’entre eux sont d’anciens avocats. Avant de rejoindre l’entreprise, Jean-Charles a ainsi exercé dans des cabinets anglo-saxons ; après ses études universitaires, Alain Curtet a débuté au sein d’un cabinet lyonnais où il a passé une dizaine d’années ; elle aussi ancienne avocate, Béatrice Bihr reconnaît que recruter un ex-avocat « est plus facile, car c’est une culture dans laquelle je me retrouve ». Selon le chasseur de têtes Marc Bartel (passé par Linklaters et Lovells), « les entreprises savent la difficulté qu’il y a pour les jeunes avocats à intégrer ces cabinets, elles connaissent le volume de travail exigé et apprécient l’expérience de ces jeunes collaborateurs, qui interviennent très tôt sur des dossiers pointus » .
Expériences et capacités personnelles
Aussi apprécié soit-il, le passage par un cabinet de renom n’est toutefois pas indispensable. À compétences égales, Jean-Charles Henry, chez CGI, met ainsi « sur le même niveau » un jeune qui sort d’un cabinet réputé et dispose d’une double formation (LL.M, master en commerce) et celui « qui aura fait un tour du monde à la voile ou marché dix mille kilomètres à la découverte des aborigènes d’Australie… » À ses yeux, « l’important est de démontrer une capacité d’ouverture, une volonté de se confronter à d’autres contextes » . La dimension comportementale tient en effet une place devenue centrale dans le recrutement et l’évolution de carrière des collaborateurs. « Mener les équipes à l’excellence dans l’expertise, ce n’est pas nouveau, et c’est le plus simple car les juristes aiment, par nature, se plonger dans l’expertise, témoigne Alain Curtet, chez MMA. Il est d’ailleurs très facile pour la direction juridique de décrocher des budgets pour des formations techniques, d’autant qu’une bonne partie est dispensée gratuitement par d’excellents cabinets d’avocats ! En revanche, il faut convaincre la direction de l’intérêt de financer des formations comportementales et de communication, alors que c’est de celles-ci dont on a le plus besoin. » Ainsi, même si l’aspect technique reste primordial pour les juniors car les savoirs ne sont que théoriques à la sortie des études, « après, il faut vite passer à autre chose », confirme Béatrice Bihr.
« Il faut accepter que vos collaborateurs vous quittent au bout d’un moment. »
(Alain Curtet, directeur juridique Groupe MMA)
Mobilité : bouger pour ne pas stagner
Autre chose ? « Soit une spécialisation, soit une expérience à l’international », conseille la consultante Catherine Bunod. Et plutôt l’international si l’on vise une carrière dans une multinationale : « Les marchés se développent à l’étranger, que ce soit par le développement de l’activité ou par le biais de fusions-acquisitions, le chiffre se fait avec l’étranger, observe Marc Bartel. Et un juriste aura beaucoup de mal à décrocher les meilleurs postes s’il n’a qu’une compétence purement domestique. Ce n’est pas un hasard si treize des directeurs juridiques du CAC 40 sont étrangers. » Et, selon lui, la seule expérience du droit international ne suffit pas : pour rester dans la compétition, il faut avoir vécu à l’étranger, connaître les codes… Cette expérience peut s’acquérir au sein des grands groupes qui offrent à leurs juristes des opportunités en termes de mobilité internationale. Teva, par exemple, propose à ses collaborateurs européens un programme LIMO – Legal Internal Mobility Opportunity – qui permet aux juristes qui le souhaitent d’aller, temporairement, travailler dans un autre pays. Chez France Télécom/Orange, le programme Talent Sharing permet chaque année à une dizaine de juristes sélectionnés par l’entreprise de rejoindre, pendant un temps donné – d’un jour par semaine à un an – un autre département juridique du groupe, en France ou dans un autre pays. Mais peu d’entreprises ont la taille suffisante pour offrir de telles possibilités en interne.
Changer de spécialité ou de secteur
La mobilité n’est pas qu’un concept géographique : il peut s’agir de changer d’entreprise et/ou de secteur. « Si vous ne le faites pas, vous êtes catalogué, enfermé, prévient Catherine Bunod. Ceci dit, il est beaucoup plus facile de changer de domaine juridique que de secteur d’activité car on s’adapte plus facilement à un nouveau pan de droit qu’à une nouvelle culture sectorielle. » Son conseil : « Ne pas hésiter à bouger et éviter de rester plus de six ans sur le même poste dans la même entreprise. » Un phénomène dont les directeurs juridiques ont d’ailleurs bien pris conscience ces dernières années : les équipes stables dans le temps, c’est fini. « Il faut accepter que vos collaborateurs vous quittent au bout d’un moment, estime Alain Curtet. C’est frustrant, mais d’un autre côté, ça étoffe votre réseau. Et puis nous aussi, nous allons débaucher des talents ailleurs… » Pour Jean-Charles Henry, les managers doivent toujours tenir un « langage de vérité » , notamment avec les jeunes issus de la génération Y, « qui n’ont plus aucune naïveté sur le sujet » : « Moi, j’offre des lignes sur le CV en permettant à chacun de monter en compétences et en proposant une formation intellectuelle avec une approche ouverte sur le business, poursuit-il. De leur côté, ils apportent leur contribution à l’entreprise pendant quatre ou cinq ans. Les carrières de trente ans dans un groupe, ça n’existe plus, et rester trop longtemps au même endroit est suspect, c’est un signe d’inadaptation au marché. Les jeunes le savent parfaitement. »
Le choix de l’hyper-expertise
Longtemps, les juristes d’entreprise sont “montés” à l’ancienneté, « parce qu’ils étaient supposés êtres les plus compétentes techniquement » , et « devenaient managers sans forcément en avoir la fibre », relève Alain Curtet. Dès lors que l’époque est révolue, quelle autre perspective proposer aujourd’hui aux plus confirmés et aux seniors ? La montée en expertise dans certaines spécialités qui ont le vent en poupe, telles que « le droit boursier, la compliance, le corporate, le M&A », suggère le consultant Marc Bartel : « Dans ces secteurs, les entreprises veulent les meilleurs en interne, pour des raisons de coûts : autant avoir l’expert sous la main que payer 500 euros l’heure d’avocat. » De super-experts, parfois débauchés dans les cabinets. Mais attention, « il y a un risque à s’enfermer dans l’hyper-expertise, prévient Béatrice Bihr. Pour évoluer, il est essentiel de développer une vision panoramique de l’entreprise. Le juriste doit toujours élargir son spectre sous peine de voir ses perspectives d’avenir se réduire. » Reste une difficulté à gérer pour la direction juridique : faire accepter à ces collaborateurs pointus et expérimentés le fait de travailler sous l’autorité de personnes plus jeunes, moins expertes, mais disposant de meilleures aptitudes au management.
Une demande de profils hybrides
Autre tendance : l’émergence de profils hybrides, à forte dimension juridique. Chez MMA, par exemple, Alain Curtet n’hésite pas à confier à des non-juristes des missions de nature juridique. Il a ainsi préféré confier le poste de correspondant Informatique et Libertés (CIL) à une collaboratrice en provenance de la direction informatique, parce qu’il est plus simple de former une informaticienne à cette loi qu’un juriste à la maîtrise des différents systèmes d’information. « Pour des raisons de langage, de reconnaissance mutuelle et de non travestissement de la réalité, c’est une greffe très pertinente, souligne-t-il. Amener des gens de culture différente perturbe les juristes mais la différence enrichit. Un recrutement éclectique permet de créer de la dynamique. Et la nouvelle génération de directeurs juridiques est portée à ne pas recruter des gens qui se ressemblent. » Du côté des cabinets de recrutement, Catherine Bunod observe également une nette progression de la demande pour des profils de contract managers, « avec un profil mixte entre juriste et ingénieur », une fonction prisée dans les entreprises anglo-saxonnes et qui a désormais le vent en poupe en France. L’an dernier, Thalès a d’ailleurs créé avec quelques autres multinationales – dont Areva, GdF Suez, Alstom, Atos… – l’Association française du contract management. Le développement de la demande pour ces profils hybrides peut offrir aux juristes de nouvelles opportunités de développement de carrière.
Cet article a été publié dans LJA-Le Magazine n° 37, juillet/août 2015 (Abonnés)