Droit des affaires contre droit de la presse
Y a-t-il un impérialisme du droit des affaires sur le droit de la presse ? Le bilan de l’année 2018 semble bien aboutir à cette conclusion, en dépit des craintes légitimes des défenseurs des libertés essentielles d’une démocratie.
Le 22 janvier 2018, le président du tribunal de commerce de Paris ordonnait au journal Challenges de retirer toute publication relative à une procédure de prévention des difficultés des entreprises, en l’occurrence l’existence d’un mandat ad hoc concernant une enseigne de distribution renommée. Cette décision a placé les journalistes au même niveau que toutes les personnes visées à l’article L.611-15 du Code de commerce qui prévoit que « toute personne qui est appelée à la procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc ou qui, par ses fonctions, en a connaissance, est tenue à la confidentialité. »
Quoique n’étant pas partie prenante à la procédure, le journaliste peut en avoir vent, il lui serait tout de même interdit d’en parler, c’est-à-dire de faire ce qui est de l’essence même de son métier, diffuser une information. L’impératif de protection de l’entreprise en difficulté ferait donc exception à la liberté d’information. La cour d’appel de Paris vient de le confirmer dans un arrêt du 7 février 2019 : « L’obligation faite aux organes de presse de ne pas diffuser des informations couvertes par l’article L-611-15 du code de commerce, à moins que ces informations ne contribuent à la nécessité d’informer le public sur une question d’intérêt général apporte une restriction manifestement proportionnée aux droits et libertés d’information en ce qu’elles visent à protéger les intérêts de l’entreprise (…) » Silence donc, cette censure est d’un intérêt économique bien plus fort que celui de la liberté d’information.
Le débat a rebondi aussi avec la loi sur le secret des affaires qui a déclenché une vive polémique au début de l’été 2018. La valeur marchande de certains secrets industriels ou commerciaux qu’il convient de protéger pour ne pas affaiblir des entreprises objet d’une curiosité malsaine, justifie-t-elle une obligation de silence de la presse ? La directive européenne de 2016 est finalement entrée dans notre droit français, la décision du Conseil Constitutionnel du 28 juillet 2018 ayant validé l’article L.151-1 du code de commerce et les suivants, qui encadrent l’embargo des informations sensibles des sociétés, au nom encore d’un intérêt économique supérieur aux principes de la liberté de l’information. Dernière illustration, une décision de la Commission des sanctions de l’AMF du 24 octobre 2018 a condamné un journaliste pour délit d’initié, en considérant que la publication prochaine de son article constituait une information privilégiée. Certaines de ses relations pariaient sur l’effet de ses articles, avant publication, sur le cours de bourse des valeurs concernées. Cette affaire n’est pas sans rappeler le cas de Foster Winans au milieu des années 80, éditorialiste au Wall Street Journal, qui avait été poursuivi pour délit d’initié, car il vendait ses informations avant de les publier. La Cour Suprême des états-Unis n’arrivant pas à se départager sur la possibilité de faire d’un journaliste un initié au sens commun, elle le tiendra coupable d’avoir vendu indûment des informations appartenant à son journal, ce qui lui vaudra tout de même dix-huit mois de prison. On ne parle pas de prison pour le journaliste du Daily Mail, mais d’une amende de 40 000€ infligée par l’AMF, et cela pose la question de l’effet de la presse sur les cours de bourse, avec des qualifications possibles d’abus de marché dans l’exercice de la profession de journaliste.
Inexorablement, les règles du droit des affaires et du droit financier semblent empiéter sur les règles encadrant la presse. Les journalistes sont de plus en plus traités comme des acteurs de l’économie, pour leur appliquer des règles du droit économique. On devra donc s’habituer aux affaires mettant en cause des journalistes devant des juridictions qui ne regardent le droit de la presse que de très loin, sans avoir pour mission principale protéger la liberté d’information.
Il faut s’attendre dans les années à venir, à ce la jurisprudence sur les conditions et limites de la liberté de communication des pensées et des opinions qui est un des droits les plus précieux de l’homme, comme le rappelle l’article 11 de la Déclaration de 1789, s’adapte au monde de l’entreprise et de la finance, dont la régulation est devenue un enjeu majeur du 21e siècle.