« Nous étions très complémentaires »
Depuis quelques années, la génération des quadras est en première ligne sur les dossiers de restructuring. Pour apprendre à la manier efficacement, rien de mieux que l’apprentissage auprès d’un sachant. Plusieurs jeunes associés ont eu la chance de bénéficier des lumières de leurs aînés. Certains ont même réussi à former des duos remarqués, conciliant l’indispensable tradition à une certaine forme de modernité. Caroline Texier et Gabriel Sonier constituent sans aucun doute l’exemple parfait d’une transmission réussie. Dans une nouvelle rubrique intitulée « Passage de témoin », la LJA leur a donné la parole.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Gabriel Sonier : Au milieu des années 2000, mon cabinet s’est rapproché de Veil Jourde. Caroline exerçait chez Willkie Farr après une formation aux États-Unis à l’Université de Columbia, puis chez Willkie Farr à New York où elle a commencé son activité. Attirée par la matière contentieuse, elle avait choisi de rejoindre mon associé de l’époque, Philippe Dubois. J’avais remarqué qu’elle était intéressée par les rapprochements d’entreprise et par le restructuring. Son activité s’est orientée progressivement du contentieux vers le restructuring.
Caroline Texier : En 2005, la loi de sauvegarde est entrée en vigueur. Gabriel devait partir aux États-Unis pour la présenter lors d’une conférence. Comme je sortais d’une formation américaine, il m’a demandé de l’aider à préparer son intervention. J’ai alors plongé dans les détails du texte, une parfaite introduction à la matière. S’en sont suivis les premiers dossiers internationaux de restructuring, comme Eurotunnel, Technicolor, Cœur Défense. Je n’avais pas la technique des procédures collectives de Gabriel bien sûr, mais forte de mon expérience dans un cabinet anglo-saxon, je savais répondre aux attentes des clients anglo-saxons. C’est à cette époque que notre duo s’est constitué, nous étions très complémentaires.
G.S. : Caroline est devenue la troisième associée du cabinet en 2009. Nous couvrions alors tous les champs du restructuring : Bertrand Chauchat était attaché aux contentieux français, je m’occupais des procédures collectives françaises et anglo-saxonnes, Caroline se concentrait sur les anglo-saxonnes. Cette décennie a été brillante car nous proposions une marque de référence en restructuring, avec une expertise internationale qui à l’époque était assez rare.
C.T. : Dès 2008, avec la crise financière, les cabinets internationaux ont commencé à recruter des équipes de restructuring. Et rapidement, nous nous sommes rendu compte que les dossiers réclamaient une expertise financière pointue. C’est à ce moment là que le cabinet Salans s’est rapproché de nous.
G.S. : Lorsque Salans est devenu Dentons, j’ai pensé que l’intégration allait nécessiter de nombreuses années. Le cabinet Gide nous a alors proposé de rejoindre ses équipes et j’ai estimé qu’il serait un cadre propice pour développer notre pratique. Mais après quelques années passées dans ces grands cabinets, j’étais un peu lassé des contraintes administratives alors que Caroline s’y sentait très bien. Et c’est donc pourquoi j’ai estimé, à la fin de l’année 2017, qu’il était temps pour moi de tourner la page et retrouver mon indépendance, sans trop d’inquiétude pour Caroline avec qui la transition avait été préparée depuis longtemps.
C.T. : Le départ de Gabriel n’a pas été un choc puisque la transmission avait été anticipée. Mais ne plus travailler en binôme, ne plus pouvoir échanger nos visions des dossiers, nos stratégies, m’a beaucoup manqué. J’ai décidé ensuite de rejoindre DLA Piper qui, de par sa structure internationale et son accent sur l’activité private equity, correspondait plus au développement que je souhaitais donner à ma pratique.
Le départ de Gabriel vous a néanmoins permis d’émerger. Il est difficile de pouvoir « exister » derrière un des fondateurs du restructuring français…
C.T. : Je n’ai jamais eu de problème d’ego en étant aux cotés de Gabriel. Il faut dire qu’il a toujours veillé à me mettre en avant, insistant auprès des clients pour qu’ils comprennent que je n’étais pas là uniquement pour prendre des notes ! Lors de la première réunion, ils avaient bien sûr tendance à ne parler qu’à lui. Mais je trouvais ma place au fur et à mesure des échanges. C’est toujours un peu le cas aujourd’hui d’une certaine façon. Les femmes doivent toujours prouver qu’elles comprennent parfaitement le sujet pour qu’on leur fasse confiance. Je me souviens du dossier Partouche notamment, dans lequel les dirigeants me regardaient au début du coin de l’œil, avec une certaine appréhension. Aujourd’hui je suis membre du conseil de surveillance de leur groupe.
G.S. : Rappelons-nous du milieu du restructuring au début des années 2000. Il y avait très peu de femmes. J’ai eu trois femmes associées dans ma carrière : l’une est devenue productrice de cinéma aux côtés de Francis Bouygues, l’autre est présidente de Sonepar, seule Caroline est restée avocate. J’ai toujours veillé à les mettre en avant. Particulièrement Caroline, qui a une agilité financière et juridique exceptionnelles.
Vous avez formé plusieurs avocats réputés durant votre carrière. La transmission de votre savoir a-t-elle toujours été un objectif ?
G.S. : C’était à la fois un objectif et une nécessité. Nous étions une petite équipe, il fallait transmettre à toute allure pour que tout le monde puisse être capable de travailler efficacement. C’est vrai que j’ai formé un certain nombre d’associés qui sont aujourd’hui sur le devant de la scène, et notamment mon fils Dimitri qui exerce aujourd’hui chez Charles Russel & Speechlys. Ils ont tous subi le même châtiment si l’on peut dire ! La méthode m’avait été inculquée dans les cabinets d’agréés auprès des tribunaux de commerce : confiance dans la capacité des nouveaux venus de prendre en charge un dossier tout en restant informé et disponible. Une lettre mal rédigée à un magistrat, à un confrère, un détail peut faire basculer le dossier. Il faut savoir lire et écrire avant de mettre en œuvre la norme juridique, Caroline savait en plus compter !
C.T. : Gabriel a ce don de la transmission. Il a consacré énormément de temps à me former et m’inculquer les bases. Je me souviens des heures passées dans son bureau pour apprendre à rédiger. Il a des qualités pédagogiques indéniables.
La génération des quarantenaires est déjà bien installée sur le marché du restructuring. Quels changements d’approche constatez-vous dans le traitement des dossiers ?
G.S. : Le marché est aujourd’hui devenu dual avec d’un côté le traitement financier des dossiers et de l’autre, le restructuring de l’entreprise. Les spécialistes de chacun de ses deux mondes sont différents. La partie financière réclame à côté de la négociation de la dette, un soutien corporate et rédactionnel puissant. La dette financière étant le plus souvent contrôlée par des fonds anglosaxons ou soumise au droit UK, les firmes américaines et anglaises dominent. Le traitement du restructuring de l’entreprise implique lui, des qualités juridiques bien sûr, mais aussi une compréhension parfaite de l’organisation et de l’activité économique de l’entreprise en difficultés, sans oublier une certaine appréhension des questions sociales. Le spécialiste du restructuring de l’entreprise est une sorte d’homme à tout faire pendant le temps du retournement qui doit savoir aussi accompagner le dirigeant auprès des différents intervenants de la procédure et l’assister devant les tribunaux de commerce. Durant cette période, l’avocat spécialiste des procédures collectives est indispensable.
Le droit des restructurations est en constante évolution. Avec la transposition en France de la directive européenne dans les mois qui viennent, de nouvelles équipes vont se constituer pour d’adapter à cette évolution.