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Rémi Lorrain, des hommes et des normes

Par Anne Portmann

Of counsel au sein du cabinet Darrois Villey Maillot Brochier, l’ancien secrétaire de la Conférence du stage du barreau de Paris symbolise la réussite de la jeune génération d’avocats. Portrait d’un pénaliste technicien, véritablement passionné par l’évolution de la matière

Né à Pont-à-Mousson, Rémi Lorrain a grandi à Pagny-surMoselle, entre Metz et Nancy, entre des grands-parents agriculteurs, un père cheminot, une mère au foyer et un frère aîné. Autour de lui, aucun juriste et, à première vue, peu d’intérêt pour la matière juridique. Mais voilà, son lycée nancéen est tout proche de la faculté de droit… Il hésite donc un instant à s’engager dans cette voie de proximité, avant de finalement s’inscrire en prépa HEC. Mais au bout d’un an, il fait marche arrière et rejoint l’université. Le vrai déclic vient d’un reportage qu’il visionne à la télévision sur les avocats de la Conférence du stage. Son sang ne fait qu’un tour. C’est décidé, ce sera Paris. Très vite, l’étudiant se passionne pour le corporate et les fusions-acquisitions. Après l’obtention de son master 2, il s’engage dans une succession de stages. « Le parcours habituel et exigeant de M&A, Sullivan & Cromwell, Bredin Prat, Weil Gotshal & Manges, Lazard… Un stage à la BPI et les cours à l’école d’avocats », indique Rémi Lorrain. Son Capa en poche, il entre chez Herbert Smith, comme collaborateur en M&A, en janvier 2012. Trois mois après sa prestation de serment, il présente le concours de la Conférence, sans prévenir le cabinet. Il devient secrétaire de la Conférence, promotion 2013.

Et pas n’importe lequel : il est le 10e , chargé de la défense pénale, celui qui distribue les permanences aux autres secrétaires. Il l’annonce au cabinet qui prend la nouvelle… avec curiosité, compte tenu de son domaine d’expertise. À ses côtés, son ami Guillaume Vitrich, avec lequel il fait ses premières assises d’urgence, mais aussi Alexandre Vermynck, Thomas Klotz, Antoine Vey et Xavier Nogueras. Quelques-uns des grands avocats de demain. « Je faisais de la défense pénale le jour et des fusac la nuit », se souvient-il. Un rythme plus qu’intense. « Rémi est un gros bosseur », confie Guillaume Vitrich qui travaille toujours avec son « frère » de Conférence sur les dossiers qui le nécessitent. Mais Rémi Lorrain apprend. « J’avais accès aux écritures des plus grands cabinets de pénalistes des affaires, notamment dans les dossiers du pôle financier, je les lisais et les relisais pour tenter de comprendre la mécanique de défense dans ces dossiers si particuliers », indique-t-il. C’est à ce moment-là qu’il décide de quitter Herbert Smith, avec une pointe de regret toutefois, car il conserve un goût prononcé pour le corporate. Mais les sirènes du droit pénal sont décidément trop fortes. Il postule auprès du cabinet Darrois Villey Maillot Brochier, au sein duquel il rencontre Christophe Ingrain, ancien magistrat, qui vient de créer, début 2014, un département autonome de droit pénal des affaires au sein du fameux cabinet français. Entre eux, il n’est pas déplacé de parler de coup de foudre professionnel.

Ensemble, ils forment une équipe reconnue et complémentaire et ont traité plusieurs centaines de dossiers, dont les très médiatiques Lafarge ou encore Bygmalion. Ils sont aussi les avocats du garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti.

FERRAILLER CONTRE LE RISQUE D’ARBITRAIRE

« En droit pénal des affaires, le risque principal est celui de l’élasticité de la norme. La loi est interprétée avec beaucoup de mansuétude, ce qui rend parfois possible une certaine forme d’arbitraire dans l’appréciation des dossiers », estime Rémi Lorrain. En la matière, les infractions sont souvent occultes ou dissimulées, donc quoiqu’il se passe, il explique qu’il y a « un vrai danger à croire que tout dossier est nécessairement sophistiqué afin de dissimuler l’infraction ». Il raconte à ce sujet une anecdote révélatrice : dans le cabinet d’un juge d’instruction, ce dernier lui annonce qu’il n’a rien trouvé contre son client, et d’en déduire aussitôt que l’infraction existe car elle est dissimulée. « Parvenir à faire de l’absence de preuve une preuve, signifie que le pénal des affaires pourrait permettre beaucoup d’acrobaties », ajoute-t-il. L’avocat note également une dimension systémique de la matière, apparue plus récemment, qui pousse les juges à parfois s’exonérer des détails dans l’administration de la preuve.

Il fait remarquer que les dossiers médiatiques sont souvent systémiques, comme l’affaire Deliveroo, qui s’était vue reprocher d’avoir mis en place un système destiné à contourner les règles de droit du travail. C’est également le cas dans les affaires UBS, ou France Télécom. Selon lui, lorsque le juge ne parvient pas vraiment à caractériser l’infraction dans les faits, le système vient, comme un élément subsidiaire, appuyer l’existence du détournement de la loi. « On a parfois le sentiment que quel qu’ait été le choix du client, il se serait de toute façon retrouvé devant le juge d’instruction. Lorsque vous montrez la cartographie des risques, si le risque en cause n’est pas identifié, on vous le reproche. Si au contraire, il est identifié, on vous reproche alors de n’avoir pas pris les mesures », explique Rémi Lorrain. Ce dernier observe, qu’à l’heure actuelle, plus de 10 000 infractions sont susceptibles de concerner les entreprises et que, pour elles, le vent répressif souffle fort depuis la création du parquet national financier. Il risque même de tourner à la tempête avec le parquet européen. « On assiste à l’épanouissement du droit pénal du manquement, indépendant de l’existence d’un quelconque préjudice.

Beaucoup naissent du non-respect d’une obligation légale ou règlementaire (accident du travail, favoritisme, etc.), entraînant parfois une mise en jeu mécanique et trop automatique de la responsabilité pénale », constate-t-il. Il augure que cette forme de déviance de la matière ne durera pas. Au rythme actuel de la moralisation de la vie des affaires, s’instaure une sorte de « course-poursuite » entre juges d’audience, parquet et autorités de poursuite. Il constate une forme de rivalité entre le juge de la CJIP et le juge d’audience, qui pourtant ne suivent pas les mêmes règles de sanction. « Parfois, le procureur de la République, qui a négocié une CJIP avec votre client le lundi va, le lendemain, requérir à l’audience contre les dirigeants », indique-t-il. Une situation anormale selon lui, alors que le quantum des amendes est important. Et de s’interroger : Quid du non bis in idem, de la répartition des compétences entre juge pénal et juge administratif, de la différence de traitement entre personnes morales et physiques…

Quelles mesures alors, faudrait-il prendre pour réformer le droit pénal des affaires ? Rémi Lorrain cite, en premier lieu, l’obligation de motiver les mises en examen et celle de donner les documents incriminants et les éléments de preuve à charge au moment de la garde à vue. Ensuite, l’extension des CJIP et des CRPC. Car, de son point de vue, les CJIP sont un aveu d’échec de la justice traditionnelle. L’avocat appelle aussi de ses voeux des amendes proportionnelles, adaptées aux réalités des entreprises, la présence de l’avocat en perquisition, y compris en droit pénal général, et l’interdiction d’aggraver la peine en cas de pourvoi.

LA DIMENSION HUMAINE

Fort heureusement, Rémi Lorrain est véritablement passionné et ne se lasse pas de la bataille. Il fait ainsi partie de cette trempe d’avocats qui réfléchissent et qui créent. Les nombreux articles qu’il publie, souvent écrits à quatre mains avec Christophe Ingrain, sont d’ailleurs une référence pour l’ensemble des pénalistes. « Rémi a développé une expertise très pointue et peu commune en procédure pénale, reconnue par ses confrères et par des universitaires spécialistes de cette matière », relève d’ailleurs Christophe Ingrain. Le livre « Nullitator, 300 nullités efficaces en procédure pénale », écrit avec son confrère Léon Del Forno, se retrouve aussi sur tous les bureaux des avocats qui côtoient de près ou de loin la matière pénale. « Tout le monde avait pensé à ce livre, mais personne ne l’avait fait ! », se souvient Christian Saint-Palais, figure emblématique du barreau parisien et président de l’Association des avocats pénalistes (ADAP), qui voit dans cette volonté de partage une manifestation de la générosité des auteurs, là où bien des avocats gardent jalousement le secret de leur « recettes procédurales ». Léon Del Forno, qui lui a succédé, en 2014, au poste de 10e secrétaire de la conférence, raconte que c’est Rémi Lorrain qui a été le moteur de cet ouvrage, né du constat de l’importance que prenait le droit pénal des affaires après la création du PNF en 2014. « Les cabinets recevaient beaucoup de CV de jeunes et d’étudiants passionnés par cette matière, et nous avons voulu créer cet ouvrage pratique pour les aider », dit-il, soulignant qu’il n’a, du reste, pas seulement une visée corporatiste puisqu’il s’adresse aussi aux magistrats et aux OPJ. De son « père de conférence », selon le terme consacré, Léon Del Forno dit qu’il est l’un des meilleurs de sa génération sur ces questions de procédure : « Il est passionné, habité par la matière et il a beaucoup d’idées ». Pour autant, souligne son confrère, il n’a pas qu’une approche intellectuelle de la matière et sait ne pas perdre de vue l’essentiel, à savoir l’intérêt du client. « Il est aussi actif et combatif, et sait trancher lorsque c’est nécessaire », dit-il. Le tout en conservant une forme de curiosité et de spontanéité qui le préserve de toute condescendance. Son confrère Christian Saint-Palais, partage cette analyse de la personnalité de Rémi Lorrain. « Il allie la rigueur du travailleur et l’efficacité oratoire du secrétaire de la Conférence. C’est un plaisir de l’observer dans le prétoire, il est réactif et vigilant, sait casser le rythme d’une audience et, face aux magistrats, même s’il n’est jamais complaisant, il sait maîtriser les incidents et ne traîne pas le conflit », indique-t-il. Mais ce qui frappe Christian Saint-Palais, c’est l’attention qu’il porte aux autres, notamment à ses clients. « En audience, il a toujours un regard sur son client, il se préoccupe toujours de celui qu’il défend. Il a conservé cette patte, propre aux anciens secrétaires de la conférence », ajoutet-il. D’ailleurs, si ses clients louent son sens du détail dans les dossiers et la précision de ses analyses, il est palpable qu’ils ont également à son endroit noué un autre lien, plus personnel. Il n’est pas qu’un auxiliaire de justice parmi d’autres.

RÉFORMER LE SYSTÈME

Pour Rémi Lorrain, « un pénaliste est quelqu’un qui aime autant les hommes que les normes. On ne tient pas assez compte de cette dimension sociale, même s’agissant du droit des affaires ». Heureux de son parcours, il s’estime chanceux de pouvoir côtoyer les grands noms qu’il admirait tant lorsqu’il était en deuxième ou troisième année de droit. « J’avais de la fascination et de l’admiration pour, notamment, Jean Michel Darrois, Hervé Témime, Éric Dupond-Moretti et Patrick Maisonneuve. J’ai eu une chance inouïe dans mon parcours, puisque je suis aujourd’hui amené à les côtoyer et à travailler avec eux régulièrement », explique-t-il. Il a en effet été formé au cabinet de Jean-Michel Darrois, Hervé Temime a préfacé Nullitator et il fait partie de l’équipe de défense d’Éric Dupond-Moretti. Et Patrick Maisonneuve ? « Je travaille régulièrement avec lui, avec Antoine Maisonneuve et Bérénice de Warren. L’avenir est encore très long pour avoir de nombreux projets enthousiasmants ! », souligne Rémi Lorrain.

Selon lui, lorsque l’on rencontre ses idoles, les intuitions fugaces que l’on a se confirment. « Ces avocats sont admirables pour plein de raisons, parfois différentes d’ailleurs : la détermination, la rigueur, l’indépendance, l’exigence vis-à-vis d’eux-mêmes et l’humanité qu’ils dégagent », ajoute-t-il. À son tour, désormais, de servir de modèle aux étudiants auprès desquels il a la réputation d’être l’un des meilleurs avocats de sa génération dans son domaine. De l’avis général, il sait rester intègre et discret. À celui qui voudrait suivre ses traces, il donne ce précieux conseil : « Se méfier du rapport de connivence que l’on peut avoir avec la loi lorsqu’on est étudiant. À l’époque, je prenais la loi pour quelque chose de permanent, d’établi, de figé, mais il faut être soupçonneux vis-à-vis de l’élaboration de la loi car elle peut ne pas être conforme à la Constitution, au droit de l’Union européenne, au droit européen, etc. On n’en a jamais vraiment fait le tour, d’ailleurs, pour certains clients, on n’en est plus à devoir interpréter la loi mais à devoir anticiper les excès de son interprétation future par les juges ».