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Éric Morain, le goût de l’autre

Par Anne Portmann

L’avocat et chroniqueur gastronomique a annoncé au mois d’août 2022 qu’il quittait la profession. Au terme d’une carrière professionnelle riche et foisonnante, Éric Morain a accepté de se raconter et de revenir sur son parcours alors qu’il évolue, avec bonheur, vers une nouvelle vie en entreprise.

Chez Carlara, on déménage. Les couloirs sont remplis de cartons, de dossiers. Éric Morain explique que cette effervescence n’est pas seulement due à son départ prochain, mais que le cabinet quitte la rue Bayard, son fief historique du 8e arrondissement, pour partir rue des Belles-Feuilles. Dans son bureau à lui, les cartons sont prêts, mais les nombreuses et diverses oeuvres d’art qui ornent murs et meubles sont restées. À la gauche de sa table de travail, le portrait dessiné de Maître Mô, clope au bec, regarde son ami dérouler sa carrière. Éric Morain ne vient pas d’une famille de juristes. Parisien, il a grandi dans le quartier de la Bastille et fait toute sa scolarité aux « Francs Bours », l’établissement privé des Francs Bourgeois, rue Saint-Antoine. Il passe un bac B et s’inscrit à Assas, en première année d’administration économique et sociale (AES). Rapidement, il découvre qu’il y a tout de même beaucoup de maths et s’ennuie ferme. Il redouble sa première année et cherche un petit job. Il intègre alors une boutique en droit immobilier, le cabinet Perrault. « L’avocat cherchait des étudiants pour classer des dossiers », se souvient- il. Il découvre ce milieu qui lui plaît et s’intéresse de près à la bioéthique. « C’est par ce biais que je suis venu au droit ». Il lit le livre de Jean-Marc Varaut Le possible et l’interdit, les devoirs du droit, qui paraît en 1989 et l’éblouit. Il écrit au ténor du barreau, pour le rencontrer, sans succès. « Je l’ai croisé, quelque temps après, lors d’une foire aux livres et lui ai rappelé ma missive », raconte-t-il. Le grand avocat accepte de recevoir le jeune homme à son domicile pour une série d’entretiens. À l’époque, il a l’idée d’en rédiger un livre. Mais le projet fait long feu. Et au fil des réunions, sa religion est faite : il fera du droit et deviendra avocat. Il demande à l’université l’autorisation de tripler sa première année en droit, ce que l’administration accepte. Une rareté. « Ce fut une révélation, se souvient-il. Je comprenais tout, j’adorais tout ». Moins convaincu par l’enseignement du droit pénal, il aime passionnément la philosophie du droit et l’histoire du droit et des idées politiques. C’est dans cette dernière matière qu’il choisira de faire son DEA. Son « amitié intellectuelle » avec Jean- Marc Varaut se poursuit, et ce dernier veut le prendre comme collaborateur au sein de son cabinet. Mais Éric Morain rate l’examen du CRFPA et son mentor est déçu. Ce n’est toutefois que partie remise. Il devient avocat l’année suivante. « Vous êtes chez vous », lui dit alors Jean-Marc Varaut, au cours d’une soirée mémorable.

« APPRENDRE À L’OMBRE DES GÉANTS »

« J’ai débuté mon stage au sein du cabinet le jour de la naissance de mon fils aîné », se remémore-t-il. De belles années, à l’aube des affaires de délinquance en col blanc. « Avec Jean- Marc Varaut, j’ai travaillé sur le dossier Léotard, notamment, ou encore sur des dossiers corses. C’était un merveilleux patron ». Il dit de lui qu’il ne lui a pas « appris » le métier d’avocat, mais qu’il le lui a « montré », ce qui l’obligeait encore davantage. Puis vient l’affaire Papon, qui mobilise tout le cabinet. « Le patron était à Bordeaux du lundi au vendredi, avec son fils Alexandre et Nathalie Carrère, nous travaillions depuis Paris avec la télécopie et nous recevions les autres clients à Paris le samedi et le dimanche ». Une période intense, suivie d’un autre dossier sensible, celui de l’affaire Crozemarie. « Pour cette affaire, comme pour celle de Papon, nous étions protégés par le GIPN », révèle l’avocat. Il rencontre Olivier Metzner, Jacques Vergès… « Un beau défilé », dit-il aujourd’hui en souriant. En 1997, Jacques Toubon, alors garde des Sceaux, confie à Jean-Marc Varaut la mission d’élaborer un code de déontologie des professions juridiques et judiciaires. Éric Morain, qui co-écrit le rapport, travaille pendant un an avec son patron dans un bureau mis à disposition à la Chancellerie. Il visite, dans ce cadre, huit cours d’appel en province. Il développe, à titre personnel, une clientèle en petit pénal et son mentor lui donne quelques dossiers. Il passe deux fois, sans succès, le concours de la conférence et c’est en l’an 2000 qu’il est élu 9e secrétaire, aux côtés, notamment, de Carbon de Sèze. « J’attendais alors mon 3e enfant, c’était une année exceptionnelle », raconte-t-il. Avec le 8e secrétaire, Hugues Wedrychowski, il est désigné pour défendre un ancien nazi, atteint de la maladie d’Alzheimer, débusqué dans sa retraite par le journaliste de France Inter, Daniel Mermet. De l’autre côté de la barre, face à de grands ténors, ils plaident uniquement sur l’altération du discernement et gagnent le dossier. « Je me souviens que le seul confrère qui était venu nous serrer la main était Hervé Dupont-Monod », révèle-t-il. Éric Morain sera aussi le premier avocat du Comité contre l’esclavage moderne. À ce titre, il défendra Henriette, employée par les époux Bardet, dans ce qu’il est convenu de considérer comme la première affaire médiatisée de ce type.

En 2001, Jean-Marc Varaut lui propose l’association, mais sa santé est déclinante. Il s’arrête de travailler en 2003. Éric Morain croise à ce moment-là le chemin de son confrère Édouard de Lamaze, qui, aux côtés d’anciens collaborateurs du bâtonnier Francis Mollet-Viéville veut créer un cabinet de contentieux en droit des affaires. L’avocat a alors l’intuition que le droit pénal deviendrait de plus en plus prégnant au sein du milieu des affaires, notamment dans le secteur bancaire. Il rejoint en 2004 le cabinet Carbonnier Lamaze Rasle, qui prend le nom de Carlara, au même moment que son confrère Antoine Fourment, ancien président de l’UJA. « J’avais le champ libre et je pouvais développer les acquis de la conférence », se souvient Éric Morain, qui considère qu’au sein de ce cabinet pluridisciplinaire, la transversalité n’était pas un vain mot.

LA DÉCOUVERTE DU VIN NATUREL

L’avocat, qui a l’habitude de fréquenter les meilleures tables de France au gré de ses déplacements professionnels, s’intéresse à la gastronomie et fréquente le mouvement culinaire « Omnivore », fondé par d’anciens chroniqueurs du Gault & Millau. Il s’y investit de plus en plus, mais n’est alors, en matière de vins, et selon ses propres mots, qu’un « coureur d’étiquette ». Son chemin de Damas aura lieu lors du premier festival du mouvement qui a lieu au Havre en 2006. Nicolas Réau, un vigneron, pose sur la table une bouteille de vin naturel, une cuvée « L’enfant terrible ». « Je n’avais jamais goûté ça, raconte l’avocat. Depuis, je ne bois plus une goutte de vin conventionnel ». Il découvre le milieu du vin naturel et se rend compte que les vignerons du secteur transigent beaucoup sur leurs droits. S’intéressant de plus près à ce domaine, il y décèle une véritable niche juridique. Il représente Olivier Cousin, un vigneron biologique poursuivi par l’INAO. C’est sa première affaire. Une évolution de carrière inattendue, dans laquelle il plonge. « Elle m’a beaucoup rapproché de l’écologie et du droit de l’environnement », confie-t-il. Il écrit un livre « Plaidoyer pour le vin naturel », en 2019, devient chroniqueur pour l’émission radiophonique de France Inter « On va déguster ». Il s’impose ainsi comme un spécialiste du vin naturel.

VERS UNE AUTRE VIE

La pandémie et le confinement ne le laisseront pas de marbre. Éric Morain annonce sur les réseaux sociaux, à la fin du mois d’août 2022, son intention de raccrocher la robe. Sa décision, mûrement réfléchie, était prise dès le mois d’avril. Et la longue lettre d’explications qu’il a publiée était prête dès le mois de juin. « Ces dernières années, l’énergie que j’ai dû déployer pour exercer mon métier s’est décuplée », explique-t-il. L’avocat plaide une forme de fatigue institutionnelle. « Je ne fais pas ce métier pour réparer un système défaillant. Ce n’est pas le rôle des avocats, ni des magistrats ou des greffiers. C’est le rôle des politiques qui ne semblent pas s’en soucier. J’en ai assez d’expliquer l’inexplicable aux clients : les délais, les défaillances, etc. ». Il raconte que, récemment, une de ses clientes, victime de violences conjugales, n’a pas voulu le croire lorsqu’il lui a annoncé, après des mois d’attente, qu’aucune date d’audience n’était fixée pour son dossier. « Elle était furieuse et s’est déplacée au greffe du tribunal de Créteil. Elle a passé la journée à chercher son dossier, dans une pièce remplie de monceaux de documents. Effarée, elle est revenue s’excuser au cabinet ensuite ». L’affaire a fait l’objet d’un article dans la presse (1). « Dans les trois jours, le procureur de Créteil a audiencé le dossier. C’est ainsi que tout fonctionne désormais : pour faire accélérer les dossiers, il faut faire du battage médiatique. Je ne suis plus intéressé », soupire l’avocat. Il compare l’institution judiciaire à ce qui se passe dans le secteur du vin. « La régulation a été confiée à un organisme national, l’INAO, qui n’est plus en mesure de gérer ses missions et qui a délégué ses prérogatives de puissance publique à des organismes privés, qui sont le siège de conflits d’intérêts ». Il en va ainsi de la justice en général qui, selon lui, est en passe d’être confiée à des arbitres ou à des médiateurs, influençables et influencés. « L’État se dépouille de son pouvoir de rendre justice », déplore-t-il. À cette lassitude se sont ajoutés des évènements personnels, la mort de son très cher ami Mô, puis celle de son père. « Je ne me vois pas tenir encore 10 ans ainsi. J’ai décidé de me donner une grande liberté ». De la nouvelle vie qu’il se prépare, on ne saura pas grand-chose au moment de l’interview, réalisée en novembre 2022. « Je voulais quitter Paris et la profession d’avocat », dit-il. « Je vais travailler avec des gens que j’aime », lâche-t-il encore dans un sourire. Plus tard, on apprendra qu’Éric Morain, est devenu au 1er janvier, directeur adjoint des risques juridiques, de la stratégie et de la RSE au sein du groupe Arche immobilier. Il est désormais basé à Tours, auprès du siège social du groupe dirigé par Philippe Briand. Il ne cache pas qu’il a été surpris par l’émoi qu’a causé l’annonce de son départ, qui lui a valu des appels de confrères de toutes générations. « C’est un grand coeur qui nous quitte, estime Vincent Nioré, le vice-bâtonnier du barreau de Paris. C’est un avocat pénaliste totalement déterminé dans la défense de ses clients. Je lui voue une reconnaissance éternelle, car il est le premier à avoir déclenché un énorme mouvement de soutien en ma faveur sur les réseaux sociaux lorsque l’ancien Parquet général m’a poursuivi sur le plan disciplinaire ».

Alexandre Varaut, aux côtés duquel il a débuté, au sein du cabinet du cabinet de Jean-Marc Varaut, ne s’attendait pas à ce que ce confrère raccroche. « Il faisait partie de ceux dont je pensais qu’il mourrait dans sa robe à 85 ans. Je crois que ce n’est pas seulement la flamme qui a baissé et c’est sans doute parce qu’il mettait beaucoup de lui dans ce métier que la dégradation de la justice, dont il fait état dans sa lettre, l’affecte tant et qu’il la supporte moins bien ». Bien qu’il ne partage pas l’impression de son confrère sur l’état de la Justice, ou du moins qu’il parvient à la surmonter, il comprend les griefs d’Éric Morain, qu’il considère comme fondés. « Il y a des amours déçues », dit-il. L’avocat blogueur Maître Eolas, un de ses complices sur les réseaux sociaux qu’Éric Morain utilise abondamment, le décrit comme « sensible, cultivé humain et délicat », se muant en « rempart intransigeant et infranchissable autour de son client » lorsqu’il défend.

« Il a cette faculté rare de toujours percevoir le bon en l’homme, cette lumière qui brille au fond des ténèbres de l’âme, ce même indéfectible espoir du matin qui meut encore Henri Leclerc ». Éric Morain estime, quant à lui, que la profession doit réfléchir collectivement à ces questions de reconversion, car si, parmi ceux de sa génération, ils sont rares à sauter le pas, il est évident que la génération suivante sera beaucoup plus mobile. « Il y a une réflexion à avoir avec le CNB et les ordres, autour de la CNBF, dit-il. La pyramide des âges change, la profession est moins attractive. Il est indispensable que les ordres le prennent en compte ». Éric Morain a officiellement arrêté son activité le 14 décembre 2022, mais sa dernière plaidoirie, devant la 31e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris avait lieu le 1er décembre. « Prenez soin des justiciables ! » a-t-il lancé, ce jour-là, aux représentants de l’autorité judiciaire. « Il manquera au barreau, conclut Maître Eolas. Mais nous nous consolerons en le sachant heureux dans sa nouvelle vie. Et qu’il n’espère pas que nous le laisserons tranquille. Pas avec un cellier comme le sien ».