Jean-Philippe Gille, l’engagé
Tout juste désigné président de l’AFJE, Jean-Philippe Gille est un homme solide et engagé. Sa posture retenue lui permet d’être dans le bon ton pour échanger : pas d’ego mal placé, il est technique et inspire avant tout la confiance. Aux prémices d’un nouveau mandat d’Emmanuel Macron, il veut être l’homme de la situation pour pouvoir faire avancer certains sujets prioritaires pour la famille juridique.
Pour rencontrer le directeur des affaires corporate de Lactalis et ancien responsable du département droit des sociétés de Servier, deux sociétés familiales non cotées qui n’ont jamais fait de grands commentaires dans la presse (hors temps de crise), je partais à ce rendez-vous avec un certain a priori, persuadée d’aller interviewer un homme qui fuit la presse et déteste la communication. Mais, dès l’entrée dans les locaux de l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE), j’ai pris conscience de ma méprise. C’est d’un pas décidé et confiant, avec un regard appuyé et franc, léger sourire aux lèvres, que Jean-Philippe Gille m’a serré la main. De taille assez imposante, il m’a conduite dans la pièce qui lui fait office de bureau. Et la discussion s’est déroulée très naturellement, sans faux-semblant, avec courtoisie, gentillesse et simplicité. Un moment de vérité avec une personne fondamentalement inspirante. « Il est vrai que je suis "discret by design", a-t-il reconnu dès les premières minutes de l’échange. Mais c’est surtout parce que je suis avant tout dans l’action. Mes nouvelles fonctions au sein de l’association vont sans doute me conduire à évoluer ». Jean-Philippe Gille a en effet été désigné, le 18 janvier dernier, président de l’AFJE.
Succédant à l’extraverti Marc Mossé, il a un caractère posé, pragmatique, mais surtout très engagé. « J’ai une responsabilité d’abord vis-à-vis des juristes d’entreprise, mais aussi, compte tenu de leur place au sein de l’écosystème, vis-à-vis de la filière juridique en France que je souhaite accompagner dans son développement global », annonce-t-il. Et le président sortant le reconnaît lui-même : « Jean-Philippe est l’homme de la situation pour porter loin l’avenir de notre profession. Il en a l’ambition ».
Pour son mandat, Jean-Philippe Gille a fixé les lignes de son action de manière claire : accompagner les initiatives visant à restaurer le service public de la justice, appréhender les enjeux de l’extraterritorialité, prendre en compte les questions environnementales et RSE, et veiller à la prévention des droits fondamentaux dans le traitement des données. La question du legal privilege, il la suit de près depuis le rapport Guillaume de 2006. « La grande profession du droit est le sens de l’histoire, affirme-t-il. Mais notre combat est plus immédiat. L’objectif principal des juristes d’entreprise, c’est la confidentialité de leurs avis qui permettra d’assurer la compétitivité de la filière juridique française et la souveraineté de notre pays, mais aussi de mieux diffuser le droit au moment où les obligations de conformité l’imposent plus que jamais ». Le président de l’AFJE s’anime sur sa chaise durant ses explications. Il semble véritablement passionné, parle avec les mains et fixe avec un regard intense lorsqu’il aborde le sujet de la modernisation de la profession. « Mon sens de l’engagement est décisif pour avancer », assure-t-il. La rhétorique de son discours est souvent basée sur le sentiment du devoir, la rigueur et la détermination. « J’ai une éducation classique, raconte-t-il. J’ai fait mes obligations de citoyens et, pour mon service national, j’ai choisi la légion étrangère : l’école de l’exigence ». Tout s’explique…
FORMÉ À LA RÉACTIVITÉ
Jean-Philippe Gille est né de parents français qui ont beaucoup voyagé durant son enfance, lui transmettant ce goût pour l’aventure, pour la découverte de l’étranger. Mais le coeur est bien en France. « Toute la famille se retrouve chaque année dans notre maison familiale de la Creuse. Nous nous y sentons bien, nous y avons nos repères », dit-il en précisant être assez contemplatif et aimer lire, notamment ses livres d’histoire pour laquelle il a une véritable passion, en écoutant de la musique durant ses heures perdues. Son parcours scolaire n’a pourtant pas laissé de place à la rêverie.
Diplômé à l’âge de 23 ans de l’Institut de droit des affaires et d’une maîtrise de droit des affaires et fiscalité de l’université Paris II, il entame un DESS de droit des affaires à Malakoff. « J’ai toujours été passionné par le droit des sociétés, raconte-t-il, au point de changer d’université pour suivre l’enseignement du professeur Alain Viandier ». C’est lui qui l’a dirigé dans l’écriture de son mémoire ayant pour thème : Les conflits entre commanditaires et commandités dans la société en commandite par actions. Un thème d’analyse qui se rapporte déjà aux entreprises familiales. En parallèle, il obtient une place de stagiaire dans la direction juridique du groupe TF1, qui est rapidement transformée en CDI. La formation est complète puisque le jeune juriste traite de droit des contrats, de droit des sociétés, de droit de la presse, etc. Le chef du service contentieux du groupe, Jean Colin, le prend rapidement sous son aile et l’emmène aux audiences. Jean-Philippe Gille sort alors de ses livres et part à la découverte du terrain. Il passe du temps à raconter des anecdotes sur ces années : Christophe Dechavanne et ses grandes phrases à l’antenne, Nicolas Hulot et ses loopings autour de la Tour Eiffel pour l’émission Ushuaïa, la prise d’otage du vol Air France 8969 à Marignane et la bataille des images qui s’en est suivie. Jean-Philippe Gille aime bien les anecdotes, il en a toujours une à raconter. Ce sont autant de moments durant lesquels il a été confronté à des prises de décisions rapides, dans un contexte de guerre d’audimat entre les six chaînes de télévision où le moindre fait divers est porté en événement national.
« Le métier de juriste requiert d’importantes qualités d’adaptation et de réactivité. Il doit être proche des opérationnels, comprendre leur métier, leur façon de travailler pour mieux adapter ses décisions », explique-t-il. L’urgence, il a appris à la gérer, mais toujours de manière raisonnée. « J’ai beaucoup travaillé sur mon self control, poursuit-il. Le sport m’y a aidé. Depuis l’âge de 11 ans, je pratique l’escrime. Une discipline qui exige une analyse aiguisée des mouvements et des choix rapides, tout en respectant l’adversaire ». L’armée a également été un marqueur pour lui. Trois ans après son arrivée au sein du groupe TF1, Jean- Philippe Gille fait ce qu’il appelle son « travail de citoyen » et répond à l’appel de son service militaire. Il devient officier juriste au 5e régiment étranger à Mururoa (Polynésie Française), au moment où l’État met fin à ses essais nucléaires dans la région. Le contexte local est donc quelque peu tendu.
« L’armée est une formidable école de management, lancet- il. Elle apprend à prendre soin de son équipe, à se remettre en cause, à éprouver ses limites, à mieux se connaître comme leader ». De cette année passée dans les îles, le juriste sort changé. Selon Hervé Bouchet, directeur des affaires juridiques de Lactalis, avec lequel il travaille aujourd’hui au quotidien, « cette expérience militaire a construit son personnage et renforcé sa posture. Il est solide et dégage une autorité naturelle qui lui confère sans conteste une forme de leadership. Mais il est également très humain et à l’écoute des autres ».
Pour l’avocate Loraine Donnedieu de Vabres, qui le connaît bien, Jean- Philippe Gille a gardé de son expérience militaire une réelle capacité à raisonner pour dépasser les limites communément admises. « Jean-Philippe considère le juriste comme le porteur de l’ensemble des normes que l’entreprise est tenue de respecter. Fort d’une vision d’avenir de la profession, il explique souvent que le droit est une paire de lunettes pour décoder le réel et place ainsi la matière comme un outil au service de la société, de sa compétitivité et de ses individus ».
MOTEUR POUR SON ÉQUIPE
De retour dans l’hexagone en 1997, Jean-Philippe Gille n’hésite pas bien longtemps. Devenir avocat ? Ce n’est pas une option : « j’ai trouvé ma voie en entreprise », assure-t-il. Il revient à ce qui l’animait en tant qu’étudiant : le droit des sociétés. Il intègre le groupe Servier comme juriste. « J’ai choisi de rejoindre une entreprise familiale qui se développait fortement à l’international, explique-t-il. Dans la majorité des cas, ce type de sociétés est incarnée et véhicule et une culture forte. Le chef d’entreprise familale prend des risques. Il s’investit totalement dans la croissance de son groupe et son engagement motive sur l’ensemble des salariés ». C’est d’ailleurs de cette même façon que Jean-Philippe Gille gère aujourd’hui ses équipes.
« La place de l’humain est importante pour lui, témoigne Loraine Donnedieu de Vabres. Il est bienveillant avec les membres de son département, sa motivation et son engagement les portent tous ». Le jeune juriste est très vite porté par le dynamisme de Servier, d’autant plus que le groupe a une stratégie de croissance organique à l’international très marquée : en dix ans, il s’ancre dans 60 pays. Jean-Philippe Gille, qui a été promu responsable juridique du département droit des sociétés, en 2003, est à la manoeuvre pour l’implantation à l’étranger. Pour chacune, il part en aventurier, prend des contacts, analyse la législation locale, vérifie les conditions de déploiement.
Dans chaque pays, il apprend les codes, les usages locaux, l’histoire et parfois la langue. Il garde notamment d’excellents souvenirs de l’implantation en Europe de l’Est. « Nous étions toute une bande de jeunes juristes et d’avocats, devenus amis, partis pour explorer ce que l’on appelait encore les "pays de l’ex-Europe de l’Est". C’était l’aventure d’une génération », raconte-t-il en ajoutant bien sûr quelques mots de russe. En 2010, il est nommé comme chargé de mission en Russie pour développer l’équipe juridique locale et faire évoluer la gouvernance via un système de délégation ad hoc. Autour de lui, Stanislas Dwernicki, qui avait fondé le bureau polonais de Gide, David Lafargue, aujourd’hui associé de Jeantet, ou encore François d’Ornano, désormais à la tête de sa boutique D’Ornano Partners. Et, au travers des anecdotes relatées, on sent que ces années ont été heureuses, très heureuses. Mais quelques mois plus tard, l’affaire du Mediator l’oblige à revenir. Discret sur l’affaire, il en retire un enseignement : « le métier de juriste est de plus en plus exposé car il occupe une place éminente au sein de l’entreprise. C’est bien pourquoi il faut lui donner les cartes tant en termes de formation que de statut pour pouvoir exercer sereinement et efficacement son métier, dans un environnement de plus en plus exigeant sociétalement ».
UN ENGAGEMENT SANS FAILLE
En 2012, le groupe Lactalis cherche à recruter des cadres ayant une culture d’exercice dans une société familiale avec un positionnement international. Et notamment le service juridique, qui souhaite se restructurer. « Nous voulions changer de modèle et passer de celui de secrétariat juridique en droit des sociétés à une véritable direction de la gouvernance », retrace Hervé Bouchet. Son expérience, sa solidité et son autorité naturelle confèrent à Jean-Philippe Gille le profil idéal pour mener cette transformation. Il fait les valises de la famille et s’implante à Laval, à quelques kilomètres du siège de l’entreprise.
Fort de son goût pour le droit des sociétés qui ne le quitte pas, il prend le titre de directeur juridique gouvernance et structures. S’engage alors une période de développement intense du groupe à l’international. Lactalis est aujourd’hui implanté industriellement dans 58 pays. Cinq ans après son arrivée, Jean-Philippe Gille se voit confier la conformité et la propriété intellectuelle, conformément à l’évolution de son activité et des besoins de l’entreprise. Depuis 2019, son titre exact est directeur juridique corporate. « Dès notre rencontre, nous avons formé un duo solide qui nous a permis d’accompagner le groupe dans sa croissance au quotidien, raconte Hervé Bouchet. Jean-Philippe a été une bouffée d’oxygène pour notre département. Nous fonctionnons de manière fluide et efficace, chacun ayant compris l’apport et les qualités de l’autre ». Une véritable complicité s’est forgée entre les deux hommes qui échangent avec respect, fidélité et admiration mutuelle. « Hervé Bouchet est un visionnaire, explique pour sa part Jean-Philippe Gille.
Notre rencontre est une chance, nous respirons de la même façon, ce qui permet d’avancer en confiance ». C’est d’ailleurs parce qu’il sait que son binôme est solide et que son engagement pour Lactalis est sans faille que Jean-Philippe Gille a pris la décision de s’investir encore plus dans l’AFJE. C’est un point d’étape dans sa vie, un défi qu’il se lance à lui-même : celui de conduire sa famille juridique vers la voie du progrès.