Sciences Po, HEAD : le droit hors la fac ?
Cet article a été publié dans LJA-Le Magazine n° 37, juillet/août 2015 (Abonnés)
En 2009 naissait l’École de droit de Sciences Po. En 2012, trois associés de cabinets d’affaires lançaient HEAD. Deux initiatives différentes mais affichant un objectif commun : mieux former les juristes – et notamment les juristes d’affaires – de demain. Mieux que la fac ?
Depuis que l’arrêté du 21 mars 2007, autorisant des diplômés de l’Institut d’études politiques de Paris à se présenter directement à l’examen d’entrée des CRFPA, a ouvert une brèche dans le monopole des facultés de droit, la concurrence a gagné du terrain en matière de formation initiale. Les universités innovent et se démarquent (lire l’encadré) et des initiatives hors des campus universitaires voient le jour. Deux établissements en particulier ont contribué à faire bouger les lignes. L’École de droit de Sciences Po, lancée en 2009, et HEAD, l’école des Hautes Études Appliquées au Droit, établissement entièrement privé né de la volonté de trois avocats parisiens – Jean-Philippe Lambert (Mayer Brown), Emmanuel Brochier (Darrois) et Christopher Baker (alors chez Skadden) – et qui a ouvert ses portes en 2012. Leur point commun : proposer “autre chose”, en se posant comme une alternative à l’université pour l’École de droit de Sciences Po, ou comme un complément pratique pour HEAD.
Enseigner des savoir-faire
« L’idée de l’École de droit de Sciences Po est de reconnecter deux mondes séparés, de réfléchir à partir du droit tel qu’il se pratique, explique Christophe Jamin. Enseigner des savoirs mais surtout des savoir-faire. » En mettant le plus possible les mains dans le cambouis. À HEAD, le discours n’est pas différent, même si l’approche est autre. Partant elle aussi du postulat, comme l’affirme Christopher Baker, que « la formation est trop théorique partout », HEAD se veut « une transition entre l’université et le monde du travail » . À peine un peu plus de la moitié des cours sont des cours de droit et une majorité des enseignements (59 %) est dispensée par des praticiens. Les étudiants visés ? « Des gens qui ont fini leur droit et qui, ayant fini leur droit, savent qu’ils n’ont pas fini leur droit » , sourit Christopher Baker. L’école rêvait d’une coopération institutionnelle avec Paris I qui n’a finalement pas abouti et a dû revoir ses ambitions en conséquence. Le diplôme, baptisé “mastère/LLM”, qu’elle délivre n’est pas reconnu par l’État, mais l’objectif affiché est de voir la formation s’inscrire dans la continuité d’un M1.
À Sciences Po, la démarche est différente. « On ne se conçoit pas comme une trade school à vocation purement professionnelle, insiste Christophe Jamin. Chez nous, la dimension académique est très importante, l’école de droit c’est aussi un centre de recherche. » En clamant haut et fort qu’il fallait mettre à bas le postulat selon lequel il faut au moins quatre ou cinq ans de droit pour faire un bon juriste, Christophe Jamin en a agacé plus d’un. « Le droit ne se réduit pas à la technique, l’essentiel est de donner les clés du raisonnement juridique » , assène-t-il. Particularité : aucun cursus préalable en droit n’est exigé à l’entrée. 80 % des étudiants sont pour l’instant issus du collège universitaire de l’établissement, mais Christophe Jamin rêve d’attirer notamment des ingénieurs. Jusqu’à présent, un seul polytechnicien a répondu présent. « Les ingénieurs sont en nombre très réduits, concède-t-il. En tout cas, nous faisons tout pour les attirer. Ces gens-là raisonnent très bien. » Sa méthode d’enseignement : un an de droit très intensif où sont dispensés « les fondamentaux », suivi par une année de césure en cabinet ou en entreprise, optionnelle mais de plus en plus plébiscitée, puis par une deuxième année de cours où l’on va « théoriser sur la pratique » . Sur les cinq cents étudiants que compte l’école, les deux tiers environ optent pour la filière droit économique, et 60 % d’entre eux environ deviendront avocats.
Si le milieu universitaire grince des dents,
le milieu professionnel est moins réticent
Le coût du sur mesure
Autre ambition commune aux deux établissements : « faire dans la dentelle » en proposant des enseignements « à la carte », et s’ouvrir au maximum sur l’étranger. Sur les cinq cents étudiants que compte l’École de droit de Sciences Po, trente nationalités sont représentées et 30 % des cours sont dispensés en anglais. À HEAD, selon les cours qu’il choisira de suivre, l’étudiant pourra opter pour un enseignement bilingue ou entièrement en anglais. Les deux établissements développent activement leurs partenariats aux quatre coins du monde.
HEAD vise à terme les 200 élèves. Mais pour l’heure, les promotions ne comptent qu’une trentaine d’étudiants. Coût de la scolarité : 13 500 euros. Prohibitif, évidemment, par rapport à l’université. « Notre objectif est que l’école soit accessible à tous les milieux sociaux » , assure cependant Estelle Segonds-Domart, sa directrice. Et Christopher Baker d’ajouter : « Notre capacité à faire baisser le coût va dépendre de l’enrichissement de notre association Heads Up. » Son but : lever des fonds, auprès des cabinets d’avocats notamment, pour financer des bourses d’études. À Sciences Po aussi, les caisses sont beaucoup plus pleines qu’à la fac. Et pour les universitaires, toujours contraints de compter leurs sous, c’est là que le bât blesse. « Le point qui nous différencie le plus immédiatement de HEAD ou de Sciences Po est le coût de la formation pour l’étudiant ; chez nous, les formations les meilleures sont au même tarif que les moins reconnues, c’est-à-dire à peu près gratuites » , relève Philippe Stoffel-Munck, professeur à Paris I, qui assure également quelques cours à HEAD.
L’accueil du marché
Si le milieu universitaire grince des dents, le milieu professionnel est moins réticent. « Sur le CV, ces formations permettent aux étudiants de se démarquer, remarque Ivan de Goullard d’Arsay, adjoint au directeur juridique et responsable du pôle M&A et grands projets chez Veolia, qui a accueilli un étudiant américain d’HEAD. Elles sont plus en prise avec la réalité économique et la vie de l’entreprise. » Sylvie Perrin, associée au cabinet De Gaulle Fleurance, partenaire de HEAD, constate pour sa part que les étudiants « ont une plus grande maturité par rapport au marché ; ils ont acquis les codes professionnels qui ne sont pas appris à l’université ». Et, en se frottant de manière plus assidue au marché, ont commencé à se constituer un réseau. Après un magistère de fiscalité droit des affaires à Aix-en-Provence obtenu avec mention bien, Bruno Romagnoli a choisi HEAD « pour être plus proche du milieu professionnel » . Arrivé en seconde position du Prix du meilleur étudiant juristes d’affaires de Freshfields en 2013, il a obtenu une collaboration au sein de ce cabinet. Il sait que la valeur du diplôme est encore à construire. « On se sent un peu responsables du projet, dit-il, l’école réussira en grande partie si les anciens réussissent. »
Sciences Po, évidemment, n’a pas ce genre de problème. « La sélection à l’entrée et les jeux de réseaux font qu’ils trouvent aisément des débouchés, analyse Philippe Stoffel-Munck. La quasi-totalité des avocats anciens de Sciences Po avaient fait leur droit en parallèle à l’université. La réussite de ceux qui s’en seront dispensés est encore à évaluer, on manque de recul. » Mais ce que constate Jean-Pierre Grandjean, associé chez Clifford, partenaire de Sciences Po, c’est que « les étudiants aujourd’hui sont beaucoup plus attachés à être rapidement dans le concret ». Pour lui, ce qu’offre Sciences Po est positif : « Il ne s’agit pas d’anglo-saxoniser à outrance, il s’agit plus de coller aux besoins, c’est une autre façon d’apprendre le droit. » Et d’ajouter cependant : « On continue bien sûr à recruter des gens qui ne viennent pas de l’école de droit et qui sont excellents. Il se fait des choses formidables à l’université aussi. »
N.B.
L’université bouge aussi
« Il faut abandonner l’idée préconçue et fausse que l’Université, au singulier, est homogène et marcherait d’un seul pas, assène Philippe Stoffel-Munck, professeur à Paris I, il y a aussi des formations très tournées vers la pratique et vers la confrontation des étudiants avec les praticiens. » Les cliniques de droit, telles qu’elles existent d’ailleurs à Sciences Po et à HEAD, ont ainsi le vent en poupe. De plus en plus d’universités s’y mettent. L’idée ? Faire plancher les étudiants sur des cas réels, avec de vrais clients. Ateliers de professionnalisation, séminaires, « les aspects professionnels ne sont pas totalement absents de l’université », remarque Pierre Crocq, professeur à Paris II.
Pour répondre à la demande des recruteurs comme des étudiants, et sans faillir à leur mission de service public qui leur impose d’accueillir tout le monde, les universités imaginent aussi de nouvelles formations et de nouveaux diplômes. Exemple : le collège de droit de Paris II, dirigé par Pierre Crocq, ouvert depuis la rentrée 2008. Une formation d’élite qui offre aux meilleurs étudiants, dès la première année de fac, sous réserve de mention très bien au bac, la possibilité de suivre, en plus du cursus normal, des enseignements complémentaires couronnés par un diplôme spécifique s’ils obtiennent 13/20 de moyenne générale. Autre formation d’excellence à Paris II : le magistère de juriste d’affaires, qui recrute chaque année une trentaine d’étudiants et affiche un impressionnant taux de réussite de 100 % au premier passage à l’examen d’entrée du CRFPA. Contre 81 % pour Sciences Po et 50 à 60 % pour HEAD. « Et il ne faut pas oublier que fondamentalement, la pratique est réservée à l’école du barreau et aux stages, souligne Pierre Crocq. Il faut que chacun reste dans son rôle, tout en s’assurant cependant d’une continuité. »