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Vie des affaires en Ukraine : suspension, mais pas destruction

Par Anne Portmann

Bertrand Barrier, associé du cabinet Jeantet et président de la chambre de commerce franco-ukrainienne, en poste à Kiev, a été rapatrié à Paris fin février 2022, lorsque l’armée russe a envahi l’Ukraine. Il raconte où en était le système juridique ukrainien au moment de l’invasion, quelles étaient alors les problématiques saillantes et fait le point sur la situation actuelle.

Comment s’est construit le droit ukrainien et de quelle manière s’est-il émancipé de l’influence russe ?

Après la chute de l’Empire soviétique, le droit ukrainien était évidemment fondé sur le droit russe. Assez rapidement, cependant, l’Ukraine a adopté des textes spécifiques et en particulier un code civil d’inspiration européenne, qui mêlait des concepts de droit civil français et de droit allemand. Au cours des 30 dernières années, entre 1990 et 2022, il y a eu d’importantes évolutions, très intéressantes, qui sont la résultante d’influences du droit anglo-saxon et du droit continental, avec l’héritage soviétique qui subsistait. En ce qui concerne le droit des sociétés, il y a eu une importante réforme, similaire à celle que l’on a pu connaître en France. Le droit du travail ukrainien reste cependant très marqué par le code adopté en URSS en 1972, toujours applicable. Il est assez suranné et, sur le papier, il existe de nombreuses limites aux licenciements. Mais en pratique, c’est différent. Depuis la signature de l’accord de libre-échange avec l’Union européenne en 2015, le pays s’est en outre adapté au droit européen. Elle a constitué un véritable tournant, marqué par l’adoption de nouvelles règles et un mouvement de simplification du droit. Le passage aux standards et normes européens a facilité le commerce, ainsi que l’import et l’export de marchandises.

Qu’en est-il du secteur l’immobilier ?

Le secteur agricole est la première source de PIB en Ukraine avec l’IT. S’agissant du foncier agricole, il y avait eu un moratoire sur la vente des terres agricoles, issues des grands kolkhozes, qui avaient été distribuées après la fin de l’URSS à hauteur d’un hectare à chaque ukrainien. Il était impossible de les vendre jusqu’à environ un an. Les grandes agro-holdings ont alors loué ces terres, parfois de très petites surfaces, aux propriétaires pour les exploiter. Certaines devaient ainsi gérer plus de 500 000 contrats de bail. Il n’y avait pas de marché de la terre, mais cela n’a pas empêché ces agro-holdings de devenir très puissantes. Depuis que le moratoire sur la vente de ces parcelles a été levé, le marché s’est ouvert. Avant la guerre, on en était à la première étape, et la possibilité d’acheter les terres agricoles était ouverte aux seuls ukrainiens.

Que se passait-il d’autre avant que la guerre débute ?

Le pays commençait à se mettre à la hauteur des standards internationaux. D’importants travaux étaient en cours, avec le concours de nombreuses institutions financières internationales dont la BERD, la BEI et IFC. Cela s’est fait sous la forme de concessions. Mais les véritables partenariats public/privé (PPP) sont assez peu développés. Afin de rassurer les investisseurs, l’Ukraine venait par ailleurs d’introduire le système des garanties de passif. Un système de contrôle des changes était toujours en vigueur, mais il s’était fortement libéré du fait de l’attractivité économique du pays. Les entreprises étrangères sont très attentives à leurs cocontractants et aux vérifications de conformité.

Il y avait-il des problèmes de corruption ?

Avant 2015, les relations avec les autorités étaient très compliquées, car elles exerçaient des pressions sur les entreprises. Depuis 2015, la situation s’était nettement améliorée et un dialogue s’était engagé. Même si tout n’était pas parfait, on avançait dans la bonne direction.

Quelle est la situation aujourd’hui ?

Après la sidération face à l’invasion russe qui a provoqué une désorganisation importante, les Ukrainiens ont surtout eu besoin de se mettre à l’abri à l’ouest du pays, voire de quitter l’Ukraine. Les activités économiques ont dû se réorganiser. Il est extraordinaire de noter que le système bancaire a tenu. Il fonctionne pratiquement normalement. Les grands établissements bancaires ont réussi à regrouper leurs équipes et à les délocaliser à l’ouest du pays, où la situation était plus apaisée, et à reconstituer très rapidement leurs bases de travail. Le marché bancaire était partagé à 50/50 environ, entre six ou sept groupes étatiques et des grands groupes internationaux. Les distributeurs de billets, qui avaient été pris d’assaut aux premiers jours du conflit, sont désormais approvisionnés et il n’y a pas eu de phénomène de panique bancaire. Les citoyens ont pu continuer à payer leurs achats. Les cartes bancaires ont continué de fonctionner à l’étranger. Bien sûr, des restrictions ont été imposées par la Banque nationale, mais tout fonctionne globalement correctement.

Certaines activités sont tout de même en suspens…

L’Ukraine est très performante dans le secteur de l’IT, qui fonctionnait très bien avant le conflit. Les Russes n’ont pas réussi à casser le secteur des télécommunications, qui a continué de fonctionner et le VPN a été assuré par les compagnies américaines et d’autres grands groupes, dès le début du conflit. Le secteur de la grande distribution a également pu fonctionner à peu près normalement et c’est un exploit notable. Dans le secteur de la pharmacie également, la situation est relativement bonne. L’aide aux hôpitaux est assurée et les grands groupes ont fait des dons importants aussi bien en numéraire qu’en produits. L’essentiel des projets que nous avions en Ukraine, essentiellement axés sur le transactionnel, sont évidemment en suspens. Pour le moment, les questions qui se posent pour les clients du cabinet sont relatives au financement des filiales qui connaissent des difficultés et à la situation des salariés. Les grands groupes se demandent notamment ce qui peut se passer en cas de conscription et se posent également des questions relatives à l’exécution des contrats et à la force majeure. Le maintien d’une activité économique est d’ailleurs l’une des priorités affichées par le président Zelensky. Lorsque la situation sera apaisée, on peut espérer que la reprise de l’activité sera très rapide.

LES MESURES DE SOUTIEN À L’ÉCONOMIE PAR LE GOUVERNEMENT UKRAINIEN

Le gouvernement ukrainien a pris des mesures pour protéger son économie et soutenir ses citoyens qui font face à une situation extrême. Voici les principales :

Mesures bancaires et financières

La banque nationale d’Ukraine (NBU) a fixé le taux de change de la monnaie locale, la hrvynia (UAH), par rapport au USD (29,25 UAH pour 1 USD). Ce taux restera inchangé jusqu’à la fin de la guerre, selon les déclarations de l’adjoint du gouverneur de la NBU du 9 avril dernier. Afin d’éviter la fuite de capitaux, les virements internationaux, notamment en devises, ont été interdits dès le premier jour de la guerre. Le gouvernement a toutefois pris des mesures pour permettre la livraison de biens essentiels. L’achat de devises étrangères est toutefois autorisé pour financer les activités de mobilisation et d’autres activités déterminées par la législation en vigueur dans le domaine de la sécurité nationale et de la défense. Le prépaiement reste possible, sous certaines conditions, et soumis à l’analyse et à la décision de chaque banque. Dans la pratique, les prépaiements sont acceptés en prouvant que l’importateur a déjà importé ce type de produits dans le passé (lettre du fabricant avec le code douanier des marchandises confirmant que le prépaiement est nécessaire, contrat signé entre le fabricant et l’importateur, vérification des importations précédentes par le code douanier). Le paiement en devises est autorisé pour certaines catégories de services : transport de passagers, de marchandises, stockage des marchandises dans des entrepôts à l’étranger et autres frais connexes, paiements dans le cadre des contrats de leasing, services de surveillance et d’imagerie par satellite et services de télécommunication.

Mesures fiscales et d’accès au crédit

Le programme gouvernemental de soutien au crédit est étendu. Les entreprises de toutes tailles y sont désormais éligibles et les taux sont ramenés à 0 % pendant la durée de la guerre. Le montant du budget d’État couvrant les intérêts et les garanties des prêts est porté à 850 M$. Les entreprises du secteur agricole, secteur clé de l’économie ukrainienne, sont prioritaires à l’éligibilité de ce programme. La TVA et les accises sur le carburant sont supprimées. Cette mesure n’est pas limitée au secteur agricole et concerne tous les types de carburant. Le gouvernement a instauré un moratoire sur les pénalités de paiement de l’impôt sur les sociétés, ainsi qu’un moratoire sur les contrôles fiscaux. Les obligations des dirigeants relatives au respect des délais de dépôt des déclarations fiscales et de paiement des impôts ont également été levées. Le taux de l’impôt unique sur les sociétés est réduit de 5 % à 2 % du chiffre d’affaires. Des mesures d’exonération des droits d’importation et de TVA des marchandises importées pour les entrepreneurs privés et entreprises au régime fiscal de l’impôt unique ont été instaurées pour la durée de la guerre.