Maria Gomri, le goût du risque, l’esprit pionnier
Maria Gomri est directrice juridique de Google pour la France depuis 2011. Rencontre avec l’une des actrices majeures en France du droit de l’Internet.
Le siège français de Google est situé 8 rue de Londres, dans le 9e arrondissement de Paris. C’est un hôtel particulier au bas de la rue, tout près de l’église de La Trinité. On y pénètre par une porte latérale située à gauche de la grille, qui défend l’accès à une grande cour. Nulle enseigne n’annonce le géant mondial sur la façade. C’est en regardant à travers la grille que l’on reconnaît les couleurs de la firme bleu-rouge-jaune-vert, peintes sur le mobilier de jardin. Au-dessus de la porte dédiée aux visiteurs, la réplique d’une plaque de rue parisienne affiche, à la place d’un nom de rue, « I’m feeling lucky » en caractères multicolores. Au poste de contrôle, le visiteur s’enregistre lui-même sur une borne qui ne parle qu’anglais, avant d’être invité à traverser la cour pavée pour rejoindre l’accueil. Un badge multicolore sert de laissez-passer. Maria Gomri apparaît dans le hall. La directrice juridique de Google est une femme brune en jean et en pull gris, qui affiche une quarantaine souple et longiligne de danseuse. Ici, tout le monde est jeune et habillé cool. À l’évidence, le mastodonte mondial a conservé l’esprit start-up. Un esprit que l’on retrouve dans les vastes open space peuplés de collaborateurs studieux qu’il faut traverser pour accéder à la salle de réunion. Maria Gomri explique qu’ici, personne n’a de bureau individuel, pas même la direction. Alors, on apprend à travailler en silence. Des cabines sont prévues pour passer des appels, mais tout se fait surtout par mail.
« L’esprit entrepreneur et le goût du risque sont des atouts chez Google »
Nous voici installées dans une salle de réunion semblable à mille autres. La directrice juridique de Google raconte le parcours qui l’a menée chez le géant mondial. Rien ne la prédisposait à devenir juriste. Comme beaucoup, cette littéraire férue de philosophie a choisi le droit parce qu’on lui a expliqué en terminale que cette formation menait à tout. Nous sommes en 1990. Elle s’inscrit à Assas, pour changer de quartier, explique-t-elle, et pour voir autre chose. La matière phare à l’époque, c’est la propriété intellectuelle. Quelques années plus tard, voici que l’on commence à parler d’Internet. Elle s’inscrit au troisième cycle du professeur de droit d’auteur et Internet Pierre Sirinelli, et choisit de suivre en parallèle un autre troisième cycle de droit de la communication, à Panthéon, pour avoir une vision globale de la matière incluant la communication presse et audiovisuelle. Le métier d’avocate l’attire. En 1998, elle est embauchée par Alain Bensoussan. Elle restera trois ans. Le pape français du droit de l’informatique se souvient d’une collaboratrice « exceptionnelle », en raison de son « intuition juridique remarquable » et de « sa maîtrise très aiguisée du droit du numérique ». Maria Gomri est embauchée chez Franklin, où elle s’installe pendant à peu près trois ans aussi. « Finalement, le métier m’a un peu déçue, je trouvais très frustrant de ne pas suivre un dossier du début à la fin. Je ne savais pas grand chose des entreprises pour lesquelles je travaillais. »
Elle lâche alors le métier d’avocate, se lance dans un tour du monde, et découvre au Japon un concept de boutique qui la séduit. La voilà décidée à l’implanter en France. Las ! L’idée plaît, les médias s’y intéressent, mais elle découvre qu’elle n’aime pas se vendre. C’est un échec. Que faire ? Redevenir avocate ? Elle n’en a pas envie. Intégrer une entreprise ? Cela lui paraît bien aride. Elle examine sans trop y croire les offres d’emploi de juriste d’entreprise, passe quelques entretiens qui ne la convainquent pas. Jusqu’à ce qu’elle tombe sur l’annonce de Google France. Le directeur juridique, en charge du contentieux, cherche un juriste ou plus exactement un « commercial lawyer », autrement dit un juriste contrat dont la mission consiste à accompagner le développement du groupe. La jeune femme n’est pas la seule à flairer le job de rêve. Il y a… 350 candidats. Dix entretiens plus tard, elle est embauchée. « Je crois que ce qui leur a plu, c’est que j’ai quitté le métier d’avocate pour tenter de monter ma propre affaire. L’esprit entrepreneur et le goût du risque sont des atouts chez Google », confie-t-elle.
Six ans plus tard, nous sommes en 2011, la voici nommée directrice juridique. Petit à petit, elle constitue une équipe. Aujourd’hui son service compte une quinzaine de juristes et couvre la France, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Le département juridique regroupe quatre activités : le contentieux, la conformité, la négociation des contrats et la veille législative. Dans une entreprise américaine, on se doute que le droit occupe une place de choix. Maria Gomri confirme : « Nous sommes organisés en silo, donc il n’y a pas de codir en France, on se réunit pour avoir une vision à 360 degrés, mais chacun reporte dans une ligne hiérarchique chapeautée par le directeur monde. Et au niveau monde, la direction juridique est membre du comité de direction ; c’est une fonction extrêmement valorisée », analyse-t-elle.
La spécificité de la fonction de la direction juridique chez Google, c’est qu’elle gère d’énormes contentieux. Compte tenu de sa taille internationale et du caractère très pointu de certains sujets, des équipes de juristes spécialisées viennent épauler les directions juridiques nationales. Ainsi, s’agissant de la fiscalité, Maria Gomri travaille avec une équipe de spécialistes située à Dublin. En droit de la concurrence, les équipes spécialisées sont réparties entre Londres et Bruxelles. La capitale britannique est également dotée d’autres techniciens en matière de protection de la vie privée. Cela signifie que sur chaque contentieux, Google mobilise ses juristes locaux, ses spécialistes internationaux, et, bien entendu, des cabinets d’avocats. Dans ce groupe, la question de la répartition entre contentieux traités en interne et contentieux externalisés ne se pose pas. « Nous n’avons que de très gros contentieux sur lesquels nous mobilisons nos spécialistes en coopération avec les avocats. Bien sûr, on travaille avec des firmes mondiales, mais s’il y a un très bon spécialiste dans un petit cabinet de niche à Paris, on fera appel à lui. De même, le réseau de nos cabinets habituels n’est pas forcément homogène, donc on est fidèle à nos cabinets historiques, mais il peut nous arriver localement d’opter pour un autre si nécessaire », explique la directrice juridique.
« La moitié des décisions qui font la jurisprudence concernent Google et ont été gérées par mon équipe »
Non seulement les contentieux sont d’une taille significative, mais lorsqu’ils se soldent par une sanction, celle-ci est souvent à la mesure du géant mondial. Bruxelles a ainsi infligé, deux années de suite, la plus importante amende jamais prononcée en matière de concurrence. Aussi, et surtout, la caractéristique des contentieux mettant en cause Google, c’est qu’ils sont souvent pionniers sur le sujet concerné. « Quand il m’arrive d’ouvrir un manuel de droit de l’Internet, je souris en songeant que la moitié des décisions qui font la jurisprudence concernent Google et ont été gérées par mon équipe », confie Maria Gomri. L’un des aspects de son travail consiste à sortir beaucoup dans des réunions et des colloques de juristes pour livrer son analyse des sujets. C’est d’autant plus important que si Google est dans les trois premières marques aimées des Français, elle est aussi souvent présentée dans les médias, depuis 2011, comme la vilaine entreprise tentaculaire mondiale qui ne paie pas ses impôts. « Je suis habituée à entendre parfois des questions assez critiques, voire franchement agressives. L’essentiel à mes yeux est de pouvoir livrer mon point de vue, et notamment qu’il soit entendu et compris par les universitaires. À défaut de toujours convaincre, qu’au moins on m’entende. Il y a un vrai besoin de pédagogie sur la réalité juridique. »
Deux grands sujets mobilisent actuellement son attention. Ils concernent tous deux la future directive européenne sur le droit d’auteur dans le marché du numérique. Le premier concerne l’article 11, qui crée un droit voisin pour les éditeurs de presse. Le droit voisin protège celui qui, sans être l’auteur, a contribué à la création. L’idée, ici, consiste à calculer une juste rémunération au bénéfice des éditeurs de presse qui, certes, trouvent un avantage à être référencés par le moteur de recherche, mais qui fournissent aussi à celui-ci un contenu qui lui permet d’attirer de la publicité. Le deuxième sujet concerne l’article 13 de ce projet de directive, qui prévoit la systématisation d’accords de licence entre les plateformes et les ayants droits pour renforcer la protection du droit d’auteur. à défaut, les plateformes sont invitées à mettre en place des systèmes de filtrage empêchant la diffusion de contenus soumis à droits d’auteur. « Google, c’est YouTube, et YouTube représente 400 heures de vidéo postées toutes les minutes dans le monde. Dans les années 2000, le législateur européen a créé un statut d’hébergeur dans lequel celui-ci n’est pas responsable a priori du contenu, sauf si on lui notifie qu’un contenu est manifestement illicite et qu’il n’intervient pas. Le projet de nouvelle directive bouleverse tout en prévoyant que les plateformes doivent conclure des accords avec les représentants des ayants droits, type Sacem, faute de quoi elles seront responsables de facto. Or, comme il y a beaucoup de contenus qui ne sont pas couverts par des accords, nous avons prévenu que nous serions obligés de censurer a priori pour ne pas nous exposer », explique Maria Gomri.
Autant dire que les enjeux sont énormes, non seulement pour Google mais aussi pour les utilisateurs d’Internet. Le 21 janvier dernier, Google a de nouveau fait la une de l’actualité juridique en raison de la sanction exemplaire de 50 millions d’euros que lui a infligée la CNIL. Motif ? Manque de transparence, information insatisfaisante et absence de consentement valable pour la personnalisation de la publicité dans le cadre de l’application du RGPD. « Comme souvent, Google fait la jurisprudence. C’est la première condamnation en application du RGPD. Nous avons formé un appel pour qu’un juge dise qui, de nous ou de la CNIL, a la bonne interprétation du texte », confie Maria Gomri.
Mais au fait, travailler pour un groupe mondial de cette taille, gérer des contentieux aussi importants que juridiquement novateurs, avec des enjeux gigantesques, cela laisse-t-il un peu de temps pour vivre ? « Le volume de travail est important, mais pas plus que dans un cabinet d’avocat. Bien sûr, je travaille le soir et le week-end, mais c’est tellement passionnant ! » Maria Gomri a deux enfants, elle aime la cuisine, les voyages, la lecture, le sport et la danse contemporaine. « Il y a tant de choses à faire, qu’une journée de 24 heures n’y suffit pas. Ce sera pour une autre étape de ma vie. En attendant, cela fait treize ans que je suis ici et, chaque matin, je continue de me dire : “Quelle chance !” »