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« En Espagne, l’économie est saine mais la situation politique inquiétante »

Par Anne Portmann

Jacques Bouyssou, associé fondateur du cabinet Alérion, connaît bien l’Espagne, où il a des racines profondes et a passé une partie de sa jeunesse. Il préside, au sein du barreau de Paris, l’association pour la promotion de la culture hispanique (la Peña du Palais).


Pour la LJA, il a analysé les sujets brûlants du moment dans le pays de Cervantes.

Globalement, quelle est la situation en Espagne en ce moment ?

JACQUES BOUYSSOU : Il existe un décalage entre une économie qui se porte plutôt bien et une vie politique qui est fracturée. On voit en ce moment, remonter de très mauvais souvenirs de l’histoire espagnole, avec la montée de l’extrême droite. Il y une quinzaine d’années, deux partis étaient venus perturber le clivage traditionnel gauche / droite, qui opposait respectivement le parti socialiste et le Partido Popular. Il s’agissait de Podemos à gauche et de Ciudadanos à droite. Ciudadanos s’est désormais complètement effacé de l’échiquier politique. Quant à Podemos, que l’on peut considérer comme l’équivalent de notre LFI, il a porté des réformes qui ont eu un effet catastrophique et ont provoqué la colère dans le pays. Je pense notamment à la loi destinée à lutter contre les violences sexuelles, qui était très mal préparée et, en fin de compte, a eu l’effet inverse, car elle a permis de libérer des personnes condamnées pour des faits de violences sexuelles. C’est dans ce contexte que l’extrême droite a joué sur les peurs des Espagnols, en accusant le gouvernement socialiste de Pedro Sanchez d’être le jouet de Podemos et des partis basque et catalan dont il avait besoin pour gouverner. Aujourd’hui la droite démocratique, représentée par le Partido Popular se rend compte qu’à l’issue des élections de juillet, elle risque, faute de majorité, de ne pas avoir besoin d’autre choix qu’un accord pour gouverner avec le parti d’extrême droite xénophobe Vox, un accord avec les partis autonomistes basque et catalan paraissant exclu.

Quelles sont les conséquences à cette montée de la droite ?

JACQUES BOUYSSOU : La situation politique fait resurgir les fractures du passé. Et même si les anciens franquistes ne sont plus là, les plaies de la dictature sont encore à vif comme l’a montré la loi sur la mémoire démocratique en 2022. Le parti Vox remet en cause la politique de décentralisation qui a été menée depuis 45 ans et l’autonomie obtenue, notamment par les communautés basques et catalanes, qui, je le rappelle, sont totalement autonomes en ce qui concerne leur fiscalité et également en ce qui concerne leur police. Le parti Vox souhaite l’unité nationale et est résolument contre la décentralisation. Il s’est évidemment nourri des réactions contre les excès de la crise catalane de 2017. Ce n’est pas le seul effet négatif de cette crise qui, côté catalan, a conduit à un repli de Barcelone sur la Catalogne. Le climat séparatiste est très palpable dans les rues de la ville et a contribué à la faire glisser du statut de métropole internationale à celui de capitale de province. Évidemment, le rejet de la culture espagnole est dissuasif pour les investisseurs, qui se reportent vers Madrid et sa région. La situation est moins marquée au Pays Basque, qui a mis fin à la violence terroriste des années 1970 à 1990 et connaît aujourd’hui un climat apaisé propice au développement des affaires. Les milieux d’affaires basques se portent bien. Vu depuis la France, on ne réalise pas que BBVA (Banco Bilbao Vizcaya Argentaria), l’une des plus puissantes institutions financières du pays, est une banque basque. On peut également citer Iberdrola, l’un des leaders mondiaux de l’énergie, dont le siège est à Bilbao.

Quels investisseurs viennent en Espagne ?

JACQUES BOUYSSOU : L’Espagne reçoit beaucoup d’investisseurs sud-américains qui, auparavant, se dirigeaient plutôt vers Miami, devenue manifestement moins hospitalière qu’un grand État de l’Union européenne. On les croise notamment en Castille, dans presque tous les secteurs. En Catalogne et au Pays Basque, ce sont des investisseurs plus traditionnels. Par ailleurs, le tourisme, un atout traditionnel du pays, se porte très bien, le niveau est largement revenu à celui d’avant la crise sanitaire. La côte Nord de l’Espagne, autrefois peu prisée, attire désormais. Je pense en particulier à la ville de Bilbao, que je connais bien et qui, à l’époque de la dictature, était grise et triste. Désormais, c’est une ville très attractive, pas seulement à cause du musée Guggenheim ! L’Espagne rayonne aussi sur le plan sportif et gastronomique, ce qui traduit le dynamisme et l’optimisme de sa société civile par-delà les crises politiques.

Quelles réformes importantes. ont été menées dernièrement ?

JACQUES BOUYSSOU : Une refonte de la législation du travail et une augmentation très significative du SMIC (47 % en quelques années !) représentent les évolutions les plus notables. Ces réformes paraissent avoir été bien digérées par l’économie espagnole puisque le chômage continue de baisser pour atteindre le niveau qu’il avait avant la crise de 2008. L’Espagne, qui dispose d’atouts naturels évidents, s’est engagée de façon ambitieuse et déterminée dans la voie des énergies renouvelables qui représentent désormais 21 % de sa consommation. Elle a pris une longueur d’avance sur ses voisins européens. Elle fait désormais figure de leader du secteur en Europe et dans le monde.

L’Espagne a pris la présidence du Conseil de l’Europe au premier juillet,;pensez-vous qu’elle va pousser l’UE sur ces sujets ?

JACQUES BOUYSSOU : L’Espagne a annoncé ses priorités pour cette présidence :  souveraineté industrielle européenne, unité face aux défis mondiaux et efforts pour accélérer la transition climatique. Il faut espérer que cette présidence ne sera pas affaiblie par le résultat des élections législatives anticipées qui auront lieu le 23 juillet prochain. Un nouveau gouvernement aura sans doute d’autres priorités. Une alternance politique dès le premier mois de la présidence espagnole ne devrait pas lui être très profitable. De ce point de vue, la démission du gouvernement était un pari très risqué ! Il faudra donc être attentifs au résultat de ces législatives anticipées, mais dans l’ensemble l’Espagne reste un pays où il fait bon investir et où il fait très bon vivre !