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L’alliance francoitalienne pour faire face à la concurrence internationale

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES

La France et l’Italie sont des amis de longue date. Les investissements directs de part et d’autre des frontières sont importants. La région du nord de la péninsule, et notamment la Lombardie, est particulièrement dynamique du point de vue économique. Enrico Castaldi, avocat franco-italien, est l’associé fondateur du cabinet CastaldiPartners. Il connaît intimement les deux cultures et accompagne régulièrement les groupes français dans leurs stratégies d’investissement par-delà les Alpes, dans le pays poétiquement surnommé le « jardin de l’Europe ».

Giorgia Meloni et son gouvernement d’extrême droite sont au pouvoir en Italie depuis l’automne dernier. Quels changements pour le monde des affaires avez-vous constaté depuis ?

ENRICO CASTALDI : L’actuel gouvernement est plutôt un exécutif de centre droite. L’évolution politique n’a pas bouleversé la structure administrative de l’État. Certes, le ministère du Développement économique a été rebaptisé ministère des Entreprises et du Made in Italy et la souveraineté alimentaire a été introduite parmi les compétences du département de l’Agriculture (comme en France, d’ailleurs). Néanmoins, il s’agit purement d’étiquettes : les administrations sont demeurées les mêmes. Le monde des affaires n’a pas non plus ressenti de changements depuis la prise de fonction du nouveau gouvernement. Le débat politique a plutôt porté sur l’immigration et sur des aspects de la vie civile, sans se focaliser sur le domaine économique ou financier. Un contrôle des investissements étrangers est opéré, mais il n’est pas plus strict que dans les autres États européens. L’attention est classiquement marquée sur les zones d’infrastructures, portuaires notamment. Je crois d’ailleurs que cette prudence n’est pas propre à l’Italie. La tendance à une forme de protectionnisme est quasiment mondiale dans cette époque.

À quoi les groupes français doivent-ils veiller avant de s’implanter en Italie ?

ENRICO CASTALDI : Avant de s’implanter dans un pays étranger, il faut comprendre l’environnement juridique local, y compris son système judiciaire. L’Italie fait face à une véritable crise de confiance des citoyens vis-à-vis de l’institution judiciaire : seuls 47% des Italiens ont confiance dans la justice. La principale raison de cette défiance populaire porte sur sa lenteur. Pour résoudre ce problème, le gouvernement Draghi (février 2021-octobre 2022) a lancé une vaste réforme, visant notamment au recrutement de 16 500 personnes grâce au financement européen. Pour une meilleure efficacité et plus de célérité, un « bureau du juge » a été créé : le juge est entouré dans son travail par un assistant chargé d’épauler le magistrat dans ses recherches juridiques et de rédiger des hypothèses de décisions qui seront ensuite validées par ce dernier. Dans ce même esprit de réforme, les actes de procédures ont été digitalisés et les échanges passent désormais uniquement par la voie numérique. Depuis quelques années, une section spécialisée en matière de propriété intellectuelle, concurrence ou actionnariat étranger a été créée dans les tribunaux plus importants. Ces sections sont composées de magistrats rompus à ces pratiques du droit et capables de réagir rapidement. L’attribution de ces compétences à des juges spécialisés a pour effet d’augmenter le niveau de qualité des décisions judiciaires. Sur ce point, le tribunal de Milan est assez remarquable.

Y a-t-il des particularités juridiques propres aux régions ?

ENRICO CASTALDI : Les régions italiennes ont un pouvoir législatif, mais il est très limité dans le droit des affaires, car il concerne principalement la matière environnementale ou administrative en général.

Sur quel autre point les investisseurs étrangers doivent-ils être vigilants ?

ENRICO CASTALDI : Un des éléments qui risque de décourager les investissements étrangers en Italie est la bureaucratie. Le système d’autorisation administrative est influencé d’une part par la complexe répartition des compétences entre communes, régions et État, et d’autre part par la réticence de certains fonctionnaires à prendre des décisions. À présent, le débat politique porte principalement sur les projets dans lesquels seront investis les moyens de financement donnés par l’Union européenne. À titre d’exemple, un projet de construction dans un important port italien ne pourra recevoir les financements que si les travaux sont terminés avant 2026. Or, le système actuel d’autorisations nécessaires pourrait empêcher le respect de ce délai. À ce propos, le ministre des Entreprises et du Made in Italy, Adolfo Urso, a récemment indiqué qu’il souhaitait mettre en place des procédures simplifiées pour accélérer l’obtention des autorisations administratives dans le cadre des investissements étrangers en partenariat avec des entreprises italiennes.

De grands partenariats industriels transalpins ont marqué les dernières années, donnant naissance à des groupes à l’envergure mondiale comme STMicroelectronics, Essilor-Luxottica ou encore Stellantis. Où en sont les relations francoitaliennes après l’entrée en vigueur du Traité du Quirinal ?

ENRICO CASTALDI : La France est l’un des premiers investisseurs en Italie. Les opérations d’investissement, les joint-ventures et les accords industriels et commerciaux sont nombreux. Certains rapprochements industriels ont permis la construction de groupes devenus des leaders mondiaux dans leur domaine et capables de se mesurer à la concurrence chinoise ou américaine. Je crois qu’il est important de garder en Europe cette force industrielle que nos pays détiennent, peu importe la gouvernance. Nous disposons de savoir-faire qui n’ont rien à envier aux Asiatiques ou aux Américains. À la veille d’une nouvelle révolution industrielle, cette fois-ci numérique, les pays de l’Union doivent être prêts à s’allier pour surmonter les défis qui se présenteront.

Les relations sont tout de même parfois conflictuelles entre les entreprises françaises et italiennes et le ton peut assez vite monter. Tout le monde se souvient par exemple du bras de fer entre Vincent Bolloré et Silvio Berlusconi à propos de Mediaset. Comment expliquer ces tensions ?

ENRICO CASTALDI : La France et l’Italie ont un patrimoine commun millénaire fait d’histoire, d’art, de littérature, de gastronomie, d’architecture, de mémoires et de bien d’autres choses encore. Cette richesse partagée n’empêche pas des difficultés dans les relations et des sentiments de supériorité / infériorité. Du point de vue des affaires, souvent la presse parle d’une « déprédation française » d’entreprises italiennes : BNL a été racheté par BNP, Parmalat a été acquis par Lactalis, Gucci a été repris par Kering. Néanmoins, on oublie de rappeler qu’aucun groupe italien n’était prêt à investir dans ces sociétés. Au-delà de ces exemples, il faut rappeler que le capitalisme italien a été bâti par des familles. Or, ce modèle commence à montrer, à la troisième génération, ses limites. Il s’agit d’une caractéristique très marquée en Italie, mais qui existe aussi en France. Je crois qu’il faut accepter de dépasser les frontières pour renouveler les actionnariats et permettre ainsi à nos groupes de poursuivre de belles aventures industrielles. Désormais il faut penser à constituer des groupes européens pour faire face à une compétition mondiale de plus en plus acharnée.