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Les entreprises exposées à l’extraterritorialité du droit chinois

Par Ondine Delaunay

La Chine a récemment publié plusieurs lois à portée extraterritoriale susceptibles d’avoir des conséquences directes sur les groupes étrangers. Contre-attaque à ce qu’il juge comme une agression étrangère, notamment américaine, l’Empire du Milieu s’est-il ainsi doté d’un arsenal législatif permettant de jouer à armes égales ? Quels changements pour les entreprises françaises ? Réponses et analyse de Louis Lacamp, avocat au barreau de Paris et co-président de la Commission Chine du barreau de Paris.

Le 10 juin 2021, la Chine a adopté une loi visant à contrer les sanctions étrangères. En quoi consiste ce nouveau dispositif répressif ?

Louis Lacamp : Ce dispositif est un moyen de défense, une réaction directe à certaines mesures étrangères – notamment américaines – ayant sanctionné les entreprises chinoises. Il prévoit que le Conseil des Affaires d’État peut adopter des contre-mesures à l’encontre de toute organisation ou tout individu impliqué directement ou indirectement dans l’élaboration, l’édiction ou la mise en œuvre de mesures discriminatoires contre les sociétés ou citoyens chinois. Ces contre-mesures peuvent même s’appliquer à leur entourage : à leur famille, aux organisations dans lesquelles elles travaillent en tant que cadre supérieur ou dont elles participent à la création ou au fonctionnement, ainsi qu’aux cadres supérieurs et aux dirigeants des organisations mises en cause. Celles pouvant être adoptées sont variées : interdiction d’entrée ou expulsion du territoire chinois, saisie des biens situés en Chine, interdiction aux sociétés ou citoyens chinois de contracter ou de coopérer avec les personnes visées. Cette liste n’est pas limitative, puisque « toute autre mesure nécessaire » pourra être prononcée. Il est expressément prévu que les sanctions sont insusceptibles de recours, mais qu’elles pourront être modifiées ou annulées à la discrétion du Conseil des Affaires d’État, selon l’évolution de la situation. Par ailleurs, l’article 12 autorise toute organisation ou tout citoyen chinois à saisir un tribunal à l’encontre de toute personne qui prêterait son concours à la mise en œuvre de mesures discriminatoires, afin d’en obtenir la cessation et réparation de son préjudice. Enfin, l’article 14 prévoit l’obligation pour toute organisation ou tout individu de coopérer dans la mise en œuvre de ces contre-mesures, et l’article 15 que cette loi s’appliquera mutatis mutandis à toute personne qui adopterait, assisterait ou supporterait des actes contraires à la souveraineté, à la sécurité ou au développement de la Chine. Le champ d’application de cette loi est donc extrêmement large !

Quels risques pour les entreprises étrangères ?

L. L. : Cette loi crée une importante insécurité juridique puisque toute entreprise qui, de près ou de loin, s’associerait aux sanctions contre les entités et citoyens chinois, est susceptible d’être visée. Les filiales chinoises de société étrangères sont particulièrement exposées puisque, parmi les sanctions expressément prévues, la majorité ne peuvent être appliquées qu’à l’encontre d’entités opérant en Chine. On notera toutefois que l’interdiction qui peut être donnée aux sociétés et citoyens chinois de contracter avec une société étrangère est susceptible d’affecter des entreprises travaillant avec la Chine sans y être implantées. Certaines entreprises pourraient être amenées à devoir faire un choix cornélien entre respecter les sanctions étrangères et s’exposer à être sanctionnées en Chine, ou passer outre les mesures étrangères. Elles sont les premières victimes de ces tensions politiques.

À l’automne 2021, la Chine a également publié deux textes sur la sécurité et la protection des données personnelles. Que prévoient-ils ?

L. L. : La loi sur la sécurité des données, entrée en vigueur le 1er septembre 2021, classe les données en fonction de leur impact potentiel sur la sécurité nationale chinoise et réglemente en conséquence leur stockage et leur transfert. Les entités traitant de « données importantes » – lesquelles ne sont pas encore définies – doivent par exemple désigner une personne responsable de leur sécurité, conduire régulièrement des évaluations de risque et soumettre celles-ci aux autorités compétentes. Les « données nationales essentielles » sont soumises à des obligations renforcées. Les « opérateurs d’infrastructures d’informations critiques » – c’est-à-dire les entités qui exercent dans des secteurs stratégiques tels que l’énergie, les transports, la finance, la défense, etc. – doivent stocker en Chine les données importantes qu’ils y collectent et ne peuvent les transférer à l’étranger qu’après un auto-examen de sécurité répondant à des règles définies par l’administration chinoise. Il est enfin prévu qu’aucune donnée stockée en Chine ne peut être transférée à une entité judiciaire ou de poursuite étrangère sans autorisation des autorités chinoises.

La loi sur la protection des informations personnelles, entrée en vigueur le 1er novembre 2021, s’apparente quant à elle à un « RGPD chinois ». Elle impose diverses obligations à toute entité traitant de données personnelles – définies comme des informations relatives à des personnes identifiées ou identifiables. Il est notamment prévu que le transfert des données à une entité tierce doit être soumis à l’accord préalable des personnes concernées. Si l’entité tierce est située à l’étranger, il appartient à l’entité à l’origine du transfert de vérifier qu’elle respecte des règles de protection équivalentes à celles imposées par la loi chinoise. Par ailleurs, les opérateurs d’infrastructures d’informations critiques et les entreprises traitant d’un nombre de données personnelles dépassant une certaine limite doivent stocker en Chine les données y étant collectées et effectuer une évaluation de sécurité organisée par l’administration chinoise avant de pouvoir les transférer vers l’étranger.

Quels changements engendrent concrètement ces textes pour les sociétés étrangères ?

L. L. : À l’évidence, ces nouvelles lois vont requérir un important travail de mise en conformité. Elles rendent par ailleurs très difficile le traitement des données collectées en Chine, puisque les sociétés qui opèrent dans des secteurs critiques ou qui gèrent un volume important de données personnelles ont l’obligation de les y stocker et ne peuvent les transférer qu’à certaines conditions – lesquelles vont être bientôt précisées par des textes complémentaires. En pratique, certaines sociétés étrangères vont être contraintes de scinder les données qu’elles collectent à l’étranger de celles qu’elles collectent en Chine. Enfin, on relèvera que l’interdiction pour tout individu de transférer à une entité judiciaire ou de poursuite étrangère une donnée personnelle stockée en Chine sans autorisation du gouvernement chinois est susceptible d’affecter le déroulement de procédures judiciaires, arbitrales ou pénales à l’étranger.

Depuis 2018, l’administration chinoise s’est également restructurée pour mieux lutter contre la corruption. Cette nouvelle organisation a-t-elle une portée extraterritoriale ?

L. L. : La Commission nationale de supervision a été créée par la loi du 20 mars 2018, afin de lutter contre la corruption des agents publics au sens large : membres de l’administration, personnel du système judiciaire, directeurs de sociétés publiques, gérants d’entités publics, fonctionnaires, etc. (article 15). Le texte vise les « infractions au devoir » et leur liste n’est pas limitative : corruption, trafic d’influence, prise illégale d’intérêts, abus de pouvoir, etc. (article 11, 2°). Il s’agit, peu ou prou, des infractions réprimées par les articles 432-1 et suivants du code pénal français. La particularité de ce nouvel organisme est de pouvoir détenir un suspect pendant six mois, sans assistance d’un avocat ou tenue d’une audience. Ses enquêtes peuvent porter sur des actes commis à l’étranger ou sur des personnes résidant hors du territoire chinois, mais ses moyens d’action seront alors restreints puisque la mise en œuvre d’une coopération internationale pourra s’avérer indispensable. Sa compétence internationale ne présente pas de spécificité particulière : le droit pénal est classiquement un droit extraterritorial. Ainsi, la loi pénale chinoise s’applique aux infractions commis à l’étranger par ou sur un citoyen chinois de la même manière que la loi pénale française s’applique aux infractions commises à l’étranger par ou sur un citoyen français.

Dans quels cas une entreprise française peut-elle se retrouver sous le joug d’une enquête de la Commission nationale de supervision ?

L. L. : Si la loi du 20 mars 2018 vise principalement les agents publics, son article 22, alinéa 2, prévoit la possibilité de détenir une personne qui serait suspectée de corruption active ou de complicité à une infraction au devoir. Une entreprise française pourra donc faire l’objet d’une enquête de la Commission nationale de supervision si elle est suspectée d’avoir pris part au pacte de corruption ou d’avoir organisé, dirigé, incité ou prêté son assistance à la commission de l’une des infractions susmentionnées. On relèvera toutefois que le recel n’est pas envisagé par la loi du 20 mars 2018. Là encore, ce sont les filiales chinoises des entreprises françaises qui sont les plus exposées puisque la Commission nationale de supervision pourra agir directement contre elles.