Enquêtes de concurrence : comment la direction juridique doit-elle faire face ?
Mardi 15 novembre, La Lettre des Juristes d’Affaires a organisé un petit-déjeuner débat sur les problématiques rencontrées par les entreprises et leurs juristes lors des opérations de visites et saisies (OVS) des autorités – françaises ou européennes – en charge de la concurrence. Thierry Boillot, Senior Legal Counsel chez LafargeHolcim et responsable de la Commission concurrence et compliance de l’Association française des juristes d'entreprise (AFJE), Nicolas Guérin, directeur juridique groupe d’Orange et président du Cercle Montesquieu, et Yann Utzschneider, associé spécialisé en concurrence chez White & Case, ont partagé leur expérience des OVS et délivré des conseils pour faire face à ces opérations dans les meilleures conditions.
« C’est un sujet encore très sensible en entreprise, et profondément anxiogène », a déclaré d’emblée Nicolas Guérin, directeur juridique du groupe d'Orange, lequel a fait l’objet de « quatre visites domiciliaires depuis 2010, deux pour la Commission européenne et deux pour l’Autorité de la concurrence ». Autant d’expériences « traumatisantes » pour les employés de l’entreprise – « les enquêteurs sont accompagnés par des officiers de police judiciaire en treillis, armés », a-t-il relevé. Le rôle des juristes consiste alors « à organiser et faciliter l’enquête » : « dès que les enquêteurs se présentent à l’accueil, la direction juridique doit très vite mandater un juriste » pour assurer l’interface. Il faut alors leur fournir « une salle de réunion isolée qu’ils puissent occuper et qui puisse être sécurisée » s’ils décident d’y stocker des documents. Et ne surtout pas oublier « de faire venir très, très vite, ses conseils », avocats spécialisés en concurrence. « Les enquêteurs de la Commission européenne commencent par poser des scellés partout et par bloquer les messageries en supprimant les mots de passe », puis « ils font des recherches [informatiques] par mots-clés » et « ils interrogent qui ils veulent ». Et le directeur juridique d’égrener le bilan d’une récente opération de visite et saisies de l’Autorité de la concurrence : « 30 enquêteurs, 10 heures de perquisition, 37 personnes auditionnées, 11 PC, 4 tablettes et des téléphones mobiles perquisitionnés. » Quant aux enquêteurs de la Commission européenne, « ils arrivent le mardi et ils repartent le vendredi », a-t-il précisé.
Droit à un avocat et rôle de “l’occupant des lieux”
« En 2014, la Cour de cassation a annulé, en raison de la violation des droits de la défense, les opérations de visite et saisies réalisées dans le cadre d’une enquête de l’Autorité de la concurrence au cours de laquelle les avocats avaient été empêchés d’assister à la visite », a rappelé Yann Utzschneider, associé en concurrence chez White & Case. « Les enquêtes simples sont nombreuses, les OVS sont rares », a rappelé l’avocat. « Les enquêteurs se comportent parfois comme des cow-boys, ils sont là pour obtenir les pièces le plus vite possible, et il y très souvent des incidents. (…) Les opérations sont censées se dérouler sous le contrôle du juge mais, en général, le JLD [Juge des libertés et de la détention] ne se déplace pas dans les locaux. (…) La France a déjà été condamnée par la CEDH parce que le juge était injoignable. » Le premier contact « est un moment de très grandes tensions car, en s’annonçant à l’accueil, les enquêteurs se sont dévoilés et ils sont persuadés que vous êtes en train de détruire des documents… » a-t-il expliqué. Toutes les opérations devant être faites « en présence d’un OPJ [Officier de police judiciaire] et de l’occupant des lieux », le choix de la “bonne” personne pour accompagner les enquêteurs est important, et « ce sera pour elle une journée très particulière, et assez traumatisante », a-t-il pointé. « Vous avez le droit de vous mettre à côté de l’enquêteur pour voir tout ce qu’il fait, et vous avez le droit de prendre connaissance des pièces avant qu’elles soient saisies », ce qui est une « source de tensions et d’incidents avec les enquêteurs ».
Procès-verbal et délai de recours
Il convient également d’être vigilant « au rôle de l’informaticien » à qui il sera demandé « de copier des boites de messagerie » : « les informaticiens sont des experts, et ils peuvent être tentés d’aller au-delà de ce que leur demande l’enquêteur », a poursuivi l’avocat. Attention également « aux correspondances avec les avocats », qu’il convient de placer dans un dossier informatique séparé et parfaitement identifiable, ainsi qu’aux « commentaires de consultation d’avocat », non protégés par le secret professionnel dès lors qu’ils sont adressés à des tiers. Et d’insister sur l’attention à porter au procès-verbal établi dans le cadre des enquêtes de l’Autorité de la concurrence (les enquêteurs de la Commission européenne ne dressent pas de procès-verbal mais uniquement la liste des pièces saisies) : « Ce sont vos déclarations et non celles des enquêteurs, c’est donc à vous de reformuler si vous le voulez lors de la relecture, et il ne faut pas hésiter à faire des réserves, que l’avocat faxera au juge, ce qui oblige l’OPJ à faire un rapport, a-t-il précisé. La signature du procès-verbal intervient à un moment où tout le monde est fatigué mais il faut prendre le temps de tout relire, et vous avez le droit de ne pas le signer s’il n’est pas fidèle à ce qui s’est passé. » Quant au délai de recours, « c’est dix jours francs », et « il faut faire les recours, quitte à les retirer ensuite », a conseillé l’avocat spécialisé en concurrence.
Fausses enquêtes et véritables analyses de risques
Tous pays confondus, « le groupe Lafarge a fait l’objet de plus d’une trentaine d’enquêtes en 25 ans », a témoigné Thierry Boillot, Senior Legal Counsel chez LafargeHolcim, « dont l’affaire “Ciment”, est devenue un cas d’école pour les étudiants ». Même dans un grand groupe, doté d’une équipe juridique étoffée, « on n’est jamais assez nombreux en droit de la concurrence pour suivre les enquêteurs, surtout si cela se passe dans un petit site du groupe », a-t-il relevé. « Nous avons mis en place au sein du groupe une méthodologie pour faire face aux opérations de visite et saisies : nous avons défini une procédure d’alerte et mis en place un réseau d’avocats spécialisés en concurrence, ainsi que des “correspondants concurrence” chargés d’être coordinateurs en cas d’OVS. Nous réalisons également des “audits concurrence” en simulant une enquête : cela permet à la fois de détecter les risques potentiels et de former les salariés ». Bien que factices, ces enquêtes sont menées comme de véritables OVS : « nous effectuons des recherches informatiques par mots-clés comme le font les enquêteurs des autorités de concurrence », a-t-il expliqué, et « nous le faisons sur différents sites ». Pour ces fausses enquêtes mais véritables audits de concurrence, « nous nous faisons aider par un cabinet d’avocats », qui rédige également « le rapport final, lequel reste dans le cabinet d’avocats ».
Pour ces OVS factices, « il faut convaincre les membres du comex et commencer par leur bureau et leur ordinateur », a renchéri le directeur juridique groupe d’Orange, Nicolas Guérin. Une prestation « qu’il est possible d’externaliser à un cabinet d’avocats, surtout si on n’a pas de juriste spécialisé en concurrence », a-t-il ajouté. Autres solutions mises en œuvre chez Orange pour sensibiliser les équipes aux OVS : un serious games, et des cartes de visite sur lesquelles figurent toutes les consignes de base que les collaborateurs ont à portée de main en cas de visite – toujours – inopinée.