Liban : un radeau à la dérive
Causée par des décennies de mauvaise gestion et de corruption d’une classe dirigeante quasi inchangée depuis des dizaines d’années, la crise économique, financière, sociale et politique que vit le Liban depuis 2019 a été exacerbée par la pandémie et la guerre en Ukraine. Jalal El Ahdab, associé du cabinet Bird & Bird, avocat aux barreaux de Beyrouth, Paris et New York, fait le point sur la situation actuelle et les éventuels remèdes juridiques.
Le Liban connaît une crise financière systémique sans précédent. Quelles seraient les réformes juridiques à mener pour en sortir ?
Le Liban subit, depuis de nombreuses années, une crise économique, financière, sociale et politique d’une ampleur inédite et qui s’est accélérée fin 2019. La Banque mondiale estime qu’elle pourrait être classée parmi les dix, voire les trois, crises mondiales les plus sévères depuis le milieu du xixe siècle. Une aide du Fonds monétaire international (FMI), avec lequel les discussions ont débuté en mai 2020, apparaît comme l’une des dernières possibilités offertes au Liban pour l’aider à sortir de cette crise. Les autorités libanaises, avec le soutien des experts du FMI, ont élaboré un programme de réformes complet visant à redresser l’économie, restaurer la viabilité financière, améliorer la gouvernance et la transparence, ainsi qu’à supprimer les obstacles à la création d’emplois, à l’augmentation des dépenses liées aux programmes sociaux et à la reconstruction. Un accord préliminaire a même été conclu le 7 avril dernier. Des conditions préalables ont été fixées par le FMI pour qu’il soit converti en programme d’assistance financière permettant de débloquer 3 Mds$ sur 4 ans. Le Liban doit s’engager à mener des réformes financières et juridiques structurelles. Doit ainsi être adoptée par le Parlement libanais, une législation destinée à relancer le processus de rétablissement du secteur financier. Celui-ci doit notamment amender la loi sur le secret bancaire, adoptée en 1956, afin de la mettre en conformité avec les normes internationales de lutte contre la corruption. La question principale et bloquante aujourd’hui est d’ordre politique : qui entre les déposants et les responsables politiques et financiers doit-il assumer ?
Légiférer en matière de corruption suffira-t-il à la stopper ?
Le classement 2021 de l’indice de la perception de la corruption, publié par l’organisation Transparency International, place le Liban à la 154e place sur 180, avec un score de 24 %. La corruption y est endémique, culturelle et liée à l’absence de mécanisme juridique pour la contenir. Présente dans tous les secteurs, elle se propage même au sein du système judiciaire. La corruption n’est d’ailleurs presque jamais sanctionnée. La plupart des affaires n’étant pas portées devant les tribunaux, la jurisprudence est très faible en la matière. La Chambre des députés a adopté, en mai 2020, au début des négociations avec le FMI, la loi instaurant une Commission nationale pour la lutte contre la corruption. Celle-ci a été formée fin janvier 2022. Mais je ne suis pas certain que cette mesure soit suffisante pour mettre fin à ce problème de fond. L’accroissement de la corruption est également lié à un problème plus structurel, relatif au système confessionnel. Le Liban est, en effet, une association de communautés religieuses, résolues à conserver leurs spécificités religieuses et juridiques sur le territoire. Mais lorsqu’un pouvoir politique est morcelé entre plusieurs confessions, c’est la société elle-même qui devient communautariste, et presque mécaniquement, clientéliste. Il est alors difficile de construire un socle commun issu de lois civiles fondamentales votées par un Parlement qui s’élève au-delà des spécificités communautaires. Tout cela ne fait qu’alimenter la corruption.
L’arbitrage constitue-t-il un rempart contre
Le système judiciaire libanais a longtemps été considéré comme étant de bonne qualité, nonobstant les questions de corruption. En proie aux grèves, souffrant d’un manque de moyens et rongé par la corruption, il est désormais à bout de souffle. Lorsque les tribunaux ne sont pas à l’arrêt depuis le mois de juin, les délais de traitements des affaires judiciaires sont considérables. De nombreuses entreprises préfèrent se tourner vers l’arbitrage pour régler leurs différends. Mais le recours à ce mode alternatif de règlement des conflits n’est pas récent, même s’il s’est accentué depuis le début de la crise. Les Libanais ont une conception très libérale de la société, de l’économie et de la justice, et étant ouvert au commerce international, l’arbitrage ad hoc a toujours été très usité dans un pays constitué de très (trop ?) nombreux commerçants. C’est moins le cas de l’arbitrage institutionnel en raison du manque de solidité des centres. Liban et arbitrage ont toujours fait bon ménage, ce qui se vérifie par la présence, dans tous les bureaux des plus grands cabinets d’avocats d’affaires internationaux, d’une communauté de juristes libanais assez conséquente. Soulignons également, toujours sur le système judiciaire, que, dans certains domaines spécifiques (mariage, divorce, garde des enfants, successions, etc.), les Libanais sont soumis à des règles propres au statut personnel de leur communauté. Chaque groupe confessionnel (22 environ) a donc ses propres lois et tribunaux, entraînant des disparités selon les citoyens. Pour adopter un statut personnel civil unifié, il faudrait changer tout le système politique, actuellement pluriconfessionnel, pour aboutir à un système laïc ou du moins entièrement civil.
En définitive, les négociations entre le FMI et le Liban peuvent-elles aboutir ?
Les négociations entre le FMI et le Liban avancent trop lentement. Pendant ce temps, le pays continue à s’enliser et la situation économique à empirer. Je suis par ailleurs sceptique quant à la volonté de la classe politique de mener ces réformes de fond. Le problème majeur provoquant le blocage des négociations est avant tout politique. Les personnes responsables de la situation économique du pays sont toujours au pouvoir et ne souhaitent pas assumer leurs responsabilités. La plupart des chefs des communautés confessionnelles sont parvenus, avant la crise et la dévaluation de la monnaie, à faire sortir du pays des sommes considérables, alors que les dépôts allaient être gelés et que la situation économique et financière allait brusquement se dégrader. Les dernières élections législatives - les premières depuis le début de la crise -, qui se sont tenues en mai 2022, n’ont fait émerger qu’une vingtaine de députés d’opposition. Nabih Berri, président de la Chambre des députés du Liban depuis 1992, proche du Hezbollah et considéré par de nombreux Libanais comme étant l’un des premiers responsables de la situation économique du pays, a été reconduit dans ses fonctions. De même, la responsabilité du régime du président Michel Aoun est engagée, bien qu’il ira, en toute vraisemblance, jusqu’au terme de son mandat, en fin d’année. Au final, il n’y aura sans doute pas de réforme économique majeure, sans un minimum de paix sociale, une justice protégée et un équilibre entre tous les partis politiques, ce qui signifie qu’ils soient tous désarmés, afin d’éviter toute forme de pression sur les autres pour faire passer une loi ou éviter un procès encombrant. Je pense ici à l’instruction sur l’explosion du port de Beyrouth à l’été 2020, ou à l’assassinat de l’intellectuel Lokman Slim début 2021, dont les instructions s’enlisent ou sont étouffées. Sans les moyens et les volontés politiques de lutter contre ces crimes, aucune réforme d’ampleur ne pourra, à mon sens, être menée, y compris sur le terrain de la corruption. Il ne fait pas de doute qu’un parti, proche de Dieu, et jouissant d’un pouvoir économique, social et militaire, se satisfait d’un statu quo paralysant, car la corruption lui permet de survivre. Si, en apparence, il joue le jeu démocratique, les obstructions et blocages législatifs, judiciaires, voire les coups de force, sont légion. Le Liban reste une petite économie et le FMI a géré, dans le passé, des situations de dettes souveraines bien plus compromises que celle du pays du Cèdre aujourd’hui. Les solutions et les options macro et microéconomiques sont connues, même si elles seront douloureuses : il manque la volonté politique, celle d’une classe qui a pris tout un pays en otage et qui est prêt à faire tomber le pays dans des abysses dont il ne se relèvera peut-être pas. À moins que, à moins que… le bois dont est fait le radeau, par un sursaut ou un miracle, refuse de le faire couler !
Est-il dangereux juridiquement pour une entreprise internationale de s’implanter dans le pays ?
Dans son dernier classement des risques pays, la Coface classe le Liban dans la catégorie des pays à risque « très élevé », avant-dernière rubrique avant l’ultime et la pire « extrême », dans laquelle on trouve des pays comme la Syrie, la Libye ou l’Iran. C’est dire combien le climat des affaires et la sécurité juridique qui l’entoure se sont dégradés. Sur un plan juridique, et en fait tout aussi pratique, s’implanter dans un pays, c’est y investir, ouvrir un compte, créer une structure ou un véhicule qui permet d’y commercer, faire des affaires, importer/exporter et saisir des opportunités. Or l’état actuel du système légal, politique, économique et social n’offre pas les conditions d’une stabilité et d’une sécurité juridiques pour accomplir tout cela : créer une entreprise suppose un greffe et une administration qui fonctionnent (alors que la plupart des fonctionnaires sont en grève), ouvrir un compte bancaire implique des banques accueillantes et facilitantes (alors que les conditions même de simples retraits ou de virements sont toujours plus compliquées et changeantes), importer et exporter requiert un taux de change stable (alors que la livre libanaise ne cesse de se déprécier), saisir des opportunités nécessite un climat de confiance (alors que la défiance à l’égard du gouvernement, par ailleurs instable, demeure, que l’économie reste paralysée et qu’il n’y a guère que le secteur immobilier où il y a encore quelques transactions)… Pour autant, tout n’est pas noir pour celui qui veut lancer une affaire au Liban. Je dirais que les choses sont plutôt grises et que l’entrepreneur qui a l’âme optimiste – c’est généralement celui qui réussit le mieux – est celui qui se lance et sait attendre. Ce qui a paradoxalement précipité le Liban, c’est justement ce qui fait en même temps sa force : les Libanais sont tellement des commerçants dans l’âme qu’ils ont fini par oublier qu’ils étaient, et devaient être avant tout une nation. Sans ce tissu institutionnel commun, je dirais cette colonne vertébrale, le commerce, c’est l’anarchie, voire le néant. Ces fondements et ce cadre doivent être restaurés, mais il faut des conditions politiques qui ne sont pas réunies aujourd’hui. En attendant, peut-être est-il plus sage de reporter la décision de s’implanter dans le pays du Cèdre.