Laurent Vallée, l’homme aux mille vies professionnelles
Cet enfant du droit, qui est passé par la haute fonction publique et l’avocature, s’épanouit désormais comme secrétaire général au sein du groupe Carrefour. Portrait d’un homme qui a voulu tracer son chemin professionnel hors des sentiers battus.
«Je n’ai jamais mis les pieds dans une fac de droit », sourit Laurent Vallée lorsqu’on lui pose la question de l’atavisme familial. Il rappelle, de sa voix calme et posée, que son père Charles Vallée, après une carrière de professeur de droit, était finalement un chef d’entreprise lorsqu’il dirigeait les éditions Dalloz. Il concède que si cet héritage a peut-être induit une orientation juridique, il n’a jamais été poussé à faire du droit. Après l’ESSEC, Laurent Vallée rentre à l’IEP de Paris, puis enchaîne avec l’École nationale d’administration (ENA), promotion Cyrano de Bergerac, avec pour camarades, notamment, Alexandre Bompard. Son ambition : être directeur d’administration centrale. Mais ce sera pour plus tard. À la sortie de l’ENA, il devient auditeur au Conseil d’État, en contentieux, dans une sous-section fiscale, puis continue comme commissaire du gouvernement (aujourd’hui rapporteur public) pendant six ans. Période durant laquelle, il travaille notamment pour le Musée du quai Branly et est rapporteur général d’un rapport sur les marges arrières dans la grande distribution. Il ne s’ennuie pas dans ces fonctions qui mêlent une activité juridictionnelle et des travaux de fond, dans ce qu’il appelle « l’administration administrante ». Alors qu’il exerce, dans le cadre de ses fonctions au Conseil d’État, le mandat d’administrateur de la Ligue professionnelle de football, Laurent Vallée fait la connaissance de l’avocat Yves Wehrli, associé chez Clifford Chance, qui lui voue, depuis, une profonde amitié.
De la fonction publique à l’entreprise en passant par l’avocature
C’est à la faveur d’une envie d’évoluer qui est restée sans suite dans l’administration, faute d’opportunités, qu’il décide de faire un pas de côté et d’intégrer le cabinet Clifford Chance, en qualité d’of counsel. Une opportunité que l’homme, qui n’a aucun plan de carrière et ne croit pas aux itinéraires professionnels préconstruits, décide de saisir. Il rejoint l’équipe « tax » du cabinet, où il exerce pendant deux ans. « J’étais très mauvais, lance-t-il. Non pas sur le fond, du moins je l’espère, mais parce que l’univers des avocats était très différent de celui dont je venais. La compétitivité, l’aspect commercial, la relation avec le client, tout m’était étranger ». Il explique que lorsque l’on devient fonctionnaire jeune, tout le monde veut avoir accès à vous, alors que dans le privé, on vous demande de vous battre pour aller vers l’autre. En dépit de ce fossé culturel, Laurent Vallée apprécie de découvrir un nouvel environnement et d’évoluer au sein d’un milieu international. « C’était à la fois la continuité, en ce qui concerne la matière traitée, et la rupture ». Yves Wehrli, qui est alors managing partner du bureau français de la firme du Magic Circle, loue son intelligence et son extraordinaire capacité de synthèse. « Il a le don de rendre simples les choses complexes », résume-t-il.
Mais lorsque le poste de directeur des affaires civiles et du Sceau lui est proposé, Laurent Vallée revient à l’administration. « C’était une expérience exaltante et passionnante », raconte-t-il les yeux brillants. Il arrive au ministère de la Justice en 2010, après l’examen par les députés du projet de loi modernisation des professions judiciaires et juridiques réglementées, qui fait suite au rapport Darrois, et avant l’adoption définitive du texte, au mois de mars 2011. Les relations avec les représentants des professions concernées, avocats, notaires, huissiers de justice, sont intenses. Il restera trois ans, aux côtés de trois gardes des Sceaux, Michèle Alliot-Marie, Michel Mercier, puis Christiane Taubira, malgré un changement de président. Dressant le bilan de son action, Laurent Vallée ne cache pas sa fierté d’avoir porté et accompagné jusqu’au bout, le texte qui deviendra la loi du 17 mai 2013 qui permet le mariage aux couples de personnes de même sexe. Alors qu’il était sur le point de quitter la Chancellerie, il a mis un point d’honneur à défendre le texte devant le Conseil constitutionnel avant sa promulgation.
C’est en 2013 qu’il rejoint le groupe Canal Plus, comme secrétaire général. « C’était ma première expérience au sein d’une entreprise régulée ». Laurent Vallée arrive au moment où le groupe est en pleine transformation, mais les défis ne lui font pas peur. Il découvre l’univers de l’entreprise qui lui plaît. Il redevient en parallèle membre du conseil d’administration de la Ligue de football professionnel, fonction qui lui permet de côtoyer à nouveau professionnellement Yves Wehrli. Mais c’était sans compter, une fois encore, sur l’appel du secteur public. Deux ans seulement après son arrivée, Laurent Vallée rejoint le Conseil constitutionnel, comme secrétaire général. Un an après son arrivée Laurent Fabius succède à Jean-Louis Debré. Parmi ses missions, celle d’assurer la transition. « C’était un univers plus familial, nous étions une petite équipe de 60 personnes, et j’y ai rencontré des collaborateurs formidables ». Laurent Vallée s’y sent bien mais considère que son travail auprès des Sages ressemble à ce qu’il a déjà fait. Il a de nouveau besoin de changement. « Je n’en suis pas fier, mais suis celui qui est resté le plus brièvement en poste au secrétariat général du Conseil constitutionnel », sourit-il.
En 2017, Alexandre Bompard prend les rênes du groupe Carrefour avec pour mission de transformer l’entreprise du CAC 40 pour la faire entrer dans l’ère du numérique. Le challenge est immense. Il n’en faut pas moins pour convaincre Laurent Vallée. Le groupe compte 330 000 collaborateurs, c’est le grand écart par rapport au Conseil constitutionnel. Là encore, il prend le titre de secrétaire général, une appellation typiquement française et polymorphe. « Les fonctions que j’exerce au sein du groupe Carrefour sont différentes de celles que j’exerçais chez Canal Plus », observe l’intéressé. Même si son périmètre d’action est classique – il a la main sur le juridique, les affaires publiques, la RSE et l’audit interne – le secteur d’activité n’est pas régulé, mais est fortement réglementé et le groupe opère davantage à l’international.
La confiance, dénominateur commun
« Secrétaire général est une fonction qui recouvre des réalités assez différentes : il y a des secrétaires généraux plus techniciens, d’autres plus politiques, parfois avec des affaires réservées. Il y a davantage d’intuitu personae que dans d’autres fonctions », explique Laurent Vallée qui considère ce rôle comme complexe, mais estime que la confiance est le dénominateur commun de la fonction, même si les réalités qu’elle recouvre, selon les entreprises, sont « assez plastiques ». Au sein du groupe Carrefour, transformation oblige, toutes les fonctions du groupe sont en attente de contributions au niveau stratégique, explique-t-il. Il faut répondre à l’attente générale et avoir des idées. Modeste, il ne sait pas dire si son parcours, si riche et si divers, l’aide dans ses fonctions. « Chaque jour j’apprends », lance-t-il, soulignant que ce qui lui importe, c’est d’adhérer à un projet. « Je voudrais améliorer le travail au quotidien et éviter aux gens l’ennui et la répétition ». Un mantra qui vaut aussi pour lui-même, qui ne cesse d’inventer et de se réinventer. Lui qui a côtoyé de près nombre de fonctions juridiques et judiciaires ne fait pas du droit l’alpha et l’oméga, même s’il estime que la matière rapproche les gens. « Tous les juristes que j’ai rencontrés ont davantage de points communs que de différences », observe Laurent Vallée, qui a le sentiment que les professions juridiques comptent dans leurs rangs des « individualités formidables » de grande envergure. Des « personnalités attachantes », qui ont, selon lui, la capacité de dépasser leur champ de compétences. « Toutefois, collectivement, les professions juridiques ont du mal à dialoguer entre elles et à faire avancer certains sujets », modère-t-il. L’homme en sait quelque chose, en sa qualité de témoin privilégié des guerres picrocholines entre notaires et avocats au moment de la réforme de ces professions.
Il regrette toutefois une forme de méfiance des acteurs publics à l’égard des professions juridiques, « L’avocat est toujours un peu considéré par les auteurs de normes comme le complice de son client ». Selon lui, cette attitude est symptomatique d’une société française qui, dans une forme de schizophrénie, affiche une révérence sentencieuse à l’égard de grands principes comme les droits de la défense, mais dans le même temps, multiplie les dérogations à ces principes. Les discussions actuelles autour du secret de l’avocat en témoignent.
Pragmatisme et enjeux réputationnels
« Au sein d’un groupe de cette dimension, la capacité de synthèse de Laurent Vallée est un avantage immense », estime Yves Wehrli, qui ajoute que le poste qu’occupe son ami est à la mesure de son éclectisme. « C’est un véritable touche-à tout, il peut écrire sur des sujets extrêmement divers, allant de la fiscalité au football ».1
Dès lors, toutes les questions actuelles liées aux enjeux digitaux, environnementaux, réputationnels, sont des sujets dont l’homme s’empare volontiers. « La promotion et la préservation de la réputation de la société sont essentielles en gouvernance et traversent toutes les fonctions de l’entreprise », observe-t-il. Carrefour a d’ailleurs été l’un des premiers groupes du CAC 40 à avoir défini sa raison d’être, autour de la transition alimentaire2, en 2019. « La définition de la raison d’être est venue couronner le travail accompli en 2018, avec le plan de transformation », explique Laurent Vallée.
Avec le recul, Laurent Vallée, sans doute davantage façonné par le droit qu’il ne le pense, considère que la qualité essentielle du juriste, c’est d’être « bon camarade ». « Il doit avoir le courage d’enquiquiner le chef d’entreprise quand il faut, tout en soutenant le business et en disant que l’opération est possible ».
Bon camarade, l’homme l’est assurément et Yves Wehrli le décrit comme « très attachant ». Pour ce qui est de l’avenir, l’avocat, qui connaît son ami, estime qu’il demeure avant tout « un grand serviteur de l’État », qui pourrait retourner vers le service public dès lors qu’on lui offrira des fonctions à sa mesure.
C'est Laurent Vallée
Un livre : « Comme je pars à New York voir quelqu’un que j’aime dans quelques jours, "Les saisons de la nuit" (This side of Brightness) de Colum McCann, l’une des plus belles évocations de cette ville. »
Un film : « J’en cite deux, pour la virtuosité et le tragique : "Goodfellas" de Martin Scorsese et "Carlito’s way" de Brian de Palma. »
Un morceau de musique : « Deux chansons, les plus émouvantes : "Layla" de Eric Clapton et "La folle complainte" de Charles Trenet. »
Une œuvre d’art : « Une toile d’André Marfaing, la première peinture que j’ai achetée il y a près de vingt ans et que j’ai la chance de voir tous les jours. »
Un sport ou un jeu : « L’escrime et tous les jeux de cartes. »
Notes :
1. Laurent Vallée est l’auteur de l’ouvrage « Football, les lois d’un jeu », paru en 2010 aux éditions Dalloz.
2. « Notre mission est de proposer à nos clients des services, des produits et une alimentation de qualité et accessibles à tous à travers l’ensemble des canaux de distribution. Grâce à la compétence de nos collaborateurs, à une démarche responsable et pluriculturelle, à notre ancrage dans les territoires et à notre capacité d’adaptation aux modes de production et de consommation, nous avons pour ambition d’être leader de la transition alimentaire pour tous ». La raison d’être de Carrefour a été adoptée par l’assemblée des actionnaires le 14 juin 2019 et figure dans les statuts.