Projets de fusions-acquisitions : sachons anticiper les risques au regard du contrôle des concentrations
Margrethe Vestager, commissaire européenne en charge de la concurrence, avait annoncé une révolution en matière de contrôle des concentrations : alors qu’elle s’y refusait depuis des années, la Commission européenne examinerait dorénavant les concentrations trop petites pour être contrôlables non seulement par elle, mais par les autorités de la concurrence nationale. Il suffira que ces dernières les lui renvoient sur le fondement de l’article 22 du règlement concentration.
Pourquoi cette révolution ? En principe parce que parfois le rachat d’entreprises récemment créées pourrait faire disparaître un concurrent potentiel capital. Ces jeunes entreprises peuvent ne réaliser qu’un faible chiffre d’affaires (voir les cas de la tech ou de l’industrie pharmaceutique). Or, dans l’Union et la majorité des pays européens, les concentrations ne sont contrôlées par les autorités que si les chiffres d’affaires de la cible dépassent certains seuils. Il est alors possible de racheter des pépites prometteuses sans être soumis à aucun contrôle.
La Commission n’a pas traîné : dès le 19 février, elle a encouragé les autorités nationales à lui (r)envoyer l’opération d’acquisition, pour 8 Mds$, de Grail, start-up spécialisée dans le dépistage du cancer, par Illumina. Le 9 mars 2021, l’Autorité française (ADLC) accédait à cette demande, bientôt suivie par d’autres autorités nationales.
Le 31 mars 2021, la Commission a publié des orientations1 pour encadrer cette procédure. Juridiquement, pour qu’une concentration soit « éligible » à une demande de renvoi, il faut qu’elle : (i) affecte le commerce entre États membres (généralement, cette condition est remplie lorsque l’ensemble du territoire d’un État membre est concerné par un effet), (ii) menace d’affecter d’une manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États membres qui formulent la demande.
Les orientations propose une liste de cinq types de cibles dont les prises de contrôle sont les plus susceptibles de se prêter à un renvoi : 1) un nouvel arrivant qui dispose d’un potentiel concurrentiel substantiel et en phase de croissance 2) menant des recherches potentiellement importantes 3) exerçant, de fait ou en puissance, une pression concurrentielle importante 4) ayant accès à des actifs importants 5) fournissant des produits ou des services qui constituent des intrants/composants clés pour d’autres secteurs industriels.
Toutefois, en dehors des critères strictement juridiques, les exemples de secteurs ou de type de cibles sont purement indicatifs (§20 des orientations) et il serait à notre avis imprudent de considérer que seuls certains secteurs sont concernés. Toute opération qui échappe au contrôle des concentrations national alors même qu’elle crée un risque de concurrence nous semble pouvoir être renvoyée. Il est donc nécessaire d’inclure ce risque lors de l’analyse des projets de fusions-acquisitions au regard du contrôle des concentrations. Un exemple : l’acquisition en 2016 de Itas par son concurrent TDF a été poursuivie par l’ADLC sur le fondement de l’abus de position dominante. TDF a bénéficié d’un non-lieu, mais aujourd’hui, il nous semble probable que l’ADLC aurait demandé le renvoi de l’opération.
Intégrer le risque de renvoi est d’autant plus nécessaire que la Commission peut être saisie même après la date de réalisation. Certes, avoir « closé » sans en parler à aucune autorité ne fait pas courir de risque de sanctions (l’opération étant sous les seuils), mais la Commission peut imposer des remèdes, voire interdire l’opération pourtant déjà réalisée. Ce risque est d’autant plus prégnant qu’il s’agit par hypothèse d’opérations sensibles.
La documentation transactionnelle devra donc être ajustée afin d’allouer le risque lié à l’article 22 entre acheteur et vendeur.
Dans les processus compétitifs ou quand le risque d’un renvoi semble limité, le vendeur pourrait insérer comme condition suspensive (CP) l’absence de renvoi pendant la période commençant à compter de la signature du contrat de cession et la date de réalisation, le contrat de cession pouvant prévoir un break-up fee à payer par l’acquéreur en cas de renvoi. Le vendeur pourrait également chercher une protection supplémentaire en insérant des déclarations et garanties de l’acquéreur dans le contrat de cession.
À l’inverse, quand le risque de renvoi semble élevé, l’acquéreur pourrait insérer une CP de confirmation par la Commission que l’opération envisagée ne fera pas l’objet d’un renvoi. Toutefois, cette consultation peut s’avérer lourde en pratique, puisqu’elle doit être faite sur la base d’une description de l’opération relativement exhaustive.
Alternativement, les parties pourront prévoir qu’en cas de notification par la Commission d’une demande de renvoi avant la date de réalisation, la réalisation de la cession ne pourra intervenir tant que (i) la Commission n’a pas indiqué qu’elle ne procéderait pas à un examen de l’opération qui lui a été renvoyé ou (ii) tant qu’une décision d’autorisation de la concentration n’est pas intervenue.
Notes
1. Orientations de la Commission concernant l’application du mécanisme de renvoi établi à l’article 22 du règlement sur les concentrations à certaines catégories d’affaires.