Enquêtes internes : "Les avocats doivent trouver leur place dans cette évolution"
Le 13 septembre 2016, le conseil de l'Ordre des avocats de Paris a adopté des recommandations déontologiques pour encadrer l'activité d'avocat chargé d'une enquête interne. Explications avec Jean-Pierre Grandjean, avocat associé chez Clifford Chance, membre du Conseil de l’Ordre et rapporteur sur ce sujet.
Le conseil de l’Ordre vient d’adopter des recommandations déontologiques pour l’avocat chargé d’une enquête interne. Pourquoi ?
Jean-Pierre Grandjean : Parce que cette activité est d’ores et déjà pratiquée dans différents domaines (droit de la concurrence, droit boursier et financier, corruption, harcèlement moral et discrimination) et qu’elle est appelée à se développer avec les réglementations qui, telle la loi Sapin 2, renforcent les obligations de compliance (mise en conformité) des entreprises. Il importait de donner à cette activité un cadre déontologique.
Elle n’en avait aucun jusqu’ici ?
J.-P.G. : Nos principes essentiels, posés par l’article 1.3 du RIN, s’imposent en toutes circonstances à l’avocat. Mais les spécificités de cette activité nouvelle doivent être prises en compte car il s’agit, pour l’avocat, d’un rôle nouveau, différent du rôle traditionnel de l’avocat chargé de défendre un justiciable en matière pénale.
La commission plénière de déontologie, saisie en 2011 d’un dossier d’enquête interne en matière de harcèlement moral au sein d’une (petite) entreprise, avait considéré qu’il s’agissait d’une activité d’expertise (article 6.2 al 5 RIN). Il s’en induisait, entre autres, qu’elle n’était pas soumise au secret professionnel. Cette qualification est permise lorsque l’avocat, dans le domaine des risques psycho-sociaux, est saisi conjointement par l’employeur et les représentants du personnel, en tant qu’expert indépendant. Mais elle ne s’applique pas lorsque l’avocat, comme c’est le plus souvent le cas dans les enquêtes internes, est saisi par une personne morale – sa cliente – dans le cadre d’une mission d’assistance ou de conseil (articles 6.1 et 6.2 RIN). Les avocats s’auto-excluraient de cette activité en plein développement si leurs enquêtes internes n’étaient pas couvertes par le secret professionnel, comme le sont celles de leurs homologues américains et européens. Encore fallait-il préciser la signification du secret professionnel dans cette
activité : c’est l’un des objets des recommandations déontologiques adoptées par le Conseil de l’Ordre.
En dehors du secret professionnel, d’autres questions ont-elles fait débat ?
J.-P.G. : Oui, plusieurs car cette activité nouvelle touche un certain nombre de fondamentaux. L’un des autres points abondamment débattus fut celui de savoir si, lorsqu’il entend une personne (à savoir un dirigeant ou salarié qui n’est pas son client puisqu’il agit pour la personne morale), l’avocat chargé d’une enquête interne doit lui donner la possibilité de se faire elle-même conseiller ou assister par un avocat. Le caractère non coercitif de l’enquête interne, qui devra être rappelé par l’avocat, conduit à retenir une solution équilibrée, en limitant cette recommandation au cas où, avant ou pendant l’audition, il apparaît que la personne auditionnée puisse se voir reprocher un agissement à l’issue de l’enquête interne.
L’avocat pourra-t-il ensuite agir contre cette personne ?
J.-P.G. : Non, les recommandations excluent que l’avocat agisse dans une procédure dirigée par son client contre une personne auditionnée pendant l’enquête interne. En revanche, à la différence d’un expert, il pourra assister son client – la personne morale – dans une procédure amiable ou contentieuse consécutive à l’enquête interne. En particulier devant une autorité de régulation ou, comme le prévoit la loi Sapin 2, dans la recherche d’une transaction pénale avec le ministère public, sous le contrôle du président du tribunal de grande instance.
Les avocats sont donc prêts à remplir le rôle qui leur sera dévolu par la loi Sapin 2 ?
J.-P.G. : Il importait en effet qu’ils le soient, ce qui est chose faite avec les résolutions votées par le conseil de l’Ordre des avocats de Paris, d’abord le 8 mars dernier en plaçant l’enquête interne dans le champ d’activité professionnelle de l’avocat, puis le 13 septembre en adoptant des recommandations déontologiques propres à cette activité. Reste à savoir si la transaction pénale figurera dans la loi Sapin 2 au terme du travail législatif qui, selon toute vraisemblance, s’achèvera d’ici la fin de cette année. Même sans la transaction pénale, le renforcement de l’obligation de compliance qui en résultera en matière de corruption et délits voisins contribuera au développement des enquêtes internes. Elles sont un élément clef des programmes de mise en conformité, dans ce domaine comme dans tous les autres où la compliance se développe depuis une décennie. Ce mouvement intéresse tous les avocats qui, en France, doivent trouver leur place dans cette évolution. Notre déontologie les accompagnera, dans le respect de nos valeurs.
Recommandations pour l'avocat chargé d'une enquête interne
(adoptée par le conseil de l'Ordre de Paris le 13 septembre 2016)
Par une délibération du 8 mars 2016, le conseil de l'Ordre des Avocats de Paris a considéré que l'enquête interne entre dans le champ professionnel de l'avocat (à l’exclusion de l’activité d’enquête et de recherche visée à l’article L621.1 du Code de la sécurité intérieure) qu'elle s'inscrive soit dans le cadre de l'article 6.2 alinéa 5 du RIN (activité d'expertise), soit dans celui des articles 6.1 et 6.2 alinéa 2 du RIN (activité d'assistance et de conseil).
Conformément à cette résolution, des recommandations ont été arrêtées pour l'exercice de cette activité en vue de leur annexion au RIBP.
Certaines de ces recommandations sont générales (1), d'autres sont spécifiques à l'enquête interne réalisée dans le cadre de la mission d'assistance et de conseil de l'avocat (2) ou à l'enquête interne réalisée par un avocat dans le cadre d'une mission d'expertise (3).
1) Recommandations générales
1.1 L'avocat chargé d'une enquête interne se doit d'observer, en toutes circonstances, nos principes essentiels (article 1.3 RIN). Il veillera notamment à observer les principes essentiels de conscience, d'indépendance, d'humanité, de loyauté, de délicatesse, de modération, de compétence et de prudence. Il s'abstiendra de toute pression sur les personnes qu'il entendra ;
1.2 Il conclura avec son client ou les personnes qui le missionnent une convention qui, outre les modalités de sa rémunération, définira l'objet de sa mission ;
1.3 Préalablement à tout contact avec des tiers en vue de l'accomplissement de l'enquête interne, il expliquera sa mission et le caractère non coercitif de celle-ci ; il leur précisera que leurs échanges ne sont pas couverts par le secret professionnel à leur égard et que leurs propos pourront être en tout ou partie retranscrits dans son rapport.
2. Recommandations spécifiques à l'activité d'enquête interne menée par un avocat dans une mission d'assistance ou de conseil (articles 6.1 et 6.2 alinéa 2 RIN)
2.1 L'avocat chargé d'une enquête interne dans le cadre d'une activité d'assistance ou de conseil, peut être un avocat habituel du client qui le missionne ou un avocat n'ayant jamais travaillé pour lui ;
2.2 En toute circonstance, il mentionnera aux personnes qu'il entend pendant l'enquête interne qu'il n'est pas leur avocat mais qu'il agit pour le compte du client qui l'a missionné pour accomplir cette enquête ;
2.3 Il expliquera aux personnes auditionnées et aux autres personnes contactées pour les besoins de l'enquête interne que le secret professionnel auquel il est tenu envers son client ne s'impose pas à celui-ci, de telle sorte que leurs déclarations et toute autre information recueillie pendant l'enquête pourront être utilisées par son client, ainsi que le rapport qu'il lui remettra le cas échéant ;
2.4 Il indiquera à la personne auditionnée qu'elle peut se faire assister ou conseiller par un avocat lorsqu'il apparaitra, avant ou pendant son audition, qu'elle puisse se voir reprocher un agissement à l'issue de l'enquête interne ;
2.5 Lorsqu'une déposition est recueillie verbatim, il donnera à la personne entendue la possibilité de relire ses déclarations et de les signer si celle-ci y consent. Il s'abstiendra de lui en remettre copie si la préservation de la confidentialité de l'enquête commande de s'en abstenir au regard des règles de confidentialité françaises ou étrangères applicables ;
2.6 Il pourra assister son client dans une procédure, amiable ou contentieuse, afférente ou consécutive à l'enquête interne, mais en s'abstenant de représenter son client dans une procédure dirigée par celui-ci contre une personne qu'il aurait auditionnée pendant l'enquête interne.
3) Recommandations spécifiques à l'activité d'enquête interne menée par un avocat dans le cadre d'une mission d'expertise (article 6.2 alinéa 5 RIN)
3.1 L'avocat chargé d'une enquête interne, dans le cadre d'une activité d'expertise, n'acceptera pas cette mission s'il est le conseil, habituel ou non, de la (ou des) personne(s) qui le missionne(nt) ;
3.2 Il mentionnera que dans une mission d'expertise, l'enquête interne n'est pas soumise au secret professionnel de l'avocat ; il veillera à séparer les documents, correspondances et autres échanges relatifs à cette enquête des dossiers dont il a par ailleurs la charge comme avocat, afin de préserver le secret professionnel auquel il est tenu en cette qualité ;
3.3 Lorsqu'une déposition est recueillie verbatim, il donnera à la personne entendue la possibilité de relire ses déclarations et de les signer si celle-ci y consent ; Il lui en remettra copie si elle le demande, sauf circonstances particulières ;
3.4 Il s'abstiendra de représenter une partie dans toute procédure, même amiable, afférente ou découlant de l'enquête interne.