SANCTIONS ÉCONOMIQUES Comment gérer le risque ?
Le 24 février dernier, la Russie envahissait l’Ukraine. Depuis, les paquets de sanctions contre le régime de Vladimir Poutine s’enchaînent, le sixième ayant été annoncé au début du mois de mai. Pour les entreprises européennes, le rythme d’adoption de ces sanctions est un véritable casse-tête : les textes s’amoncellent, sont difficilement applicables en quelques jours, avec parfois des conséquences contradictoires. D’autant que les ONG sont à l’affût. Et, au-delà du risque juridique pour l’entreprise, cette dernière doit également tenir compte du risque réputationnel. Les sanctions internationales ne peuvent néanmoins se limiter au conflit russo-ukrainien, d’autres existant depuis déjà plusieurs décennies. Comment les entreprises peuvent-elles appréhender les contours de ces réglementations extraterritoriales pour mieux se prémunir du risque ? Quelles mesures concrètes doivent être prises par les entreprises pour intégrer les nouvelles contraintes liées aux sanctions ?
Le contexte historique des sanctions internationales
OLIVIER DORGANS : L’outil juridique des sanctions économiques internationales – bien qu’utilisé pour la première fois par l’empire athénien à l’encontre de la cité de Mégare – a vu son usage contemporain initié au début du xxe siècle par la Ligue des Nations, puis consacré par les Nations Unies à compter de 1945. Si cette approche onusienne – répondant à une philosophie multilatéraliste – perdure aujourd’hui (certains régimes de sanctions sont encore initiés par des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies), c’est l’utilisation unilatérale de cet outil par des États ou des organisations interétatiques (dont notamment l’Union européenne), au titre de leurs objectifs de politique étrangère, qui a considérablement renforcé l’influence et l’impact de cet instrument juridique dans le commerce international. À compter du début des années 1960, les États-Unis ont commencé à recourir unilatéralement aux régimes de sanctions économiques dans le cadre de leurs objectifs de politique étrangère à l’encontre de Cuba, puis d’autres pays d’Amérique du Sud et d’Asie du Sud-Est. La chute du Mur de Berlin et l’avènement d’un monde globalisé ont vu une très nette accélération du recours à cet instrument.
C’est dans ce contexte que les États- Unis ont adopté les premiers textes de sanctions réellement extraterritoriales (et notamment les Lois Helms-Burton et d’Amato- Kennedy – loi de sanctions économiques dites secondaires) et que l’Union européenne a commencé à faire usage plus fréquent de cet outil, tout en répondant aux premières tentatives d’application extraterritoriale de la réglementation américaine (par le biais notamment du Règlement de blocage européen de 1996). Les années 2000 ont consacré les premières actions en justice à l’encontre de sociétés contrevenant à ces régimes de sanctions économiques au travers d’une politique d’enforcement américaine relativement agressive, qui a également permis un élargissement notable du champ d’application juridictionnel de ces sanctions.
Les industries bancaires et financières, puis certains secteurs industriels (énergie, aviation, maritime, etc.) ont été particulièrement ciblés par ces actions qui ont conduit au règlement d’amendes records, parmi lesquelles celle de près de 9 Mds$ américains dont s’est acquittée BNP Paribas en 2014 qui fait, encore aujourd’hui, figure de record. Un véritable changement de paradigme s’est opéré au début des années 2010. Les premiers replis nationaux et/ou régionaux, faisant suite aux critiques à l’encontre de cet ordre juridique mondialisé, ont paradoxalement été accompagnés d’une utilisation encore plus accrue des sanctions économiques, qui se sont rapidement imposées (durant les divers Printemps arabes, la crise syrienne, la première incursion militaire russe en Ukraine, les allers-retours sur le dossier iranien, les mouvements populaires au Venezuela, etc.) comme l’outil privilégié de la diplomatie internationale. Les échecs militaires américains en Irak et en Afghanistan, tout comme la prudence européenne à la suite de l’annexion de la Crimée (s’expliquant notamment par le traumatisme encore vif de la guerre des Balkans), sont venus justifier le principe selon lequel l’adoption de sanctions économiques est préférable à toute action militaire.
Cet outil s’est également vu utilisé par des puissances économiques non occidentales (comme la Chine qui adopte depuis plusieurs années déjà des textes de sanctions économiques) et la crise ukrainienne actuelle vient parachever cette histoire de plus d’un siècle. Force est aujourd’hui de constater une corrélation quasi parfaite entre géopolitique et sanctions économiques, imposant aux entreprises d’appréhender au mieux cet instrument dont l’utilisation semble promise à un bel avenir.
OLIVIER CATHERINE : Il est difficile de déterminer précisément quand les entreprises françaises ont véritablement pris conscience de l’impact de ces sanctions extraterritoriales. Certains groupes très exposés à l’international et, plus spécialement, opérant dans des secteurs visés par les sanctions érigées par les États-Unis à l’orée du xxie siècle (pétrole, banque) ont réagi plus rapidement. Tous les acteurs économiques ont désormais en tête l’amende record payée par BNP Paribas en 2014. D’autres établissements bancaires européens avaient cependant déjà fait l’objet de sanctions très importantes. L’impact est financier et réputationnel, mais il recèle aussi des enjeux de sécurité économique : nomination de monitors, reporting aux autorités américaines, changements de gouvernance, repositionnement des départements compliance. L’affaire BNP Paribas a créé une onde de choc qui est accentuée par les récents régimes de sanctions contre la Russie. Toutes les entreprises sont concernées, pas seulement les institutions financières et l’industrie pétrolière.
OLIVIER DORGANS : Cet outil étant directement lié aux intérêts propres de politique étrangère des différents pays qui les imposent, les objectifs poursuivis ne sont pas nécessairement alignés. Dans le cadre du conflit russo-ukrainien, les États-Unis et le Royaume-Uni Karine Demonet Directrice de la conformité et du contrôle permanent, Bpifrance ont été beaucoup plus enclins à adopter des restrictions sur le secteur de l’énergie, à l’inverse des Européens qui sont beaucoup plus dépendants des Russes sur ce point.
PHILIPPE MÉTAIS : D’où la difficulté à mettre en oeuvre le sixième paquet de sanctions qui porte directement sur le pétrole. Il révèle les clivages entre pays, ou en tout cas les désalignements d’intérêts entre Européens et Américains.
OLIVIER CATHERINE : Ces outils reflètent en réalité la tectonique des plaques géopolitiques.
Le champ d’application de ces sanctions
SABINE NAUGÈS : Les paquets de sanctions qui se sont accumulés au niveau international ont des régimes et champs d’application différents. Dans le contexte de la crise en Ukraine, le Canada a opté pour des gels d’avoirs plus larges que l’Europe, tout comme le Royaume-Uni. Les entreprises doivent donc se conformer à des régimes divers selon les pays dans lesquels elles sont implantées, ce qui les conduit en pratique à des situations compliquées. Un gel d’avoirs au Canada peut contraindre une entreprise européenne à fermer une filiale, alors même que les sanctions européennes ne prévoient pas cette mesure. Cette diversité est aussi sémantique. La question se pose ainsi de savoir ce que l’on entend par export, car on oublie souvent que les biens dématérialisés sont aussi concernés (transmissions d’informations, les logiciels, etc.). Plusieurs difficultés peuvent ainsi se présenter. On sait que les sanctions européennes s’appliquent aux nationaux européens, personnes physiques et morales, mais aussi aux personnes physiques qui exercent une activité sur le territoire européen, ainsi qu’aux personnes physiques européennes qui ne sont pas présentes sur le territoire européen.
En pratique, ce régime ne s’applique pas aux entités de droit local, c’est-à-dire aux filiales de groupes européens qui sont situées en Russie. Ces dernières ne sont pas directement concernées par les sanctions européennes, mais peuvent impliquer leur maison-mère ou leur soeur, situées en Europe ou aux États- Unis. Ces liens ne doivent donc pas être négligés suivant les différents régimes de sanctions en vigueur. S’agissant des États-Unis, une entreprise qui y a des intérêts doit en outre s’interroger sur son US Nexus. Ainsi, l’Export Administration Regulations s’applique à toutes les marchandises et transactions soumises à l’EAR (que l’exportateur ou le réexportateur soit ou non une personne américaine), les exportations des États-Unis, certaines réexportations de marchandises d’origine américaine et les réexportations de certaines marchandises fabriquées à partir de contenu américain ou à l’aide de technologies américaines pouvant toutes être soumises à l’EAR. Par exemple, et à quelques exceptions près, l’exportation depuis les États- Unis et la réexportation depuis l’étranger de tout produit, logiciel ou technologie soumis à l’EAR et figurant sur la liste de contrôle du commerce de l’EAR, qu’ils soient fabriqués aux États-Unis ou à l’étranger, nécessiteront une licence s’ils sont destinés à la Russie ou au Bélarus, qui sera généralement refusée.
PHILIPPE MÉTAIS : La notion de bien à double usage donne également une extension aux règlements. Elle vise des produits destinés à un usage distinct de celui concerné par les sanctions, qui peuvent être détournés et utilisés pour un autre usage, par exemple militaire ou du renseignement. Ils tombent dès lors sous le coup des sanctions.
KARINE DEMONET : L’exportateur peut légitimement penser que son bien n’est pas directement visé par les sanctions, alors qu’in fine il se fait rattraper par cette notion de bien à double usage. Un tracteur, par exemple, a des roues susceptibles d’être détournées pour équiper un char militaire. Je pense également aux lunettes équipées infrarouges, qui peuvent être soumises à restriction à l’export, ou encore aux gouttières pouvant être détournées pour être exploitées militairement.
OLIVIER DORGANS : Le régime autonome des biens à double usage est à la croisée entre les sanctions économiques et mesures de contrôle des exportations. Le contrôle de l’export des biens à double usage existe indépendamment des régimes de sanctions économiques, même si certains outils de sanctions viennent intégrer dans leur champ des références au régime des biens à double usage. Ce régime est d’autant plus complexe, qu’au-delà de la multiplicité des listes européennes, américaines, britanniques ou canadiennes dont les contenus ne sont pas nécessairement alignés et qui présupposent une parfaite maîtrise de concept d’ingénierie, il comporte une clause attrape-tout, au titre de laquelle un bien et/ou une technologie qui ne figurerait pas explicitement sur l’une de ces listes pourrait voir son export restreint ou interdit si l’entreprise qui le commercialise devait raisonnablement suspecter une potentielle utilisation militaire. À titre d’exemple, j’ai travaillé, en 2014, aux côtés d’une entreprise qui avait vu ses exports vers la Russie augmenter significativement. Au titre des diligences conduites, il est rapidement apparu que certains des produits exportés étaient démontés en Russie pour récupérer quelques-uns de leurs composants (notamment des filtres) qui étaient par la suite intégrés dans des produits militaires. Dès lors que l’entreprise pouvait raisonnablement suspecter une potentielle utilisation militaire, l’export de ces biens (qui n’étaient par ailleurs pas visés par les textes européens) devait faire l’objet d’une autorisation préalable de la part des autorités compétentes au titre de la clause attrape-tout du Règlement européen instituant un contrôle des exportations des biens à double usage.
OLIVIER CATHERINE : La réglementation américaine International Traffic in Arms Regulation (ITAR) s’inscrit dans une logique similaire. Elle vise les composants à usage militaire. Les Américains se sont arrogés le pouvoir de contrôler, de tracer et d’avoir un droit de veto sur la destination de ces composants. Ce qui incite la France et d’autres États à pratiquer des stratégies de « désitarisation » pour recouvrer leur autonomie stratégique.
SABINE NAUGÈS : La Russie a elle-même prononcé des sanctions en représailles contre les mesures occidentales. Elles ne sont pas inédites, puisque de telles sanctions liées à l’import-export avaient déjà été mises en oeuvre en 2014, en réponse aux sanctions internationales prises pour l’invasion de la Crimée. Cette fois-ci, les restrictions ont été considérablement augmentées, ainsi que les personnes visées. Récemment, le décret du président Poutine du 1er mai a ajouté un nouveau volet : l’accès par le Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie (FSB) aux systèmes d’information de certaines entreprises. En clair, le FSB pourrait avoir la possibilité d’aller vérifier les systèmes d’information des entreprises qui interviennent dans des critical infrastructures, sans doute la santé, les télécoms, l’industrie chimique, etc. L’interdiction de paiement en devises étrangères et l’obligation de changer ses devises étrangères en roubles ont aussi impacté des sociétés européennes qui avaient des filiales en Russie et versaient les salaires de leurs employés dans ce pays.
OLIVIER DORGANS : Les contre-mesures russes ont une temporalité qui leur est propre. Les toutes premières contre-mesures adoptées dès le 28 février 2022 visaient, d’une part, à restreindre la sortie de capitaux étrangers co-investis auprès d’acteurs russes et, d’autre part, à favoriser la circulation massive des roubles dans l’économie réelle afin de lutter activement contre la dévaluation massive de la devise russe. Au titre de ces contre-mesures, il est, par exemple, interdit aux exportateurs russes qui sont payés en devises étrangères (euros, USD, etc.) de conserver plus de 20 % de ces devises, les 80 % restant devant être transférés à la Banque centrale russe pour être convertis en roubles. Cette mesure a eu pour effet mécanique de redresser le cours du rouble qui s’était effondré au moment de l’invasion en Ukraine. Il est également interdit aux investisseurs étrangers (de pays hostiles) de revendre certains de leurs titres à des personnes physiques ou morales russes sans avoir préalablement obtenu l’accord d’une Commission gouvernementale. Cette seconde mesure a eu pour effet de figer certains investissements étrangers en Russie, le temps pour le gouvernement d’étudier le devenir de ces actifs. Une fois ces contre-mesures d’urgence adoptées, la Russie a commencé à réfléchir à la mise en oeuvre de sanctions économiques plus offensives, permettant notamment la quasi-nationalisation d’entreprises étrangères immatriculées dans des pays hostiles ou restreignant l’export de certains produits à destination de ces mêmes pays. La Russie a, en quelque sorte, occidentalisé l’utilisation de ces sanctions économiques. OLIVIER CATHERINE : Nous avions observé un mouvement analogue en matière de données personnelles. L’Union européenne a été pionnière en adoptant le RGPD, qui a une portée extraterritoriale. Or les Chinois s’en sont inspirés en adoptant, en 2021, deux lois sur la sécurité et la protection des données personnelles. De nouveaux acteurs étatiques se sont ainsi lancés dans cette logique de lawfare, qui a en quelque sorte un effet démondialisateur. Il est intéressant de constater que, dans un premier temps, ces sanctions économiques internationales ont accompagné le mouvement de mondialisation des années 2000-2010, marqué par davantage d’interdépendances et de liberté de mouvement des personnes, des capitaux et des marchandises. Paradoxalement, elles ont aujourd’hui un effet inverse en contribuant à la fragmentation du monde, à sa polarisation. Le risque de sanctions est pris en compte par tous les acteurs économiques : on dédollarise les transactions, on isole les opérations pays par pays, on limite les expatriations, on vérifie la localisation des serveurs hébergeant des données sensibles. La Russie avait d’ailleurs préparé ses arrières, au regard des premières sanctions l’ayant frappée en 2014, en développant ses capacités autonomes, en forgeant des liens avec des États n’appliquant pas de régimes de sanctions économiques et en limitant leur dépendance aux systèmes bancaires occidentaux. Elle a mis en oeuvre une stratégie de containment face aux sanctions internationales, qui sont un outil de conflictualité sous le seuil de la guerre.
L’entrée dans une nouvelle ère juridique
KARINE DEMONET : Cette avalanche de sanctions est assez inédite et a impliqué de mettre en oeuvre des mesures très rapidement. En premier lieu, l’établissement bancaire doit s’assurer qu’aucun de ses clients n’est visé par un régime de sanctions, ce qui implique in fine de vérifier que les bénéficiaires effectifs de ses clients, c’est-à-dire ceux qui ont le pouvoir de contrôle ou un lien de détention capitalistique, ne sont pas soumis à un quelconque régime de sanctions, tel que le gel des avoirs. Être doté d’un système informatisé capable de remonter les chaînes actionnariales s’avère donc primordial pour identifier rapidement les personnes visées par ces sanctions. Dans un troisième temps, il convient de s’assurer que ses propres partenaires d’affaires ne sont pas concernés. Ce n’est pas le cas chez Bpifrance, mais continuer à travailler avec notre partenaire russe (le fonds souverain russe, le RDIF), avec lequel nous avons réalisé quelques co-investissements dans le passé, qui fait désormais l’objet de mesures spécifiques de sanctions, nous pose quelques difficultés. D’une part, il est interdit, depuis fin février, de co-investir à ses côtés. Qu’est-ce que cela signifie ? Quid des co-investissements déjà réalisés ? D’un point de vue opérationnel, pouvons-nous continuer à prendre des décisions de manière commune pour faire vivre la société ? Visiblement, la réponse est non, sauf accord préalable. Il ne s’agit pas d’un sujet financier car les montants investis sont non significatifs au regard de la taille de notre groupe, d’autant que deux sur les trois en étaient restés à des investissements dans des SPV restées coquilles vides, mais le risque réputationnel est significatif. Nous travaillons de nombreuses heures sur le sujet, alors que ces titres sont de très faible valeur financière, pour in fine, soit liquider ces sociétés, soit les céder à un euro symbolique. Les contre-mesures russes n’aident pas à clôturer nos investissements en Russie. De manière générale, les Russes n’hésitent pas à faire traîner les procédures administratives pour que la situation perdure. La négociation est difficile. Au-delà de ce partenaire russe, Bpifrance assurait de nombreux clients sur des dossiers internationaux. Certains d’entre eux étaient relatifs à la Russie. Nous étudions actuellement la licéité d’une soixantaine de dossiers. En cas d’illicéité, l’exportateur français doit mettre fin au contrat sousjacent, puisqu’il est visé par une ou plusieurs sanctions. La mise en oeuvre de tels dispositifs est totalement inédite de par la volumétrie et la quantité de sanctions nouvellement décidées. Qu’impliquentils du point de vue indemnitaire ? Par exemple, le secteur de l’aéronautique faisait récemment l’objet de nombreux développements en Russie. Dès lors un grand nombre de contrats internationaux, portant sur des montants significatifs, doivent être analysés par les banques. Et bien sûr les clients sont inquiets à l’idée de ne pas être indemnisés par l’État français.
SABINE NAUGÈS : Le ministère de l’Économie, le service des biens à double usage (SBDU), qui y est rattaché, et la Direction générale du Trésor, sont très attentifs aux clauses insérées dans les contrats. Leur aide est précieuse dans le cadre des dossiers qui requièrent une interprétation des règlements sanctions notamment face à des comportements d’over compliance dus aux sanctions américaines. Soulignons aussi que l’on commence à obtenir une forme de rescrit de la part du ministère, assez similaire à ce qu’il était possible d’obtenir en matière d’investissements étrangers, ce qui est particulièrement utile.
OLIVIER DORGANS : Avec l’accroissement du recours aux sanctions économiques, ces dernières se heurtent aux réalités opérationnelles du monde des entreprises. La crise actuelle a vu se multiplier les textes de sanctions économiques sectorielles dans un très large champ de domaines d’activité et s’accroître les listes des personnes soumises à mesures de gel des avoirs et interdiction de mise à disposition de ressources économiques. Sur ce dernier point, les listes d’oligarques et hommes et femmes politiques russes visés par ces mesures sont passées de quelques centaines de noms à plus d’un millier. Une telle multiplication des textes amène nécessairement des difficultés dans leur mise en oeuvre opérationnelle par les entreprises. À titre d’exemple, avec mon équipe, nous nous sommes récemment interrogés sur la portée de l’interdiction de mise à disposition indirecte de ressources économiques à une personne sanctionnée dans le cadre d’une police d’assurance-crédit. Est-ce qu’une police, qui couvre un bailleur sanctionné depuis maintenant quelques semaines, tombe ? Quid si un sinistre a été déclaré en amont du placement du bailleur sur liste de gel des avoirs ? L’assureur crédit peut-il être subrogé dans les droits de l’assuré ? Autant de questions très opérationnelles auxquelles nos clients sont aujourd’hui confrontés à un rythme inédit. Les efforts et les moyens déployés par la Commission européenne (et notamment les services du Relex), ainsi que par les différentes autorités nationales compétentes doivent être salués. Je constate un changement très fort de paradigme dans le contexte de ces nouveaux paquets de sanctions. Aujourd’hui, la communication entre acteurs économiques, autorités nationales et la Commission européenne est très fluide et les régulateurs nationaux et européen sont très à l’écoute des enjeux opérationnels auxquels font face les entreprises dans le cadre de la mise en oeuvre de ces mesures. J’en veux pour preuve la fréquence inédite de publication de FAQ par la Commission qui, bien souvent, reprennent les questions posées par ces mêmes acteurs aux régulateurs. En ce sens, le droit des sanctions économiques européen se rapproche des meilleures pratiques américaines.
Faut-il négocier les clauses de sanctions entre partenaires économiques ?
KARINE DEMONET : La sanction prononcée par le DoJ américain contre BNP Paribas a provoqué une onde de choc pour l’ensemble des acteurs. Par la suite, la banque a inséré des clauses relatives aux sanctions économiques dans tous ses contrats. Celles-ci étaient particulièrement difficiles à lire, volumineuses, faisant un nombre incalculable de renvois et allant parfois au-delà des textes. Mais cette over compliance a impacté tout l’écosystème. L’ensemble des établissements bancaires a suivi le mouvement, en insérant à leur tour de telles clauses que les clients ont signées, persuadés qu’ils n’étaient pas en mesure de les négocier. Depuis, le rapport de force s’est inversé et les clients négocient davantage lesdites clauses.
OLIVIER CATHERINE : Certes, le déséquilibre entre les grands établissements bancaires et les corporates était frappant, mais la situation évolue. Personnellement, j’essaie de rétablir cet équilibre en négociant davantage les clauses compliance, en demandant aux établissements financiers de s’engager à respecter notre code de conduite, ou en tout cas de nous prouver que le leur contient des standards au moins équivalents à ceux de Sonepar. On peut aussi exiger une symétrie, en leur demandant de s’engager à respecter eux-mêmes les sanctions internationales…
PHILIPPE MÉTAIS : Ces clauses de sanctions sont apparues récemment dans le secteur immobilier. C’est la relation bailleur/preneur qui est concernée dans le cadre de baux immobiliers portant sur des immeubles conséquents. Des clauses prévoient désormais qu’un preneur s’engage à respecter toute une série de dispositions liées à la personne locataire, tant morale que physique.
KARINE DEMONET : Il y a encore des acteurs de haut-de-bilan qui, quand nous insérons des clauses sanctions dans nos pactes d’actionnaires, nous interrogent. Ces acteurs ne comprennent pas l’importance des clauses sanctions. De nombreuses entreprises françaises ont découvert que, potentiellement, elles étaient assujetties à ces réglementations, mais ne sont pas dotées d’équipes de juristes en compliance parce qu’elles sont trop petites.
La gestion du risque contentieux par les entreprises
OLIVIER CATHERINE : Les entreprises doivent être particulièrement vigilantes face à l’over compliance, parce qu’en voulant bien faire, elles peuvent se créer des zones de risques. Prenons le cas de la Russie : si l’entreprise choisit de résilier des contrats, se pose la question du fondement juridique d’une telle résiliation. Quelle disposition légale impérative la justifie ? En outre, les textes édictant des sanctions économiques sont souvent mal rédigés et à géométrie variable. En adoptant des positions zélées, le risque est de figer une interprétation extensive, ce qui pourrait placer l’entreprise dans l’embarras en cas de contrôle par une autorité ou d’exposition médiatique.
OLIVIER DORGANS : Comme le faisait remarquer à juste titre Sabine Naugès, la réactivité des autorités nationales et de la Commission est remarquable. Ils répondent rapidement aux questions des entreprises et mutualisent les informations. Émerge peu à peu une forme de soft law, qui aura sans nul doute une incidence dans les litiges à venir, tant la résiliation des contrats sur le fondement de ces sanctions économiques donnera inévitablement lieu à des contentieux. Si ces ruptures sont engagées à l’aune des préconisations faites par la Commission européenne et/ ou les autorités nationales compétentes, des questions sur la portée de ces FAQ et notes interprétatives vont nécessairement se poser et donneront très probablement lieu à des débats juridiques animés. La Commission et les autorités nationales compétentes jouent désormais un rôle central dans l’interprétation des textes de sanctions économiques telle que confrontée aux réalités opérationnelles des entreprises. Là encore, cette matière s’américanise et nous assistons à un rapprochement notable entre le droit européen et le droit américain en la matière.
SABINE NAUGÈS : À cet égard, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a récemment rendu un arrêt, le 20 décembre 2021 (Bank Melli Iran), encadrant la résiliation d’un contrat par une société européenne : il appartient à l’entreprise qui résilie le contrat de démontrer que cette résiliation n’a pas pour unique but de rompre ses relations avec une entité sous sanctions américaines. La CJUE interprète ainsi la fameuse loi de blocage – conçue initialement comme un instrument à même de contrecarrer l’extraterritorialité des lois américaines – de telle sorte que c’est un véritable renversement de la charge de la preuve qui s’opère et devrait limiter dès lors l’over compliance.
PHILIPPE MÉTAIS : Pour que l’entreprise puisse appréhender ce nouveau risque contentieux, elle ne doit pas le sous-estimer. Certains acteurs ont pour principe de base de ne surtout rien faire qui soit contraire aux sanctions. C’està- dire qu’ils ne prennent pas la peine d’être imaginatifs pour tenter de trouver un cheminement, ou un process, leur permettant d’éviter de placer une opération sous l’angle d’une sanction économique. Ce n’est alors pas simplement de la vigilance, c’est presque de la crainte. Leur cap, c’est avant tout d’être en totale conformité avec les textes.
KARINE DEMONET : Il ne me semble pas possible d’être en conformité avec tous les textes, à tout le moins dans le domaine bancaire et financier. À raison de 4 heures de lecture par jour des textes, il nous faudrait entre 20 et 25 ans pour lire l’ensemble, et je n’exagère pas. Il est vrai de dire que certains acteurs sont terrifiés par ces sanctions. En 2017, il était encore possible pour une banque française de financer des exportateurs pour conclure des contrats avec des acheteurs iraniens, pourtant, aucun d’entre eux ne trouvait de financement. L’investissement en Iran faisait peur à tout le monde, alors que nombre de dossiers étaient pertinents. Nous sommes allés voir l’OFAC et le New York State Department Financial Services pour expliquer les modèles que l’on envisageait de mettre en place avec du cantonnement, pour ne pas avoir d’US Nexus, de dollars qui transitaient dans l’opération, etc. Le travail préalable d’encadrement était donc important et il est bien sûr, plus facile pour un compliance officer de dire non, que de s’engager dans une voie compliquée. Mais à force de s’opposer au moindre risque, l’entreprise finira par conclure des opérations sans en parler au compliance officer.
OLIVIER CATHERINE : Tout dépend de la visibilité et du positionnement de la compliance au sein de l’entreprise.
KARINE DEMONET : Elle doit être partenaire du business. C’est essentiel.
OLIVIER CATHERINE : Pour prévenir les risques, l’entreprise doit mettre en oeuvre un programme de conformité visant notamment à identifier les transactions susceptibles d’être concernées par les sanctions, ainsi que les relations d’affaires contrôlées par des Russes. La tâche n’est pas simple. Les outils de due diligence permettent de tracer, dans une certaine mesure, les bénéficiaires effectifs. Il importe également de diffuser des notes internes accompagnées de sessions de sensibilisation. On peut d’ailleurs former des opérationnels dans les business units les plus exposées pour réaliser un premier filtre des transactions et, en fonction, en référer au département juridique.
SABINE NAUGÈS : De manière étonnante, certaines sociétés restent en under compliance et s’en tiennent aux sanctions sectorielles sans se sentir concernées par l’ensemble des autres dispositifs, et notamment les gels d’avoir qui concernent aussi les sociétés détenues et contrôlées par des entités sous sanctions. Mais cette notion de détention et de contrôle n’est pas appliquée uniformément, puisque les États- Unis ne retiennent que la détention, alors que les pays européens tiennent compte de la détention et du contrôle, et prennent désormais aussi en compte le fait d’agir pour le compte d’une société qui serait elle-même sous sanctions. Comment apprécier cette notion ? Sur la base de quelles circonstances ?
OLIVIER DORGANS : Il faut tout de même rappeler les enjeux économiques majeurs que cette guerre a mis en exergue. Jusqu’alors, les sanctions économiques visaient principalement des pays dont le commerce avec les démocraties occidentales était relativement faible. La donne est aujourd’hui radicalement différente, tant la Russie est un partenaire commercial important pour nombre de pays qui imposent des sanctions à son encontre. Face à ces sanctions, les entreprises ne peuvent plus se permettre de s’opposer au moindre investissement, comme elles pouvaient être tentées de le faire avec l’Iran, tant les montants en jeu sont beaucoup plus significatifs et peuvent s’élever, dans certains cas, à plusieurs dizaines de milliards d’euros. Certains groupes français ont perdu, ou vont perdre énormément d’argent au cours de cette guerre. Dans ce contexte, une position d’over compliance n’est ni souhaitable, ni tenable, tant pour les entreprises que pour les banques. Il convient dorénavant d’adopter une posture plus mesurée et d’étudier au cas par cas ce qui peut, et ce qui ne peut plus, être fait avec la Russie. Les sanctions interdisent déjà énormément d’activités commerciales en Russie. Dans cet environnement particulièrement difficile pour les entreprises, une position qui consisterait à purement et simplement arrêter toute activité en Russie est moins audible tant les pertes déjà constatées par certains groupes sont importantes. Et ces mêmes entreprises craignent également le jour où la Chine déciderait d’exprimer son hégémonie sur certains territoires dont elle conteste l’autonomie. Les conséquences financières de sanctions économiques occidentales à l’encontre de la Chine seraient alors immenses pour ces dernières.
PHILIPPE MÉTAIS : Dans les secteurs où il est encore autorisé de faire de l’import et de l’export avec la Russie, d’autres réglementations viennent limiter ce droit. Je pense par exemple à la loi sur le devoir de vigilance. Un groupe a récemment fait l’objet d’une mise en demeure sur le fondement de cette loi française. L’accumulation de tous ces textes incite à se retirer de la Russie et à faire de l’over compliance.
SABINE NAUGÈS : En parallèle, et dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine, l’Italie vient de renforcer sa réglementation sur les investissements étrangers, en élargissant le nombre de secteurs pour lesquels une autorisation préalable d’investissement est requise en cas d’acquisition, ou de prise de participation. Il s’agit notamment des secteurs des télécoms, énergie, transport, santé, finance, qui nécessiteront une autorisation préalable du gouvernement italien quelle que soit la nationalité de l’investisseur. Ce régime d’autorisation préalable est un moyen d’augmenter la pression sur les entreprises.
OLIVIER DORGANS : Une fois la situation juridique stabilisée, le principal enjeu des entreprises occidentales sera d’identifier les canaux commerciaux alternatifs vers et depuis la Russie. Même coupée du monde occidental, la Russie continuera à consommer et à s’approvisionner indirectement auprès de ces entreprises. Comme avec l’Iran entre 2012 et 2016, puis depuis 2018, identifier les pays par lesquels les biens, technologies et services occidentaux et/ou russes transitent vers et/ou depuis la Russie sera un enjeu majeur. Une entreprise française qui exporterait, sans le savoir, des biens interdits vers la Russie au travers d’un acheteur- revendeur indien ou dubaïote pourrait voir sa responsabilité engagée. Elle devra donc, à ce titre, faire preuve de la plus grande vigilance dans ces exports vers des pays plaques tournantes du commerce vers la Russie.
OLIVIER CATHERINE : C’est un vrai défi pour les années à venir. De nombreux pays, comme l’Inde et la Chine, ont une lecture géopolitique différente des évènements. Il pourrait s’y créer des voies de contournement.