
Port de signes religieux au travail : que signifie la position de la CJUE ?
Décryptage avec Claire Toumieux, associée, et Olivier Picquerey, counsel, du cabinet Allen & Overy
Dans deux arrêts rendus le 14 mars dernier, la Cour de justice européenne (CJUE) a estimé qu’une entreprise pouvait interdire le port visible de signes religieux, comme le foulard islamique, sous certaines conditions. Claire Toumieux, associée, et Olivier Picquerey, counsel, du cabinet Allen & Overy analysent cette position et ses conséquences sur les entreprises françaises.

Que dit la législation française concernant le port du voile en entreprise ?
La législation française n’appréhende pas le port du voile en entreprise en tant que signe religieux distinct. En effet, la liberté de religion est protégée au sein de l’entreprise notamment par la constitution et les conventions internationales, comme la Convention de sauvegarde des droits de l’homme ou la Charte des droits fondamentaux, mais aussi par le Code du travail qui interdit toute discrimination fondée sur les convictions religieuses (art. L. 1132-1). Pour autant, la liberté de manifester une croyance, comme le port d’un signe religieux, peut faire l’objet de restrictions par l’employeur sous certaines conditions. En particulier, il est possible d’instaurer une différence de traitement entre salariés sous réserve qu’elle réponde à une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » et que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée (art. L. 1133-1 Code du travail). De plus, répondant aux interrogations des entreprises, notamment suite à la jurisprudence « Baby-Loup », la loi Travail du 8 août 2016 a prévu la possibilité pour l’employeur d’inscrire dans le règlement intérieur le « principe de neutralité » et de restreindre la manifestation des convictions des salariés (art. L. 1321-2-1 Code du travail). Cette nouvelle restriction n’est possible que si elle est justifiée par l’exercice d’autres libertés ou droits fondamentaux, ou par les « nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise », et si elle est proportionnée au but recherché. Il est donc acquis, comme le rappelle le Guide du fait religieux en entreprise publié par le ministère du Travail en janvier dernier, que toute limitation à la liberté religieuse doit être justifiée et proportionnée. Il demeurait cependant une incertitude sur la conformité des textes français au droit européen, notamment à la directive 2000/78 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.
Les entreprises savent désormais qu’elles peuvent valablement instaurer un principe de neutralité en leur sein, sous réserve qu’il s’applique indifféremment à tous les salariés, ce qui implique qu’il soit intégré à la réglementation interne
Quel impact cette position de la CJUE aurat-elle sur les entreprises privées en France ?
Le grand intérêt de cette décision est de fournir un guide clair sur l’adoption d’une pratique de neutralité religieuse. Les entreprises savent désormais qu’elles peuvent valablement instaurer un principe de neutralité en leur sein, sous réserve qu’il s’applique indifféremment à tous les salariés, ce qui implique qu’il soit intégré à la réglementation interne. Compte tenu de la formulation des arrêts de la CJUE, il est préférable que la neutralité s’applique non seulement aux convictions religieuses, mais aussi aux convictions politiques et philosophiques. Surtout, ces arrêts confirment que, s’agissant du personnel en contact avec la clientèle, le souhait de l’entreprise d’afficher une image de neutralité à l’égard de ses clients constitue bien à lui seul un motif légitime justifiant d’instaurer ce principe de neutralité. Le contact avec la clientèle remplit donc les conditions susmentionnées d’« exigence professionnelle essentielle et déterminante » et de « nécessité du bon fonctionnement de l’entreprise ».
En l’absence d’un règlement intérieur, une entreprise privée pourra-t-elle sanctionner un salarié ?
Oui. Comme indiqué, la loi autorise déjà la limitation d’une liberté fondamentale dès lors que les conditions de proportionnalité et de justification sont remplies. La jurisprudence française autorise aussi l’employeur à sanctionner un salarié dès lors que la pratique de sa religion entraînait un comportement contraire aux exigences du contrat de travail (voir l’affaire du « boucher de Mayotte », arrêt du 24 mars 1998 de la cour de cassation).
Il est toutefois certain que l’existence d’une clause de règlement intérieur servira davantage les intérêts de l’employeur, notamment en prouvant que l’obligation de neutralité concerne l’ensemble des salariés et non un salarié en particulier, limitant ainsi les risques de contestation en discrimination directe.
Pensez-vous que cette nouvelle jurisprudence européenne favorise la sécurité juridique au sein des entreprises, ou est-elle source de nouveaux contentieux ?
Les décisions de la CJUE vont à l’évidence dans le sens d’une plus grande sécurisation des pratiques d’entreprises souhaitant instaurer une obligation de neutralité. Pour autant, elles n’éteignent pas toute discussion sur ce sujet sensible.
En particulier, l’interrogation demeure sur la possibilité d’imposer une neutralité aux salariés qui ne sont pas en contact avec la clientèle. La justification pourrait paraître alors plus difficile à apporter au regard du principe de liberté d’entreprendre visé par la CJUE dans ses récents arrêts.