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Concentration sous les seuils, quelle prévisibilité pour les entreprises ?

Par Julie Catala-Marty, associé et Rebecca Loko, cabinet BCLP

Le 3 septembre dernier, la Cour de justice a mis un terme à la saga Illumina/GRAIL en considérant que la Commission européenne ne pouvait s’appuyer sur une lecture extensive de l’article 22 du règlement concentration pour examiner sur renvoi d’une autorité nationale de concurrence (ANC) une opération sous les seuils nationaux touchant à un secteur innovant. Cette décision, qui tend à préserver la sécurité juridique, rouvre néanmoins inévitablement la question des moyens dont disposent les autorités de concurrence pour examiner des acquisitions dites prédatrices ne passant pas les seuils de contrôlabilité.

L’article 22 ne peut constituer
un mécanisme correcteur pour examiner
une opération sous les seuils

L’affaire Illumina/GRAIL n’a eu de cesse de défrayer la chronique dans le landerneau du droit de la concurrence. On se souvient qu’en septembre 2020, le groupe pharmaceutique Illumina annonçait l’acquisition de GRAIL, qui avait mis au point un procédé de détection précoce du cancer. Cette opération ne franchissant aucun seuil national de contrôle, la Commission avait, aux termes d’une lecture controversée de l’article 22 du règlement concentration, invité les ANC à lui renvoyer l’affaire pour examen. Illumina ayant mis en œuvre l’opération sans attendre que la Commission l’approuve s’est d’abord vu condamnée pour gun jumping à hauteur de 432 M€, pour finalement se voir ordonner de céder GRAIL afin de restaurer la concurrence sur les marchés concernés.

La Cour inflige un camouflet à la Commission puisqu’elle considère que le système de renvoi de l’article 22 ne constitue pas un mécanisme correcteur lui permettant de contrôler tout type de concentration. Les principes d’efficacité, de prévisibilité et de sécurité juridique font ainsi échec à l’examen par la Commission d’opérations qui ne relèvent pas de la compétence des ANC à l’origine de la demande de renvoi. Si cette décision mérite d’être saluée, elle suscite néanmoins des interrogations quant aux dispositifs que les autorités de concurrence peuvent désormais mettre en œuvre pour contrôler les opérations prédatrices. On risque ainsi de voir ressurgir la question de la réforme des seuils de notification, qui se pose avec une acuité particulière pour les Etats membres, à l’instar de la France, qui ne disposent pas de seuils de contrôle adaptés tenant notamment compte de la valeur de la transaction (comme en Allemagne ou en Autriche).

Quelles alternatives
à l’article 22, pour quelle
sécurité juridique ?

Les ANC ont à leur disposition plusieurs types d’outils pour contrôler les acquisitions prédatrices. Certains relèvent du contrôle des concentrations, d’autres du droit des pratiques anticoncurrentielles et tous n’apportent pas les mêmes garanties en termes de sécurité juridique.

Sur le terrain du droit des concentrations, les solutions sont disparates. Huit Etats membres (Danemark, Hongrie, Italie, Irlande, Lettonie, Lituanie, Slovénie, Suède) disposent d’ores et déjà d’un mécanisme de call in leur permettant d’examiner certaines transactions en deçà des seuils nationaux de notification. L’Autorité de la concurrence songerait également à se doter d’un tel mécanisme, ce qui supposerait au préalable une modification de la loi en vigueur. Il n’existe donc à date aucune harmonisation entre les différents dispositifs nationaux et une incertitude demeure quant à la volonté de la nouvelle commissaire européenne d’instaurer un dispositif de call in au niveau de l’Union.

Au-delà du contrôle des concentrations, la Cour a rappelé dans sa décision Illumina/GRAIL que les ANC pouvaient examiner les concentrations sous les seuils sur le fondement du droit des pratiques anticoncurrentielles, aux termes d’un contrôle ex post. Cette solution avait été dégagée dans l’arrêt Towercast de mars 2023, dans lequel la Cour avait considéré qu’une opération déjà réalisée pouvait être examinée sous l’angle de l’abus de position dominante. Elle a ensuite été appliquée par l’Autorité de la concurrence dans une décision de mai 2024 portant sur le secteur de l’équarrissage et étendue au droit des ententes. Si le contrôle ex post d’une concentration peut constituer un palliatif aux carences de certains droits nationaux, il doit néanmoins être encadré et limité à certains cas exceptionnels sous peine de soulever là encore de nombreuses questions en termes de prévisibilité et sécurité juridique.