Les mille et une vies de Georges Dirani
Le directeur juridique de BNP Paribas a fait des allers-retours entre la banque et le barreau tout au long de sa carrière et connaît sur le bout des doigts le milieu du droit bancaire, des deux côtés de la barrière. Récit d’un homme passionné.
Georges Dirani a grandi dans une famille de juristes. Son père est professeur de droit public et inspecteur des finances et son oncle est magistrat à la Cour des comptes. Né au Liban, il est arrivé très jeune en France avec une partie de sa famille, qui fidèle à la tradition de l’excellence dans l’éducation des enfants, l’avait inscrit chez les jésuites. Il y apprend 2 langues mortes et 3 langues vivantes, sans aucun doute un atout pour plus tard. Mais il n’est pas « programmé pour faire du droit », comme il le dit en souriant, et passe un baccalauréat scientifique, car sa voie aurait pu être la médecine ou la biologie, comme celle de ses deux sœurs. Choisir le droit était sans doute pour lui une sorte de rébellion, pense-t-il car « par rapport aux études scientifiques, c’était de la fantaisie, de la littérature ». Et pourtant, Georges Dirani ne l’a jamais vu ainsi. « Pour moi, le droit est l’équivalent des maths dans le domaine des sciences sociales, avec de la logique des faits et de la démonstration ». Finalement, il dit avoir été impressionné par l’approche humaine de la matière. Deux souvenirs l’auront marqué et inspiré au cours de ses études. Il évoque d’abord celui d’un professeur qui, malgré sa maladie, dispensait ses cours aux étudiants, un modèle de courage et d’exemplarité. Puis il raconte qu’alors qu’il n’était qu’en première année de droit, un étudiant en quatrième année lui a spontanément proposé de l’aide pour préparer son exposé pour une séance de travaux dirigés. Une solidarité qui l’a touché. « Pour moi, c’était la révélation de la force de l’entraide et du travail collectif ».
Après une première année d’enseignement à Toulouse, l’étudiant souhaite partir à Paris pour suivre celle qui deviendra, plus tard, son épouse, qui venait de réussir le concours de l’école normale supérieure. Il écrit alors au doyen de la faculté de Paris Panthéon-Sorbonne pour lui demander une dérogation, rarissime à l’époque. « C’était ma première plaidoirie, il faut croire qu’elle était convaincante », raconte-t-il. À Paris, il s’inscrit à la fois à un DESS de droit bancaire et financier à Panthéon-Sorbonne et à un DEA de droit international privé à Nanterre.
De la banque
au barreau
Une fois ses diplômes en poche, il devient primordial pour lui de travailler. Et c’est BNP qui lui offre son premier travail, au sein du département des affaires juridiques internationales (AJI). Il a le profil idéal pour le poste et ce service est connu pour son excellence et sa rigueur. Nous sommes vers la fin des années 80 et à l’époque, les fonctions sont moins spécialisées. « On faisait de l’international », dit Georges Dirani, c’est-à-dire de tout : du financement le matin, des fusac l’après-midi et du contentieux le soir. À cette époque, c’est le début de la séparation entre le conseil et le contentieux. « La direction juridique, que l’on appelait alors direction du contentieux, a changé son appellation en direction juridique et fiscale ».
Trois ans après sa prise de poste, le juriste est envoyé à Londres dans une filiale banque d’investissement de BNP où il reste un peu plus de deux ans. C’est à ce moment que Deutsche Bank, qui a des projets de développement en France, lui propose de créer et de diriger le département juridique. « Nous étions 3 juristes au départ, et nous étions 20 personnes lorsque j’ai quitté ce poste », lance-t-il avec une pointe de fierté, avant d’ajouter : « J’ai commis des erreurs de management dont j’ai beaucoup appris ». Il est à l’époque dans le milieu de la trentaine, et le management lui prend beaucoup de temps. Trop à son goût. « Cette situation ne me convenait plus et j’avais peur de me perdre », dit-il avec franchise.
Pour revenir aux fondamentaux du droit, il rejoint alors le cabinet Linklaters en tant qu’associé, au sein du département banque et finance. Il y reste un peu moins de trois ans. Direction ensuite le cabinet Herbert Smith, qui cherche à développer son département droit financier. Mais voilà qu’on lui propose d’y devenir managing partner. « Au fond de moi, j’ai toujours fui le management, mais il m’a toujours rattrapé », lance-t-il avec malice. Finalement, il dépasse sa réserve et accepte le challenge : « Être manager, c’est accepter d’être un pionnier. C’est vous qui prenez les décisions pour avancer ».
Il reste en fonction en tant qu’associé pendant 10 ans et devient même associé du board mondial du cabinet. Survient alors la crise financière de 2007. « J’ai rapidement pris conscience que cette crise n’était pas seulement un évènement passager. J’ai compris que le mythe de la croissance infinie structurait le système de pensée des risques et des modèles juridiques ». Il pressent un changement d’époque et de modèle profond et décide de faire le tour des principales implantations du cabinet pour approfondir la situation, mais les anciennes croyances avaient la vie dure. Et si la crise des subprimes finit par se calmer, elle sera rapidement suivie par d’autres, la faillite de Lehman Brothers, puis la dette grecque…
Retour
à la banque
En 2010, BNP Paribas le sollicite pour prendre la suite de Jean-Louis Guillot, le précédent directeur juridique. Difficile de dire non à l’entreprise qui lui a offert son premier emploi. L’avocat accepte. « C’était une évidence pour moi. Il y avait une logique à y retourner et j’ai eu l’impression que j’avais été programmé pour ce poste », raconte-t-il, avant de poursuivre : « Je pressentait que les risques juridiques qu’un établissement financier allait devoir affronter étaient désormais de nature systémiques et plus imprévisibles. J’étais animé par cette volonté de trouver des solutions et de bâtir une direction juridique en adéquation avec son temps ».
Ces grands changements avaient en effet commencé à façonner l’organisation des départements juridiques. Georges Dirani s’explique : « À la sortie de la crise de 2007, les directions générales ont cherché à intégrer les fonctions de contrôle. Ensuite, il a été jugé nécessaire de leur donner une forme d’indépendance et d’autonomie, et de créer une chaîne de responsabilité juridique claire à l’écart des influences. C’est à ce prix que l’autorégulation est crédible ». C’est cette « responsabilisation des juristes » que le nouveau directeur juridique s’est alors attaché à mettre en place au sein du département, avec succès, convaincu que le juriste devait cesser de travailler en silo, l’intelligence collective et le travail en équipe étant, selon lui, la clé pour faire face aux nouveaux risques juridiques et de rester pertinent pour conseiller les métiers de la banque. « Nous ne pouvons plus résoudre les problèmes juridiques derrière des portes closes, ces temps sont révolus. Il nous faut travailler en équipe, de manière différente, fluide et entre juristes de différentes spécialités et pays ». Hors de question pour lui de conserver ces vieux schémas d’organisation où tout le monde se spécialise ad nauseam. Le juriste doit avoir une hauteur de vue qui lui permet d’appréhender risques juridiques de manière holistique, surtout à la lumière de l’avènement de l’IA. D’ailleurs, la fonction juridique de BNPP, sous l’impulsion de Georges Dirani a été pionnière sur le marché en créant, il y a quelques années, une formation interne diplômante en partenariat avec des universités de droit prestigieuses européennes et internationales. Julian Velarde, global head of derivatives and securities au sein de BNP Paribas, constate : « Une des grandes forces de Georges est sa capacité à penser de manière totalement abstraite, sans être contraint par les lois de la physique intellectuelle, avant de réorganiser ses idées de manière plus conventionnelle. Ce n’est pas tant une pensée latérale qu’une pensée multidimensionnelle, ce qui conduit à des solutions très créatives aux grands problèmes juridiques auxquels est confrontée une banque aussi sophistiquée que BNP Paribas ».
Aujourd’hui à la tête d’un département juridique qui compte 1 700 juristes, un des plus grands départements juridiques de banque en Europe, Georges Dirani ne cache pas sa fierté d’avoir été l’un des premiers à mettre en place ces nouveaux schémas d’organisation, dans un secteur – le secteur bancaire – qui est à l’avant-garde. Pour lui, le positionnement du directeur juridique a changé ces dernières années, il est devenu un conseiller de premier plan des métiers de la banque et de la direction générale et fait ainsi progresser de manière pragmatique la pratique et le fond du droit. Laurence Thébault, global manager of regulatory au sein de la banque, salue à cet égard : « Georges Dirani a su placer la direction juridique en véritable partenaire stratégique de l’entreprise. Pour lui, le juriste ne se définit pas par sa seule compétence technique. Le juriste se doit d’être curieux et connecté aux enjeux mondiaux ce qui lui permet d’anticiper les tendances et de mieux conseiller la direction générale. Cette vision nous a permis d’être pionniers sur de nombreux sujets comme les enjeux digitaux ou de durabilité par exemple. Avoir un leader visionnaire et inspirant est tellement motivant pour les équipes ! »
La direction
juridique de demain
Est-ce si différent de manager des juristes et des avocats ? Georges Dirani fait observer que les deux professions ont ce qu’il appelle le syndrome du conseiller, ce côté nécessairement individualiste où l’approche de chaque problème pour en trouver la solution est, de prime abord, très personnelle. « Le défi est de faire travailler ces individualistes ensemble et lorsqu’ils y parviennent, ils adorent ça ! », lance-t-il dans un sourire. Une recette qui fonctionne, puisqu’Alice Bonardi, global head of group disputes resolution témoigne de la satisfaction des ses collègues : « Visionnaire, humaniste et fin stratège, Georges Dirani a le collectif chevillé au corps, je ne connais personne qui sache mieux inviter le collectif, l’inspirer et le transformer en une force implacable d’analyse, d’innovation, de propositions. Travailler aux côtés de lui, c’est se débarrasser de toutes les scories pour faire de la matière juridique une force au service de l’entreprise ». Georges Dirani reconnaît toutefois que la tâche est moins ardue en cabinet où ce que l’on vend, c’est le produit du droit, contrairement à l’entreprise. Georges Dirani observe qu’aujourd’hui, les allers-retours entre l’avocature et l’entreprise sont beaucoup plus fluides qu’à son époque, où un parcours tel que le sien était atypique. « Aujourd’hui, les passerelles sont beaucoup plus nombreuses. Les directions juridiques sont bien plus étoffées, avec davantage de personnes venues de cabinets et issues de domaines plus variés », salue-t-il, en adepte de l’ouverture et de la diversité. « Il n’y a aujourd’hui plus aucune raison d’organiser les services par blocs verticaux de spécialités et de géographie », poursuit-il. Même si la territorialité du droit reste encore une réalité et que les juristes locaux continuent à être indispensables, les matières deviennent de plus en plus transversales et transfrontalières. « Aujourd’hui, le simple échange de savoir-faire ne suffit pas, il faut à la fois de la verticalité et de la transversalité. Il faut être agile », prévient le directeur juridique. Selon lui, le juriste de demain devra faire face à trois importants défis, celui de l’IA y compris générative, couplé au risque cyber (le revers de la médaille), celui des conséquences de la géopolitique et celui de l’ESG.
Quels conseils pourrait-il donner à un – ou une jeune juriste ? « Il faut d’abord avoir une vision, une direction : savoir où l’on veut aller. Ne pas hésiter à avoir recours au mentoring ou coaching interne, pour s’améliorer, et être dans le partage, car tout l’intérêt, c’est de savoir donner sa confiance et de rester curieux de tout ». Il conseille aussi de toujours garder à l’esprit l’intérêt général et d’être le plus transparent possible. « Partager l’information, avec un grand I, entre experts, c’est capital ».