
Dans les coulisses de la Cour de justice de l’Union européenne
Cet article a été publié dans LJA Magazine, N° 044 du 01/09/2016
Ses deux tours d’or se dressent dans le quartier du Kirchberg à Luxembourg. Une troisième est prévue pour 2019. Visite guidée au cœur de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
Elle en impose avec ses deux tours de 100 mètres de haut chacune (24 étages) qui dominent un paysage où se mêlent bâtiments modernes et petites parcelles de prairie. Située depuis les années 1970 dans le nouveau quartier de Kirchberg à Luxembourg – qui accueille plusieurs institutions européennes, des banques, un musée d’art moderne et une philharmonie –, la Cour de justice de l’Union européenne a pris son visage actuel en 2008 après l’achèvement du projet confié à l’architecte Dominique Perrault, également concepteur de la bibliothèque François-Mitterrand, et à qui François Hollande a confié en décembre 2015 la mission de réfléchir à l’avenir de l’île de la Cité après le départ du TGI de Paris. On raconte que l’architecte aurait eu une “vision” : celle de deux tours illuminées par un éclair d’or… D’où ce mordoré caractéristique des deux édifices devenus emblématiques de la CJUE. À y regarder de plus près, on s’aperçoit que les façades ne sont pas uniformément dorées mais comportent des espaces plus sombres, comme une bibliothèque dont on viendrait de retirer un livre.
Ces tours abritent les bureaux du personnel administratif, soit 2 000 personnes, dont près de 1 000 juristes traducteurs et interprètes dans les 24 langues officielles de l’Union et de quelques autres États tiers. La traduction est une des spécificités de la CJUE, presque son ADN. Si le français est la langue officielle de la cour depuis l’origine, celle dans laquelle les dossiers sont traduits dès leur arrivée, dans laquelle les juges délibèrent et rédigent leurs arrêts, l’institution offre néanmoins la possibilité à tout justiciable de s’adresser à elle dans sa langue natale. Chaque année, ses services traduisent ainsi un million de pages et assurent l’interprétariat de 700 audiences et réunions. Traducteurs et interprètes sont tous des juristes, qui ont la parfaite maîtrise de trois langues.
Depuis le sommet des tours, occupé par des salles de réunion, on peut apercevoir quatre pays – le Luxembourg, l’Allemagne, la France et la Belgique – et, en baissant les yeux, une vue d’ensemble de la cour. Au centre, un bâtiment noir rectangulaire : c’est l’ancien palais de justice, construit en 1973 et rénové en 2008. Il accueille aujourd’hui le hall d’entrée principal, l’escalier d’honneur, cinq salles d’audience sur trois niveaux, et une immense salle des pas perdus. Autour, un autre bâtiment conçu par l’architecte Dominique Perrault et appelé “l’anneau” malgré sa forme rectangulaire est une sorte de temple doré posé sur un péristyle de 116 colonnes mesurant 10 mètres de haut. C’est là que sont installés les cabinets des 28 juges et des 11 avocats généraux de la cour, ainsi que la grande salle des délibérés. Et enfin, entourant cet ensemble, les bâtiments dédiés au tribunal de première instance créé en 1988 pour désengorger la Cour européenne.
Ce qui frappe dès l’entrée dans l’immense hall, c’est la luminosité et la majesté des lieux. Ici, l’or cède la place au noir sur le sol, les poutrelles métalliques qui forment la structure de l’édifice, et l’immense escalier qui permet d’accéder à la grande salle d’audience. Un noir qui se veut le symbole du respect dû à la justice, et qui est avec l’or la deuxième couleur dominante de la cour. L’ensemble pourrait être oppressant comme un tombeau si l’architecte n’avait opté pour une structure assez légère, mêlant poutres et vitres, qui laisse largement entrer la lumière et permet au visiteur de voir les différents niveaux du bâtiment depuis l’extérieur comme de l’intérieur. Un lustre inspiré de celui de la Mosquée bleue d’Istanbul, orné de 239 lampions en verre de Murano, éclaire le hall. Au bout du hall, on aperçoit, en surplomb de la Grande salle d’audience, une sorte de champignon d’or, surnommé par ceux qui travaillent ici la “fleur”, ou encore le “baldaquin” : il s’agit d’une structure métallique dorée aérienne, presque vaporeuse, dont la fonction est esthétique mais qui contribue également à adoucir la lumière naturelle et, d’un point de vue acoustique, à éviter l’effet “cathédrale” que pourrait provoquer la hauteur du plafond.
Pénétrer dans la plus grande salle d’audience est impressionnant. En raison de sa taille – elle peut accueillir 300 personnes sur les bancs du public –, elle est construite en amphithéâtre pour une question de visibilité. Tout de bois et de cuir, ce prétoire oscille entre la salle de spectacles et la cabine de bateau. Sols, murs, fauteuils, tout est conçu en un bois marin d’Afrique, beaucoup plus solide que le chêne et qui ne nécessite aucun entretien particulier. Au fond se déploient en arc de cercle les 41 sièges réservés aux juges et aux avocats généraux. Sur les côtés, les 23 cabines réservées aux interprètes renforcent le sentiment d’être dans un cinéma ou un studio d’enregistrement. Leur présence est indispensable lors des audiences, car les débats se tiennent souvent dans plusieurs langues. Le président peut ainsi introduire les débats en anglais, s’adresser à l’avocat général en français et écouter des avocats plaider en italien, espagnol, allemand. En raison de cette configuration en amphithéâtre, ces derniers se retrouvent placés au niveau le plus bas de la salle, ce qui peut impressionner par son côté “fosse aux lions”… mais on y plaide peu, car elle est principalement dédiée aux cérémonies. Les quatre autres salles d’audience sont construites selon le même modèle, mais en plus petit (100 places). L’architecte a par ailleurs pris soin de travailler sur le passage du profane au sacré : pas de double porte en cuir, mais une antichambre qui fait office de sas. Un lustre en cristal de baccarat fait scintiller les murs couverts d’un revêtement en cotte de mailles dont l’aspect coupant semble vouloir signifier au visiteur qu’il va devoir se dépouiller de quelque chose pour être admis à pénétrer dans le prétoire.
La grande salle des délibérés est un autre des lieux clés de l’institution. Elle accueille tous les mardis à 17 heures 30 la réunion générale de la cour : les 28 juges et les 11 avocats généraux y décident notamment des formations de jugement pour chaque dossier. On y retrouve les mêmes codes d’aménagement que dans les salles d’audience. Une immense table ovale en bois clair, des fauteuils pivotants en cuir au dossier immense de la même teinte. Un mur est entièrement occupé par des baies vitrées. Un autre par des étagères de dossiers curieusement classés par couleur : ce sont les recueils de décisions de la cour, et chaque couleur renvoie à la langue d’un État membre – la France est en bleu foncé.
Enfin, le dernier lieu emblématique de ce complexe architectural est la galerie, elle aussi conçue par Dominique Perrault. Il s’agit d’une rue intérieure de 300 mètres de long sur 8 mètres de large et 10 mètres de haut. Les murs blanc neige contrastent agréablement avec les poutrelles noires qui forment la structure. Surtout, la transparence du plafond aide à se repérer et notamment à voir où se situent les deux tours qu’elle dessert, en plus de l’“anneau” et des salles d’audience de l’ancien palais.
C’est également par cette galerie qu’on accède à la bibliothèque, que les collaborateurs de la cour aiment à qualifier de plus “belle bibliothèque de droit européen du monde”. Et pour cause : on y trouve 230 000 ouvrages sur 10 kilomètres d’étagères. La galerie dessert également une cafétéria, une agence bancaire et un marchand de journaux. Des œuvres d’art sont disséminées ici et là. La cour n’a pas les moyens d’en acheter alors elle les emprunte. Ainsi, c’est le musée Rodin qui lui a prêté l’une des huit reproductions en plâtre du célèbre “penseur”.
Dans son rapport annuel 2015, la CJUE déclare avoir reçu 1 711 affaires l’an dernier. Un record historique. Son activité sans cesse croissante ces dernières années implique déjà d’agrandir les bâtiments élevés en 2008. D’ici 2019, une troisième tour sortira de terre et ajoutera 50 000 m2 aux 220 000 m2 actuels. Une nouvelle visite s’imposera.