Confidentialité des avis des juristes d’entreprise : « Le temps de la décision politique est venu »
Alors qu’on pensait l’affaire de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise en passe d’être enfin réglée, eu égard à la volonté désormais affichée de la Chancellerie de faire avancer le sujet à la faveur de la loi de programmation pour la justice, en cours de discussion au Parlement, voilà que des désaccords apparaissent du côté de Bercy et que Matignon est sollicité pour faire des arbitrages. Le point à date.
Le texte avait pourtant été patiemment travaillé et ce, pendant des mois. Les juristes d’entreprise, représentés par l’AFJE et le Cercle Montesquieu, la Chancellerie et les avocats avaient réussi à surmonter leurs divergences pour aboutir à la rédaction, en février, d’un projet de texte qui faisait consensus. Martial Houlle, président du Cercle Montesquieu, explique : « Même si le pénal et le fiscal étaient exclus du champ du legal privilege, qui couvrait la matière civile, commerciale et administrative, c’était une avancée acceptable ». Noëlle Lenoir, avocate, qui préside la commission juridique de l’association Paris Ile-de-France Capitale Économique, s’est également beaucoup investie sur le sujet, estimant que c’est un facteur indispensable à l’attractivité économique de la capitale. « Nous avions réussi à trouver un mécanisme différent de celui du legal privilege, lié à la personne, c’est-à-dire un système de confidentialité lié à la nature du document concerné, en l’occurrence, les avis juridiques des juristes d’entreprise ». Mais à l’Assemblée nationale, coup de théâtre. Alors que le rapporteur du texte, le député Jean Terlier (LREM, Tarn), a déposé un amendement précisant davantage les contours du privilège de confidentialité, dont le principe avait été adopté au Sénat avec avis favorable du gouvernement, le garde des Sceaux lui a demandé, en commission, de retirer son amendement, pour mieux le compléter et pour qu’il puisse être voté en séance.
L’opposition de Bercy
Que s’est-t-il passé ? L’ancien député Raphaël Gauvain, aujourd’hui avocat et qui a inlassablement oeuvré lors de la législature précédente pour cette confidentialité, explique : « Les services d’enquête de Bercy ont exigé, au dernier moment, que la confidentialité des avis des juristes d’entreprise soit opposable seulement en matière civile et commerciale et pas en matière administrative, car cela pourrait compromettre les enquêtes ». Un acteur du secteur glisse que lobbying des autorités administratives serait principalement conduit par l’Autorité des marchés financiers (AMF) qui serait totalement opposée à la réforme, laquelle, selon les arguments des autorités administratives, serait contraire aux objectifs du plan antifraude du gouvernement. Au contraire, précise Martial Houlle, « la confidentialité des avis des juristes d’entreprise est le meilleur moyen de lutter contre la fraude puisqu’elle renforce par nature le rôle des juristes en matière de prévention des infractions et d’alerte et favorise ainsi l’efficacité des normes de conformité ». Pour Noëlle Lenoir, « d’abord, aucune autorité étrangère comme la SEC, le DOJ ou la FCC n’a jamais été empêchée d’enquêter en dépit de l’existence du legal privilege, et c’est d’ailleurs dans les pays de common law où il existe que le droit est le plus développé et influent à travers le monde et ensuite, il est évident que l’intérêt le plus élémentaire d’un État est de ne pas être une passoire pour des informations sensibles, ce que sont par définition les avis juridiques portant sur des questions de conformité. On sait bien, par exemple, que l’AMF et l’ACPR ont conclu des accords avec de très nombreuses autorités étrangères et peuvent ainsi être amenées à leur livrer des informations incriminantes ». Des réunions interministérielles ont eu lieu, mais aucun accord n’ayant pu être trouvé, l’arbitrage de Matignon a été sollicité. Et les juristes d’entreprise craignent que la première ministre ne tranche en faveur de Bercy, ce qu’ils considèreraient comme une catastrophe. « Si la confidentialité des avis des juristes d’entreprise ne devait pas être opposable en matière administrative, cela viderait la réforme de sa substance, estime Raphaël Gauvain, car l’enjeu crucial est celui de la conformité. » « Le discours des autorités ne tient pas compte du choc des conformités qui constitue aujourd’hui l’environnement réglementaire des entreprises. On ne peut pas demander aux juristes d’entreprise de mettre en place des programmes pour prévenir les infractions et, dans le même temps, refuser que leur avis soient couverts par la confidentialité », renchérit Martial Houlle.
L’enjeu de compétitivité
Pour Raphaël Gauvain, il est désormais temps que la situation se dénoue. « Après 12 rapports qui disent tous la même chose depuis 20 ans, le temps est venu de la décision politique », estime l’ancien député qui considère qu’à court terme, la filière juridique est menacée si la réforme n’est pas introduite. Il rappelle qu’il n’est pas question, comme le sous-entend Bercy, de faire du juriste d’entreprise un coffre-fort. « La position des autorités tend à la procrastination, qui est une propension très forte au sein de la Haute administration », cingle-t-il, expliquant que bon nombre d’entreprises réfléchissent, très sérieusement, à délocaliser leur direction juridique en Belgique. Noëlle Lenoir note que des directions juridiques, comme celle de Chanel, sont basées à Londres et que d’autres entreprises ont des services juridiques étoffés à l’étranger. Elle rappelle que, dans le contexte du Brexit, et pour conserver l’attractivité de la place juridique de Londres, le juge britannique a reconnu que le bénéfice du legal privilege s’appliquait aux documents produits par des juristes britanniques, quel que soit leur pays d’exercice. Il s’agit donc bien pour le Royaume-Uni d’une question de souveraineté nationale. Certains acteurs du secteur, plus optimistes, estiment qu’il est possible que la question soit finalement tranchée directement par l’Elysée, en faveur de la réforme, espèrent-ils.