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Emmanuel Dupic partisan du décloisonnement des professions du droit

Par Anne Portmann

Aujourd’hui directeur de l’éthique et de la conformité au sein de Dassault Systèmes, Emmanuel Dupic a eu une carrière riche et multiple. Pour la LJA, il explique ce qui l’a conduit des prétoires à l’entreprise, en passant par les cabinets ministériels. Portrait.

C’est dans la Sarthe, au Mans, qu’Emmanuel Dupic a grandi. Ses parents ne sont pas juristes, son père est policier et sa mère aide-soignante, mais il est le petit-fils d’Arlette Dupic, l’une des premières femmes magistrates de France, agrégée de droit, pour le parcours de laquelle il a une sorte de fascination. L’histoire de sa grand-mère et aussi celle de son grand-père, figure de la Résistance, membre après-guerre des services secrets (DST), le conduisent vers les bancs de la fac de droit, après un baccalauréat scientifique. Il s’oriente d’abord vers le droit public car il souhaite rejoindre l’administration et passe le concours d’inspecteur du Trésor public, mais, rapidement, il s’ennuie à l’École des Finances publiques et comprend que ce n’est pas sa voie. Un an plus tard, il tente l’École nationale de la magistrature. Ce sera donc Bordeaux, puis Paris, avec deux ans de stage passionnant. « À l’occasion de mon stage de juge d’instruction, J’ai rencontré Joseph Joffo, l’auteur du fameux livre « Un sac de billes », à l’occasion d’une affaire, et j’ai eu l’occasion de rencontrer Christine Deviers-Joncour dans le cadre de l’affaire Roland Dumas », se rappelle-t-il. C’est lors de ce stage qu’il est attrapé par le droit pénal. C’est l’époque des grandes affaires politico-financières, et l’idée d’une justice qui s’applique à tous plaît au jeune auditeur, qui prend son premier poste comme substitut du procureur au parquet de Metz en Lorraine.

Prétoires et ministères

Quatre ans à Metz durant lesquels il gravit les échelons hiérarchiques pour prendre la tête de la section financière. On le remarque à Paris. Michèle Alliot-Marie et Jean-Marie Bockel, qui sont tous deux nommés à la Chancellerie, l’y appellent. Il restera un peu plus d’un an comme conseiller ministériel, chargé des affaires européennes et de la coopération judiciaire. Il siège alors au sein du conseil de la justice et des affaires intérieures et, même s’il perd un peu de vue le terrain, il a l’opportunité de mieux comprendre comment travaille la justice hors de nos frontières.

Poursuivant sa carrière de conseiller, Emmanuel Dupic est recruté au ministère de l’Intérieur, place Beauveau, comme conseiller juridique et judiciaire du directeur de la gendarmerie nationale. Une période très marquante pour lui, au cours de laquelle il assiste aux débuts des grands attentats dans notre pays (affaire Merah et départ des djihadistes en Syrie). Il rédige alors, avec son homologue de la police nationale, plusieurs textes de lois et de décrets sur ces sujets. Il voyage aussi beaucoup, dans toute la France et en outremer, notamment en Guyane où il est confronté au phénomène de l’orpaillage illégal. « Je me souviens de gardes à vues au milieu de la jungle, avec rien autour », raconte-t-il. Il procède ensuite à l’intégration des règles du RGPD au sein de la gendarmerie nationale. « C’était passionnant », se souvient-il.

Mais la magistrature lui manque et il choisit de la réintégrer. D’abord au TGI de Meaux comme numéro 2, premier procureur adjoint où il dirige l’action publique au sein de la juridiction que l’on surnomme « le petit Bobigny », en raison de la proximité avec la Seine-Saint-Denis. Il y assurera aussi l’intérim. Emmanuel Dupic représente alors le parquet lors de l’assaut du GIGN à Dammartin en Goelle, sur son ressort, le 9 janvier 2015, faisant suite à la prise d’otage des frères Kouachi, auteurs de la tuerie du Bataclan.

Sélectionné par la Chancellerie pour occuper des fonctions de n° 1, il est nommé procureur de la République du département de la Haute-Saône, à Vesoul, où il s’occupe plus particulièrement du contentieux économique et financier. Du point de vue de la tranquillité, c’est raté, car survient, en octobre 2017, l’affaire Jonathan Daval. Emmanuel Dupic dirige l’enquête initiale, les poursuites, le procès d’assises et subit alors le tourbillon des médias. Le procès se termine en 2020, en plein Covid et au moment même où son père décède. C’est dans cette période difficile qu’il est contacté par un cabinet de recrutement qui lui propose de rejoindre le secteur privé, entreprise ou cabinet d’avocat. Il est alors âgé de 46 ans et souhaite un changement. Pourquoi pas ? « C’était peut-être le bon moment pour saisir cette opportunité », constate-t-il avec le recul, jugeant que si l’occasion s’était présentée à une autre période de sa vie professionnelle, il l’aurait sans doute déclinée. Finalement, il ne rejoint pas le cabinet d’avocat pressenti, qui connaît des difficultés liées à la crise sanitaire, mais le groupe Dassault Aviation qui cherche à créer un département de la compliance.

Repartir de zéro

« C’était un des défis les plus importants de ma vie, raconte-t-il. Un véritable saut dans l’inconnu. Je ne maîtrisais pas les codes du monde de l’entreprise ou de l’industrie ». Emmanuel Dupic demande sa mise en disponibilité et se lance, sans filet. Il rencontre et traite au quotidien les problématiques des ingénieurs et apprend ainsi à s’imprégner d’une autre culture. C’est compliqué, mais enthousiasmant. Ce nouveau monde lui plaît. Beaucoup.

Chez Dassault, à l’époque, il n’y avait qu’un directeur de l’éthique, qui travaillait avec un seul collaborateur. Aujourd’hui, la direction éthique et conformité compte 6 collaborateurs directs et 10 collaborateurs indirects. Mais à son arrivée, Emmanuel Dupic savait comment il voulait travailler et a bien posé le cadre, accepté par la direction générale : une nouvelle direction éthique et conformité relevant directement du PDG et indépendante de la direction juridique ou de la direction de l’audit.

Emmanuel Dupic a aussi défini son périmètre d’intervention pour englober l’ensemble du champ compliance : les sujets anticorruption, le RGPD, l’IA, la RSE avec les questions liées au devoir de vigilance, le contrôle des exportations, la compliance bancaire, le contentieux pénal, les enquêtes internes, la gestion des rapports avec les autorités de régulation, tout cela relève de « sa juridiction ».

Ses sujets compliance s’articulent bien sûr avec ceux de la direction juridique, qui s’occupe de son côté de tout ce qui relève du contrat, des assurances et de la propriété intellectuelle. Il peut également ponctuellement travailler avec la DRH, par exemple sur les enquêtes internes, qui sont, à 75 %, menées par le service des ressources humaines. À la tête de cette direction autonome, Emmanuel Dupic reporte directement au PDG et siège dans de nombreuses instances de direction, notamment dans les comités d’évaluation des tiers, aux côtés du directeur juridique, du directeur des achats et du directeur des ventes. « C’est moi qui ai souhaité cette configuration, je me suis inspiré de l’expérience américaine, indique-t-il. En France, la conformité relève soit de la direction juridique, soit de la direction des risques et je ne voulais pas fonctionner ainsi ». Le groupe Dassault compte ainsi 10 directions, dont celle de l’éthique et de la conformité, qui tend à devenir un passage obligé pour nombre d’opérations d’achat et de vente à l’international.

Il estime qu’en entreprise, la fonction de conformité est variée et riche. Elle relève à la fois du juridique et de la gestion des risques. « Nous ne sommes pas loin de l’audit », estime-t-il. Ses fonctions se partagent entre un tiers d’activités de formation, un tiers d’audit, et un tiers de rédaction et d’analyse juridique.

Sur la difficulté de traiter certain sujets, Emmanuel Dupic accepte de raconter l’un des aspects de son travail. « Il s’agit, par exemple, concernant le devoir de vigilance, de confronter l’application du droit local, applicable dans les pays où nous opérons, avec notre propre droit ». Il donne un exemple frappant, rappelant par exemple qu’en Inde, le travail des enfants est autorisé à partir de 13 ans. « Cela nous semble choquant, mais lorsque vous parlez avec des juristes locaux, ils vous rappellent que l’Inde est un pays émergent et qu’en France, il n’y a pas si longtemps, les enfants travaillaient aussi dans les mines ». Il s’agit donc de savoir où placer le curseur. En l’occurrence, concernant le travail des enfants, ou d’autres grands sujets comme l’égalité homme-femme, il n’y a aucune ambiguïté, bien sûr, et le groupe refuse de travailler avec des sous-traitants qui emploient des mineurs de moins de 18 ans. Mais pour d’autres situations, c’est beaucoup moins évident. En tant que directeur de la conformité, Emmanuel Dupic définit des standards a minima, qui sont ensuite affinés localement.

La conformité, métier d’avenir

Pour constituer son équipe, il a recruté des jeunes, diplômés de l’un des masters en compliance proposés en France depuis quelques années, épaulés par des juristes seniors qui connaissaient l’entreprise et travaillaient au sein de la direction juridique, qu’il a accueilli au sein de la direction éthique et conformité. Il souhaite désormais recruter dans ses rangs des personnes ayant une formation d’auditeur, même s’ils n’ont pas le prisme juridique.

De son point de vue, les entreprises françaises n’ont pas encore pris la mesure de la conformité. Et si bien sûr, le secteur bancaire est bien avancé et que toutes les grandes entreprises commencent à l’intégrer, les PME et ETI n’ont pas encore compris l’importance de ces enjeux, qui va aller croissant, car régulateurs et États attendent de plus en plus des entreprises qu’elles s’autorégulent, ce qui va leur demander des moyens conséquents. « La prise de conscience n’a pas encore eu lieu », regrette-t-il. Les entreprises ne sont plus seulement soumises au droit français mais à des corpus différents, face auxquels elles devront adopter une posture et une stratégie pour être conformes de la meilleure façon en fonction de leurs intérêts. Emmanuel Dupic, auteur de nombreux ouvrages à destination, notamment, des étudiants, a d’ailleurs dernièrement écrit un « Guide de la compliance ». « Il y a beaucoup de perspectives pour les juristes en conformité, les créations de postes dans les entreprises vont exploser », augure-t-il, encourageant les jeunes à suivre cette voie et également à passer l’examen du barreau. Partisan chevronné de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise, Emmanuel Dupic regrette la censure du texte introduisant la réforme en droit français par le Conseil constitutionnel. Il espère qu’un nouveau sera bientôt adopté, dès lors que la plupart des autorités de régulation internes ne s’y opposent pas, car il y a là un enjeu de compétitivité, même si à l’origine, la réforme visait surtout à permettre aux entreprises de se défendre contre l’intrusion du régulateur étranger. « Il ne s’agit pas de cacher les turpitudes des entreprises, mais de protéger les entreprises et de favoriser l’autorégulation », pense le juriste, qui enseigne également la matière à Sciences Po Paris. « Emmanuel Dupic conjugue la rigueur avec le souci de l’échange et de la transmission », selon la directrice adjointe de l'EFB, Clémentine Kleitz, qui le connaît bien.

Il insiste sur le fait qu’encore trop peu de magistrats rejoignent le monde de l’entreprise et le connaissent très mal. « Il faut en finir avec cette absurde hiérarchie dans les professions du droit, avec les magistrats qui seraient les princes, avec en dessous d’eux les avocats et encore en dessous les juristes », lance-t-il. Persuadé que les grandes qualités de la formation des magistrats pourraient s’épanouir au sein des entreprises et des cabinets, il appelle au décloisonnement et invite ses collègues magistrats à rejoindre d’autres horizons. Lui-même est en disponibilité depuis trois ans, aime passionnément son métier de juriste compliance en entreprise et ne s’interdit pas de vivre, un jour peut-être, la compliance en cabinet d’avocat.