Qui sont les DJ de la French Tech ?
La start-up Leeway, en partenariat avec Fed Legal, a récemment publié une étude quantitative sur les juristes qui travaillent au sein de l’une des 120 entreprises admises au sein de la French Tech1. La LJA a enquêté pour savoir comment ces entreprises de demain considèrent les fonctions juridiques. Comment leurs directeurs juridiques appréhendent-t-ils leurs fonctions ? Ont-ils autant de difficultés que leurs aînés à évangéliser les chefs d’entreprises sur la dimension stratégique du droit ? Reportage.
Selon l’étude publiée par Leeway, un tiers seulement des juristes exerçant dans une entreprise de la French Tech (29,5 %) sont issus de cabinets d’avocats, la moitié venant du monde de l’entreprise. Parmi les juristes interrogés par la LJA, tous témoignent d’une appétence pour les sujets liés aux nouvelles technologies et beaucoup ont choisi une filière juridique en propriété intellectuelle. L’étude indique d’ailleurs que la formation initiale en droit de la propriété intellectuelle est assez répandue (24,4 % des sondés, en deuxième position derrière le droit des affaires à 39 % et devant le droit des nouvelles technologies à 17,1 %). Louis-Étienne Balleydier exerce les fonctions de « Legal Manager » depuis deux ans au sein de l’entreprise Mirakl, qui commercialise des solutions de marketplace, est diplômé du M2 IP/IT de Paris 2. « Je n’ai pas fait de plan de carrière, mais mon idée était d’être le trait d’union entre les fonctions juridiques et les fonctions technologiques. » Après avoir exercé comme avocat en PI pendant six ans, il fait l’amère expérience du plafond de verre et décide de raccrocher la robe. Un premier poste comme juriste chez SAP le convainc de son choix. Ce passionné de tech s’épanouit davantage au sein d’un poste orienté vers le business. Il rejoint ensuite la jeune pousse Mirakl. « Lors des entretiens, les dirigeants m’ont écouté, ils étaient plus humbles dans leur approche du juridique que les cabinets d’avocats. On s’intéressait enfin à moi, c’est ce qui m’a poussé à sauter le pas. » Ce constat de la différence d’attitude à l’embauche entre cabinets et entreprises est d’ailleurs largement partagé. Clémence de Perthuis est « Head of Legal » de JobTeaser, une plateforme dédiée à la recherche d’emploi. Avocate en contentieux pendant huit ans chez Jones Day, elle aspirait à un poste axé sur l’opérationnel. Elle a alors rejoint la start-up il y a deux ans et porte aujourd’hui dans son scope toutes les questions juridiques. Charlotte de Dreuzy est quant à elle « Head of Legal » de l’entreprise ManoMano, une autre marketplace. C’est lorsqu’elle a rejoint Lagardere Active que sa carrière s’est tournée vers le numérique et le contexte de digitalisation galopante lui a donné une belle opportunité de réorientation. Elle travaille alors avec nombre de start-ups et l’exercice lui plaît. Après une expérience comme avocate spécialisée en IP/IT et data protection, elle est chassée par de grands groupes. Mais, de peur d’exercer en silo, elle choisit la prometteuse entreprise ManoMano au sein de laquelle elle dit avoir rencontré « des personnes qui lui ont donné envie de travailler avec elles ».
> Solange Viegas Dos Reis
Quelles responsabilités ?
Si le champ d’action du directeur ou du responsable juridique est très variable en fonction du niveau de croissance des entreprises concernées, les juristes interrogés les ont surtout rejointes par goût du challenge, attirés par les responsabilités qu’ils auraient à y exercer. Cela coïncide avec les enseignements issus de l’étude Leeway qui pointe que la première raison pour laquelle les juristes font le choix de rejoindre une start-up est l’intérêt des sujets juridiques à traiter et, pour les anciens avocats, la perspective d’être impliqué dans le projet d’entreprise. « La possibilité de faire grandir une équipe, de mener à bien un projet, n’existe pas autant en cabinet d’avocat », estime Louis-Étienne Balleydier qui dit aussi avoir été attiré par l’aspect très international du poste, peu évoqué dans l’étude. Charlotte de Dreuzy indique, elle, avoir été séduite par la culture d’entreprise très marquée de ManoMano, véritable incarnation de ses valeurs, et par son agilité. Solange Viegas Dos Reis, directrice juridique groupe de Believe Digital, qui se présente comme un label de musique entièrement numérique, a quant à elle été conquise par l’attention que prêtait le fondateur aux artistes et aux valeurs de respect et de transparence. Elle travaille désormais à l’international pour les deux tiers de son temps.
« En start-up, on travaille en équipe réduite et on voit immédiatement les conséquences de ce que l’on fait », estime Alain Bensimon. C’est cette agilité, cette souplesse et cette solidarité — « on se serre les coudes » — qui a poussé le jeune homme a rejoindre Air Call, qui commercialise des solution de téléphonie en B2B, en dépit des propositions de grands groupes. Le poste, entre Paris et les États-Unis lui correspondait parfaitement. « Il fallait complètement construire le département juridique », explique ce franco-américain. Il observe qu’Outre-Atlantique, divers titres sont donnés à l’équivalent du directeur juridique : « J’ai le titre de general counsel, mais on emploie aussi chief legal officer (CLO), ou head of legal, ou encore VP legal. Dans les faits, cela recouvre à peu près les mêmes fonctions. » Dans son périmètre, Alain Bensimon s’occupe de toutes les questions juridiques, en partenariat avec la RH ou le fiscal lorsque le sujet le nécessite. « Nous sommes souvent plus réactifs que proactifs sur les questions fiscales », observe-t-il. Après avoir fait des études de droit international à Nanterre et un LLM aux USA, le juriste ne se voyait pas évoluer ailleurs qu’à l’international. Titulaire du barreau de New-York, il a exercé un an dans un cabinet spécialisé en arbitrage avant de rejoindre une entreprise de marketing digital à New-York qu’il quitte pour rejoindre la start-up américaine.
> Clémence de Perthuis
Quel salaire ?
La plupart du temps, les considérations relatives aux responsabilités exercées prennent le pas sur celles liées au salaire. Charlotte de Dreuzy a choisi de rejoindre ManoMano pour relever le défi de la construction de la DJ et aussi pour y trouver une forme d’équilibre et de la polyvalence. « Le salaire n’était pas un élément d’attractivité », confie-t-elle. « Beaucoup d’avocats pensent qu’en allant en entreprise, ils vont devoir baisser leur revenu. Moi je l’ai augmenté », précise cependant Louis-Étienne Balleydier, qui indique que souvent certains employeurs du secteur incluent une part variable dans le salaire des juristes. « Ce variable ne doit pas être trop important, car le juriste doit être indépendant de la pression commerciale », conseille-t-il. Aux termes de l’étude Leeway, il était en effet relevé que 85 % des juristes interrogés ont des éléments de salaire variables dans leur rémunération, qui représente, pour 46 % d’entre eux entre 1 et 10 % de la rémunération totale.
Clémence de Perthuis a pour sa part sacrifié une partie de sa rémunération lorsqu’elle a rejoint Job Teaser il y a deux ans, mais se retrouve aujourd’hui au niveau de rémunération qu’elle percevait comme avocate. Elle n’était pas spécialement attirée par l’univers des start-up lorsqu’elle a décidé de raccrocher sa robe, mais a été sensible au projet d’entreprise présenté par le fondateur de JobTeaser. « Et le challenge de la page blanche, avec une DJ à construire, m’a plu », confesse-t-elle.
La place de la DJ dans la French Tech
La place de la direction juridique est variable selon le niveau de croissance de l’entreprise et sa culture. L’étude Leeway relève que 71,9 % des DJ ne participent pas au comité de direction et, plus surprenant, que seulement 40 % reportent à la DG, la plupart des autres indiquant reporter à la DAF. Louis-Étienne Balleydier est à la tête d’une petite équipe qui totalise pour le moment trois personnes, mais qui est sur le point de s’étoffer. Il reporte au Chief Financial Officer (CFO), estimant que pour le moment relever directement du CEO n’est pas vraiment nécessaire. Ce rattachement ne l’empêche pas, toutefois, de prendre langue avec ce dernier pour des dossiers nécessitant une orientation stratégique. « Mais nous sommes pour le moment encore en phase de croissance et de construction, et ce n’est pas encore primordial. » Il ajoute qu’il est même parfois plus « confortable » d’être dans le giron de la finance qui permet d’éviter certains blocages. Charlotte de Dreuzy reporte elle aussi au CFO, qui est membre du Comex. « Parce qu’historiquement au moment de la fondation, il avait le legal dans son scope », explique-t-elle. Le CFO est chargé de filtrer les sujets pour le reporting au Comex. Cependant la DJ est tout de même en lien avec l’Executive Team. « Nous n’avons pas de meetings réguliers, mais je peux les solliciter si nécessaire. Je me suis toujours sentie écoutée. »
Chez Air Call, c’est différent, Alain Bensimon reporte au DG et siège aussi au Comex. Il est à la manœuvre sur tout le corporate, les supports de ventes, l’achat des matières premières, le transactionnel, etc. Celui-ci a pu comparer à cet égard, la France et les États-Unis. « On voit le poids de la hiérarchie des directions juridiques françaises dans les start-up, il est beaucoup plus commun qu’elles soient rattachées à la finance, c’est moins le cas aux USA. » Il explique ce phénomène par le fait qu’au début de l’existence de ce type de jeunes pousses à effectif réduit, c’est le DAF qui s’empare des premiers sujets juridiques auxquels l’entreprise est confrontée (actes constitutifs, volet juridique des levées de fonds) et même s’il s’appuie sur des avocats extérieurs, c’est souvent lui qui conserve la main lorsque l’entreprise entre en phase de croissance. Tout le corporate fonctionne en général main dans la main avec la finance. « Et il est difficile de restructurer ensuite. »
Solange Viegas Dos Reis reporte, elle, au directeur général de Believe et elle siège au Comex. Ce positionnement est surtout dû au président et fondateur du groupe, Denis Ladegaillerie, qui est ancien avocat d’affaires. « Il suit de très près les travaux de la DJ, c’est très confortable, mais c’est aussi un challenge. » En phase d’hyper croissance, la start-up française octroie à sa DJ un budget qu’elle gère en toute autonomie, avec beaucoup de souplesse. Même positionnement pour Clémence de Perthuis qui reporte directement au directeur général. Elle ne fait cependant pas encore partie du comité de direction mais elle y aspire « pour participer aux décisions stratégiques ». Elle ajoute : « J’essaye d’insuffler dans la culture de l’entreprise qu’il faut que la DJ intervienne très en amont et je crois que le reflexe est acquis. »
Un équilibre à trouver
Les directions juridiques considérées, souvent en phase de construction, n’ont pas encore toutes trouvé la dimension qui leur convient. Louis-Étienne Balleydier voudrait ainsi étoffer son équipe avec des profils plus seniors pour pouvoir avoir une réflexion sur une stratégie juridique à long terme. « La vraie contrainte, c’est que nous sommes trop ramenés sur le quotidien et cela empêche la DJ de s’épanouir pleinement dans ses fonctions. » L’activité de son entreprise a connu une croissance importante en cette période de crise sanitaire, ce qui l’a obligé à focaliser l’activité de la DJ sur les sujets liés à ce développement rapide, ne lui laissant pas ou peu de temps pour les sujets de fond. Il estime aujourd’hui important de construire une équipe unie, polyvalente, dans laquelle chacun doit pouvoir faire de tout. Il ajoute que les enjeux opérationnels ne devraient constituer les priorités que d’une partie de l’équipe pour que les sujets de fond ne soient pas mis de côté.
L’importance de la fonction juridique au sein des start-up semble donc liée à la manière dont elles se développent et les juristes doivent être en mesure de s’imposer le plus tôt possible afin d’en devenir un pilier. Charlotte de Dreuzy a ainsi eu à cœur d’instaurer une culture juridique au sein de l’entreprise lorsqu’elle est arrivée. En phase d’hyper croissance, ses préoccupations touchent aujourd’hui surtout au fait d’étoffer la DJ, qui compte actuellement sept personnes et au lancement de nouvelles activités, « ce qui arrive environ tous les six mois ». Sa direction juridique est impliquée très en amont sur ces nouveaux projets. Mais pour s’épanouir, son département aurait besoin « de plus de budget et de 4 juristes supplémentaires », notamment pour accompagner les équipes opérationnelles à l’international.
Selon Alain Bensimon, « Il ne manque finalement pas grand-chose pour que les fonctions juridiques puissent s’épanouir pleinement au sein de ces entreprises ». Il estime avoir beaucoup de chance de participer à ce mouvement définissant le nouveau rôle des juristes d’entreprise qui est désormais en position de transcender ses fonctions pour peser dans la stratégie de l’entreprise. Pour lui, un équilibre délicat doit être trouvé entre les impératifs de protection de l’entreprise et l’identification des relais de croissance à saisir. Et de conclure : « Le juriste est en capacité d’apporter de la valeur ajoutée avec sa vision juridique. »
Notes :
1. Un programme d’accompagnement public à destination des start-ups en hyper croissance.