Illumina/Grail : la fin de la prévisibilité en matière de contrôle des concentrations ?
Le 6 septembre 2022, la Commission européenne a interdit l’acquisition par Illumina de Grail, afin de préserver l’innovation sur le marché émergent des tests sanguins de détection précoce du cancer.
La compétence de la Commission pour connaître de cette opération non notifiable résulte d’un renvoi du dossier par l’Autorité de la concurrence (ADLC), dont la légalité a été confirmée par le Tribunal de l’UE (TUE) dans un arrêt du 13 juillet. Une concentration non notifiable au niveau national peut ainsi, en application de l’article 22 du Règlement « concentrations », être examinée sur renvoi par la Commission. Le champ d’application du contrôle des concentrations ne repose donc plus uniquement sur l’application de seuils objectifs de chiffre d’affaires (CA).
Une affaire qui n’en finit pas de défrayer la chronique
Le projet d’acquisition de Grail n’a été notifié ni à la Commission, ni auprès d’une autorité nationale de concurrence (ANC), Grail ne générant aucun CA communautaire. Désireuse de connaître de ce dossier, la Commission a invité les États membres à le lui renvoyer sur le fondement de l’article 22, qui permet à une ANC de demander à la Commission d’examiner une concentration sans dimension communautaire, sous réserve qu’elle affecte les échanges transfrontaliers et menace d’affecter de manière significative la concurrence. La Commission entendait, par cette affaire, appliquer sa nouvelle lecture de l’article 22. Alors que, traditionnellement, elle décourageait les renvois adressés par des ANC qui n’avaient pas la compétence pour examiner ladite opération, la Commission considère désormais que le champ d’application de l’article 22 s’étend aux renvois d’opérations non notifiables au niveau national.
Cette nouvelle lecture traduit la volonté de la Commission d’appréhender des opérations qui lui échappaient jusque-là (les seuils de contrôle n’étant pas franchis), mais susceptibles de fausser la concurrence, surtout dans les secteurs numérique et pharmaceutique. Dans ce contexte, l’ADLC a renvoyé l’opération Illumina/Grail à la Commission, qui après une enquête approfondie, l’a interdite. L’opération ayant été réalisée en cours d’instruction, des poursuites pour gun jumping ont été engagées contre Illumina. Si cette saga judiciaire est loin d’être terminée (Illumina a introduit différents recours), l’arrêt du TUE emporte de multiples conséquences pratiques pour les entreprises D’abord, l’appréciation du caractère notifiable d’une opération devra faire l’objet d’un double-test : les seuils de CA sontils atteints ? L’opération est-elle susceptible d’affecter les échanges dans le marché unique ainsi que la concurrence et donc faire l’objet d’un renvoi ? Ce second test - qui s’inscrit à rebours des objectifs de prévisibilité et de sécurité juridique poursuivis par l’instauration de seuils quantitatifs de contrôlabilité – est loin d’être aisé.
Pour faciliter cet examen prospectif, la Commission a publié des « orientations », précisant que les opérations susceptibles de se prêter à un renvoi sont celles portant sur une entreprise dont le CA ne reflète pas le potentiel concurrentiel « réel ou futur », telle qu’« une jeune pousse », ou un « innovateur important ». Sans préciser davantage ces notions, la Commission conserve un large pouvoir d’appréciation. L’acquéreur devra ensuite anticiper les délais de mise en oeuvre de l’opération, qui portent sur la phase préalable à l’acceptation du renvoi (au total, 40 jours ouvrables à compter de la date à laquelle l’Etat membre a connaissance de l’opération) et sur l’examen au fond de l’opération (jusqu’à 105 jours ouvrables en cas d’engagements dans le cadre d’un examen approfondi). L’opération ne pourra enfin être réalisée qu’à l’issue de l’examen mené par la Commission, en raison du caractère suspensif du contrôle des concentrations.
Les entreprises qui clôtureraient leur opération sans attendre s’exposeraient alors à deux risques : être poursuivies pour gun jumping ; devoir défaire tout ou partie de l’opération si l’examen donne lieu à interdiction ou engagements. En attendant l’adoption de lignes directrices précises et engageantes, les entreprises devront absolument modifier leurs comportements en cas d’acquisition et solliciter préalablement la Commission pour déterminer si elles constituent de « bons candidats » à un renvoi. Elles devront aussi introduire dans la documentation contractuelle de l’opération projetée des conditions suspensives adaptées.