Programmes de conformité de concurrence : évolution aux règles ou révolution ?
En 2012, un premier document-cadre sur les programmes de conformité avait été publié par l’Autorité de la concurrence. Il visait à encourager les entreprises à se doter d’un programme de conformité et précisait dans quelle mesure il permettrait de bénéficier d’une réduction d’amende dans le cadre de l’ancienne procédure de non-contestation des griefs. Par une décision du 18 octobre 2017, l’Autorité avait changé d’approche, considérant dès lors les programmes de conformité comme ayant vocation à s’insérer dans la gestion courante des entreprises et ne justifiant plus un rabais du montant de la pénalité encourue. Le 11 octobre 2021, elle a pourtant publié un nouveau projet de document-cadre, qu’elle a soumis à consultation publique. Sept mois plus tard, le 24 mai 2022, elle a publié la version définitive. Quels ont été les changements ? Comment les entreprises doivent-elles s’adapter ? Quels points d’attention ? Et quelles attentes ?
Adrien Giraud, associé, Latham & Watkins ; Marie-Pascale Heusse, head of competition law, BNP Paribas ; Gabriel Lluch, general counsel competition & regulation, Orange ; Frédéric Puel, associé, Fidal ; Julie Catala Marty, associée, Bryan Cave Leighton Paisner ; Thierry Boillot, membre du bureau et trésorier, AFEC
Un changement de paradigme
FRÉDÉRIC PUEL : En 2012, l’Autorité de la concurrence a publié un document-cadre exposant cinq piliers fondamentaux que doivent comporter les programmes de conformité. Son approche est alors principalement curative : aborder la compliance par l’infraction et la remise en conformité, plutôt que la traiter par une méthodologie de prévention. Quelques mois plus tard, le compliance matters de la Commission européenne reprend, peu ou prou, les mêmes orientations. L’Autorité française est donc assez alignée avec l’approche européenne en matière de programme de conformité. En 2017, dans le point 464 de la décision sur les revêtements de sols résilients, l’Autorité française annonce finalement considérer que les entreprises doivent être équipées d’une véritable démarche de conformité et, quelques semaines après le prononcé de la décision, elle retire son document-cadre de 2012. En 2021, elle publie un nouveau document-cadre dont la version finale est publiée le 24 mai 2022.
JULIE CATALA MARTY : Le nouveau document-cadre entérine l’approche du « ni-ni » : la mise en oeuvre d’un programme conformité ne peut pas donner lieu à réduction de sanction. Elle ne devrait, a priori, pas donner lieu non plus à une aggravation de la sanction lorsque le programme a été défaillant. Ce document est fondamentalement différent de celui de 2012, qui accordait, dans le cadre de la mise en oeuvre d’une procédure de non-contestation des griefs, une réduction de la sanction encourue de 10 % si l’entreprise s’engageait à mettre en oeuvre un programme de conformité ou à renforcer un programme existant. La prise en compte d’un programme de conformité pouvait également avoir lieu au titre de l’individualisation de la sanction. En 2015, l’adoption de la procédure de transaction a conduit à l’abandon de la procédure de non-contestation des griefs et, en 2017, à la jurisprudence des revêtements de sols. Le changement de paradigme date donc en réalité de 2015-2017 et ce document-cadre de 2022 ne vient que l’entériner.
THIERRY BOILLOT : Les programmes de conformité font aujourd’hui partie de la culture de l’entreprise, mais ce n’est pas une raison pour diminuer leur attractivité. Il me semble regrettable qu’aucun texte ne les prenne en compte dans le calcul de l’amende et ne permette ainsi de rendre le dispositif opposable aux autorités. Pour reprendre le titre de ce débat, il s’agit bien d’une révolution, car nous sommes revenus en arrière. Je note également que l’appellation du texte a été modifiée : c’était un communiqué en 2012, alors qu’il est appelé document- cadre en 2022. Certes, il reprend les grandes lignes du texte précédent, mais il manque cette opposabilité qui était importante.
ADRIEN GIRAUD : Ce document- cadre n’est pas considéré comme un instrument de soft law, contrairement à un communiqué, il n’est pas opposable à l’Autorité. Elle a décidé de ne plus apprécier les critères de mise en oeuvre d’un programme de conformité et de ne plus y associer de récompense, sous la forme d’une réduction d’amende notamment. Les règles inscrites dans ce document visent donc essentiellement à donner un cadre aux entreprises qui en ont besoin, mais on ne pourra pas le plaider devant l’Autorité ou la cour d’appel.
MARIE-PASCALE HEUSSE : La question de savoir si un programme de compliance doit être récompensé ou non relève désormais du passé. L’écosystème a radicalement changé depuis 2012. Les dépenses de compliance doivent aujourd’hui être considérées comme des dépenses d’investissement stratégiques et non plus comme des coûts. Pourquoi ? Car aujourd’hui les entreprises, petites et grandes, se doivent d’agir de façon éthique et responsable au quotidien. Beaucoup se dotent de codes de conduite, qui s’appliquent à tous leurs collaborateurs et ont créé des directions de l’engagement. Assurer une performance économique solide et pérenne se fait désormais au prix de la compliance. Le défaut de compliance, quel qu’il soit, a aujourd’hui un impact immédiat. Il sera pris en compte par les agences de notation extra-financière qui reverront leurs notes à la baisse, par des partenaires commerciaux ou clients qui refuseront ou écarteront l’entreprise défaillante d’un appel d’offres, par un partenaire qui déclinera une proposition de coopération ou un client, une entrée en relation, etc. Dans ce contexte, comment attendre de l’Autorité qu’elle récompense ce qui s’impose de fait ? Le changement de paradigme ainsi explicité, il est important de comprendre que la compliance concurrence conserve un statut à part dans la mesure où elle n’est pas imposée par une réglementation. À la différence de l’anticorruption, la lutte contre le blanchiment, les données personnelles, etc. Un constat qui permet de comprendre pourquoi, aujourd’hui encore, au sein des entreprises, les programmes de compliance concurrence sont encore les « parents pauvres » et ont du mal à se développer dans toutes leurs dimensions. Un programme nécessite de nombreux moyens budgétaires et humains et implique le soutien du top management et une coopération pleine et entière avec la direction conformité, lorsqu’elle existe. Car la compliance concurrence repose, bien sûr, sur des règles et une expertise juridique, mais aussi et beaucoup sur des dispositifs, process de conformité et des règles de gouvernance internes.
Faire vivre le programme de conformité au quotidien
MARIE-PASCALE HEUSSE : En 2019, sur une initiative d’Emmanuel Combe, nous avons créé avec l’Autorité de la concurrence, sous l’égide d’Isabelle de Silva, un groupe de travail compliance dont la présidence a été assurée par Carol Xueref. La création de ce groupe de travail est partie du constat que la conformité en matière de concurrence s’efface encore souvent derrière les sujets jugés prioritaires au sein des entreprises, priorité étant donnée aux obligations de compliance imposées par la réglementation. L’idée était donc d’initier un débat avec l’Autorité pour l’inciter à s’inscrire dans une démarche proactive de prévention des risques concurrentiels, par des actions de pédagogie, en contribuant à accroître la visibilité du sujet au sein des entreprises et aidant concrètement les personnes en charge de la compliance concurrence (juristes et/ou compliance officers) à diffuser plus efficacement la culture de concurrence, mais aussi et surtout à inscrire leur programme dans un programme de conformité global, rassemblant l’ensemble des dispositifs préventifs de l’entreprise et s’imposant à tous les collaborateurs.
GABRIEL LLUCH : Le document- cadre qui vient d’être publié est utile en ce qu’il permet de rappeler à tous que les entreprises doivent mettre en place des programmes de conformité concurrence. Cependant, au-delà du slogan, ce n’est pas la difficulté principale pour une grande entreprise. Bien sûr, la culture de conformité concurrence est inégale suivant que le groupe est, ou pas, exposé à la matière, mais l’une des plus grandes difficultés est de la faire vivre au quotidien. D’abord, parce que le droit de la concurrence, notamment lorsque l’on parle d’abus de position dominante, est un droit qui évolue en fonction des marchés et doit être remis à jour à échéances régulières. Le point le plus intéressant de ce document-cadre de 2022 est d’ailleurs que l’Autorité mentionne le caractère nécessairement évolutif de ces programmes – le terme ayant été rajouté dans la version définitive du texte. Il ne faut pas non plus sous-estimer une forme d’amnésie possible des salariés, qui existe moins en matière de corruption. En concurrence, tant qu’on n’a pas été exposé directement au risque, la prise de conscience est moins naturelle. En droit des ententes, je pense que le dispositif est relativement intégré dans l’esprit de tous, c’est un socle commun et pérenne dans les entreprises. Pour l’abus de position dominante, c’est déjà plus compliqué car c’est un droit plus technique et les entreprises ne sont pas toutes exposées à l’article 102. C’est donc plus difficile à faire vivre au sein d’un programme de conformité, car les entreprises peuvent voir leur position sur les marchés évoluer au cours du temps.
FRÉDÉRIC PUEL : Je reviens sur le terme révolution. Je considère que ce nouveau document-cadre de l’Autorité, par la référence qu’il fait aux paragraphes 25 et 26 à la nécessité d’établir une cartographie de risques, ajoute un élément décisif dans l’approche qu’elle veut désormais clairement appuyer. Les entreprises et fédérations professionnelles sont invitées à mettre en oeuvre une méthode préventive fondée sur l’approche par les risques. Il s’agit pour l’opérateur économique de mesurer son exposition aux risques afin de piloter les actions à mettre en oeuvre pour que ceux-ci ne conduisent pas à une infraction aux règles de concurrence. L’Autorité ne précise pour autant pas comment les entreprises doivent élaborer leur cartographie. L’on sait qu’une boîte à outils doit être mise en place pour permettre à l’entreprise de mesurer son risque brut au regard de l’impact qu’il aurait sur elle s’il se réalisait et de la vraisemblance de réalisation de ce risque, de coter son risque résiduel au regard de ses dispositifs existants de maîtrise des risques et, enfin, d’évaluer si chaque risque résiduel est conforme au risque cible qu’elle s’est fixée. Cette matrice constitue le tableau de bord du chef d’entreprise et du compliance officer, qui doit être actualisé sur une base régulière permettant la construction (voulue par l’Autorité) d’un programme de conformité « sur mesure ».
JULIE CATALA MARTY : L’Autorité veut encourager l’insertion d’un programme de conformité concurrence dans un dispositif beaucoup plus large, la conformité aux règles de concurrence n’étant, selon le document-cadre, qu’un aspect parmi d’autres de la problématique globale de la conformité. Or, si la logique préventive préconisée par l’Autorité est la même que celle qui préside à de nombreux autres dispositifs de conformité (que ce soit par exemple au niveau anti-corruption ou RGPD), il existe une différence fondamentale : ces autres dispositifs sont obligatoires. La loi impose aux entreprises de les mettre en oeuvre, sous peine de sanction. Tel n’est pas le cas en droit de la concurrence. La suppression de l’incitation financière à mettre en oeuvre un programme de conformité revient à faire peser, sur les entreprises, une sorte d’obligation de résultat. La position de l’Autorité revient à considérer que le programme de conformité n’a pas besoin d’être pris en compte dans l’individualisation de la sanction, puisque s’il y a infraction, c’est que le programme a échoué. En clair, ce dernier doit réussir. Cela témoigne d’un manque de pragmatisme de la part de l’Autorité. En effet, comment garantir qu’un programme soit toujours efficace à 100 % ?
FRÉDÉRIC PUEL : Il est vrai que l’on peut légitimement se poser la question du caractère incitatif ou obligatoire de cette démarche de conformité. Le document-cadre de 2012 indique dans son paragraphe 6 qu’il engage l’Autorité, qui ne peut s’en défaire que dans des circonstances particulières ou des raisons d’intérêt général. C’est donc une directive au sens de l’arrêt du Conseil d’État « Crédit Foncier » de 1972. Or, le document-cadre de 2012 interdisait tout lien entre programme de conformité et circonstance atténuante ou aggravante (paragraphes 24 à 26). En 2022, il est interpellant de constater que le nouveau texte ne fait aucune référence à un éventuel lien entre programme de conformité et circonstance atténuante ou aggravante. C’est donc à se demander si l’Autorité n’est pas en train de préparer le terrain pour sanctionner un opérateur économique dépourvu de programme de conformité efficace en lui infligeant des circonstances aggravantes, sans avoir à démontrer de circonstances particulières, ou des raisons d’intérêt général. Serait-ce un moyen détourné d’inciter ou d’obliger les opérateurs à mener cette démarche ?
ADRIEN GIRAUD : Nous aurions des arguments à faire valoir devant la cour d’appel si c’était le cas ! Pour le moment, ce document ne lie personne : ni l’Autorité de la concurrence, ni les entreprises.
Quels critères pour juger de l’efficacité des programmes ?
THIERRY BOILLOT : Paradoxalement, si l’Autorité ne récompense pas les programmes de conformité, elle en examine le sérieux dans de nombreuses affaires. Dans le cadre de la consultation publique organisée par l’Autorité l’année dernière, l’Association française d’étude de la concurrence (Afec) s’est livrée à un exercice consistant à examiner la pratique décisionnelle de 2012 à 2021 pour connaître les conditions dans lesquelles l’Autorité de la concurrence avait pris en compte le programme de conformité. En dehors de l’affaire des sols résilients, en règle générale, l’Autorité s’attache au programme mis en oeuvre, voire demande une amélioration de son efficacité en listant les critères nécessaires. Dans son document-cadre de 2022, il manque ces KPI permettant de savoir ce qui est nécessaire pour construire, ou améliorer un programme robuste.
JULIE CATALA MARTY : Les décisions de non-contestation des griefs étaient très précises quant à l’appréciation de l’efficacité du programme que l’entreprise poursuivie s’engageait à mettre en place (ou à améliorer). L’Autorité vérifiait notamment si un système d’alerte était mis en place, si l’entreprise formait ses nouvelles recrues et à quelle fréquence, si les contrats de travail comportaient des dispositions permettant de sanctionner un salarié qui commettait une faute, si le règlement intérieur avait été modifié pour permettre une telle sanction, etc. L’Autorité appréciait la situation de chaque entreprise : elle a pu considérer, s’agissant de petites entreprises, qu’il était illusoire ou inopportun de désigner un responsable conformité à plein temps et a reconnu qu’un engagement pouvait être efficace si le salarié désigné consacrait par ailleurs une partie de son temps à d’autres fonctions. Mais tout ceci ne se retrouve pas dans le document-cadre. Cette matière manque pour servir de guidelines.
GABRIEL LLUCH : On demande aux entreprises de se responsabiliser. Elles vont donc déployer le niveau d’énergie qu’elles estiment nécessaire pour permettre à la fois d’éviter des problèmes concurrentiels, mais aussi d’atteindre un niveau d’efficacité qui satisfera l’Autorité. Néanmoins, en pratique, lorsque l’Autorité procède à des visites dans l’entreprise, elle ne fait jamais le bilan de l’impact réel de ce programme de conformité si elle cherche une infraction. Elle concentre son attention sur le mail litigieux, sans regarder 99 % des documents qui prouvent que la conformité est bien diffusée dans l’entreprise. Quelle que soit l’efficacité ou la diffusion du programme de conformité, la culture de compliance n’est pas prise en compte dans son analyse. L’Autorité s’appuie même parfois dans ses décisions sur l’existence de guidelines pour dire que le salarié qui a commis l’infraction était en pleine connaissance et conscience de ses actes. Ceci pose le problème de l’auto- incrimination, car plus l’entreprise démontre qu’elle a un programme et plus, paradoxalement, à la moindre erreur, elle peut s’exposer et être sanctionnée plus durement puisque, manifestement, il ne serait pas compris ou mal diffusé. Dans une décision passée, le travail des juristes d’Orange a ainsi été salué, pour immédiatement constater que, dans un cas, il n’aurait pas été suivi, ce qui a été considéré comme une circonstance aggravante. Une telle présentation revient à considérer que le travail permanent de diffusion du droit de la concurrence n’a pas d’effet positif et ne permet jamais d’atténuer le niveau de sanction encourue. Au contraire, il devient un instrument pour stigmatiser toute faille dans le dispositif quand bien même la culture concurrence est très fortement diffusée dans l’entreprise, ce qui est problématique. En outre, comment le directeur qui assure la compliance concurrence peut-il émettre des avis sur le droit de la concurrence s’il n’est pas protégé dans ses écrits ? C’est une mise en oeuvre insoluble du droit de la concurrence puisqu’il faut soit prendre le risque de s’incriminer de manière ouverte sur les situations litigieuses pour les régler, soit assurer la diffusion d’un droit de la concurrence théorique décorrélé du réel. Tant que l’Autorité ne protègera pas les fonctions qui sont le relais du respect du droit de la concurrence et ne prendra pas en compte l’efficacité de ce travail, elle affaiblira l’efficacité des programmes de conformité au sein des entreprises.
MARIE-PASCALE HEUSSE : Nous attendions, de la part de l’Autorité de la concurrence, qu’elle s’inscrive dans le domaine de la prévention. C’est chose faite. Gageons qu’elle adoptera désor- mais une démarche qui s’attachera plus au réel qu’auparavant, c’est-à-dire à ce qui a réellement été mis en place, par l’entreprise, pour prévenir, détecter et traiter les risques en son sein. Cela étant, la compliance est l’affaire de tous, et pas uniquement des entreprises. Si les entreprises et les associations d’entreprises doivent optimiser leur stratégie de compliance, deux facteurs exogènes pourraient également accroître significativement l’efficacité de ces programmes de compliance concurrence : i) l’adoption par les autorités de règles claires et précises, car c’est un fait que plus l’environnement juridique est incertain, plus la conscience du risque juridique est faible et plus le coût de la compliance sera important ; ii) l’acculturation des pouvoirs publics : de nombreux chantiers sont lancés à l’initiative et sous l’égide des pouvoirs publics (d’autant plus dans des contextes de crise). Or, la qualité du « donneur d’ordre » fait que, avec ou sans réelle pression, les entreprises membres des associations ont tendance à faire ce qui leur est demandé, même lorsqu’elles ont des doutes sur la licéité de la demande de concertation au regard du droit de la concurrence.
THIERRY BOILLOT : La conformité n’est pas du prêt-à-porter, mais du sur-mesure. Lors des travaux préparatoires, il était question de l’instauration d’un référent concurrence au sein de l’Autorité de la concurrence, avec lequel un dialogue aurait été possible pour dessiner les contours du programme. Je regrette l’abandon de cette mesure.
JULIE CATALA MARTY : De nombreuses recommandations n’ont effectivement pas été reprises par le document-cadre de mai 2022. Certaines autorités ont une approche plus pragmatique. Le DoJ, par exemple, admet que si un salarié met en oeuvre une pratique anticoncurrentielle, il ne faut pas pour autant considérer que le programme de compliance déployé par l’entreprise est inefficace dans sa globalité. Le programme ne doit pas être infaillible. Le DoJ va notamment prendre en considération le comportement de la direction de l’entreprise. Ce n’est que si elle encourage (même tacitement) les actes anticoncurrentiels que le programme sera considéré comme inefficace. Cette approche est vertueuse, parce qu’elle permet de tenir compte de cet impératif de prévention et de promotion de la culture de la conformité, mais aussi de la réalité.
FRÉDÉRIC PUEL : Les banques sont habituées à gérer les questions de conformité, ce qui est sans doute moins le cas des entreprises industrielles ou des ETI. Avant, seuls les juristes étaient chargés des questions relatives au droit de la concurrence dans l’entreprise. Désormais, avec l’approche préventive adoptée par l’Autorité, cette dernière instaure un duo, composé du responsable conformité, d’un côté, et du juriste d’entreprise, de l’autre. Avec la nouvelle approche du document- cadre de 2022, on est davantage dans le process que dans le fond. Les dispositions relatives à la cartographie des risques en sont un exemple parfait.
Le dialogue avec l’Autorité de la concurrence
GABRIEL LLUCH : Le dialogue ouvert par l’Autorité sur les programmes de conformité était nécessaire. Ce fait est reconnu par la quasi-totalité des experts concurrence exerçant au sein des entreprises. Il a mis en lumière notre propre fonction, ainsi que nos actions. Nous ne pouvons que saluer ce travail. Mais le dialogue ne doit pas être rompu une fois qu’une entreprise est sous le feu des investigations de l’Autorité. Les investigations ne doivent pas faire l’impasse sur la qualité des actions mises en place, ou les nombreux indices qu’une diffusion de la culture concurrence existe. À défaut, ce travail serait inutile et les programmes de conformité comme ceux qui les mettent en oeuvre perdraient leur rôle de relais naturel des préconisations de l’Autorité au sein de l’entreprise.
ADRIEN GIRAUD : Une recommandation a été faite en ce sens, au sein de l’Association des avocats pratiquant le droit de la concurrence (APDC), dans le cadre de la réponse à la consultation de l’Autorité sur ce document- cadre. Nous avions proposé la mise en place d’un groupe de travail pérenne, qui représenterait les entreprises et les avocats spécialisés auprès de l’Autorité de la concurrence, pour discuter, avec elle, sur le long terme, des questions des programmes de conformité. Il est regrettable que cette solution n’ait pas été suivie, mais il ne s’agit peut-être que d’un refus temporaire de sa part. Par ailleurs, pour que les relations entre les entreprises et leurs conseils soient saines, qu’ils puissent discuter froidement et sereinement des questions liées à la compliance, l’Autorité ne devrait pas, en cas d’investigation, pouvoir saisir toutes les consultations d’avocats pointant du doigt les mauvaises pratiques de leurs clients. Malheureusement, l’Autorité souffle souvent le chaud et froid. D’un côté, elle souhaite renforcer sa collaboration avec les entreprises et, d’un autre côté, elle a une manière inédite de mener les enquêtes en France.
JULIE CATALA MARTY : Le document-cadre relance inévitablement le débat sur l’extension du legal privilege aux correspondances internes. Je pense notamment à la cartographie des risques, qui ne sert pas seulement à évaluer le risque théorique, mais à le cerner dans toutes ses dimensions et à déterminer les probabilités qu’il se produise. Certaines cartographies comprennent par exemple un système de notation sur le niveau de risque et son occurrence. Si l’entreprise s’engage dans une telle démarche, ces documents internes doivent être protégés.
GABRIEL LLUCH : Les responsables conformité et concurrence d’une entreprise sont des amis du droit de la concurrence et non ses ennemis. Si, à la moindre investigation, l’Autorité ouvre les placards de ceux qui sont en charge de la conformité et de la concurrence, ils ne pourront pas exercer cette fonction de responsabilisation de l’entreprise, ni écrire librement. D’une certaine manière, et c’est paradoxal, les personnes qui sont les plus protectrices du droit de la concurrence au sein de l’entreprise sont presque désignées comme les organisatrices des pratiques anticoncurrentielles lors d’une investigation.
JULIE CATALA MARTY : L’effet pervers est que, dans l’entreprise, un grand nombre de personnes peuvent vouloir cacher des choses au responsable conformité.
MARIE-PASCALE HEUSSE : Le fait que les personnes en charge de la concurrence (gestion des dossiers et des outils de compliance tel que le whistleblowing) ne bénéficient pas du legal privilege est un réel handicap au quotidien et ce d’autant plus dans les grandes entreprises internationales.
THIERRY BOILLOT : La protection du relais interne est absolument indispensable, mais cette question n’est pas du ressort du document-cadre.
GABRIEL LLUCH : On ne reproche pas à l’Autorité l’absence d’instauration du legal privilege, ce qui n’est pas dans son pouvoir, mais de potentiellement cibler les gens qui ont la charge de la mise en oeuvre de ces programmes, pour trouver plus rapidement des infractions. Or les salariés, chargés de la mise en oeuvre de ces programmes, sont les alliés du respect du droit la concurrence. C’est d’ailleurs pour cette raison que cette fonction existe généralement dans les grandes entreprises qui ont été exposées, ou sont les plus exposées au droit de la concurrence du fait de leur position de marché.
Le recours aux outils numériques
ADRIEN GIRAUD : Le droit de la concurrence est évolutif, tout comme les programmes de compliance. Les marchés sont en mouvement permanent et les solutions que l’on doit trouver pour respecter le droit sont également mouvantes. Les programmes de compliance doivent donc s’adapter. Prévoir un programme de compliance à l’instant T, sans prévoir le T+1, constitue un échec assuré. Dans cet ordre d’idée, l’Autorité a proposé d’explorer des outils innovants numériques, comme la compliance by design, pour mettre en oeuvre ces programmes de conformité. C’était d’ailleurs une recommandation de l’APDC.
JULIE CATALA MARTY : La compliance by design reprend le concept de privacy by design, popularisé par le RGPD, qui est un principe de protection des données. Il signifie que l’entreprise a intégré la protection des données à caractère personnel dès la conception des projets. Peu d’entreprises sont à même d’adopter de tels outils.
FRÉDÉRIC PUEL : Je note aussi une évolution au niveau des outils pour les cartographies des risques, qui doivent prévoir une notation pour chaque risque. Fort de ce caractère évolutif des risques, il est nécessaire de disposer d’un outil organisé, structuré et évolutif. Cet outil doit permettre une intégration dans la démarche générale de cartographie des risques de l’entreprise.
JULIE CATALA MARTY : L’intégration des outils est certes nouvelle, mais le caractère évolutif des programmes de conformité était déjà mentionné dans le communiqué de 2012 et dans la pratique décisionnelle de l’ADLC en matière de non-contestation de griefs. L’Autorité vérifiait, par exemple, à quelle échéance les formations étaient dispensées et les audits menés. L’Autorité n’avait d’ailleurs pas les mêmes exigences selon la taille des entreprises concernées (pour les plus petites entreprises, un audit tous les trois ans pouvait suffire, alors qu’il devait être plus fréquent dans des entreprises plus importantes). Il est vrai qu’avec ce nouveau document, l’Autorité va plus loin dans sa réflexion et vise des outils nouveaux. Ceci étant dit, les entreprises qui sont en mesure de mettre en oeuvre des algorithmes de ce type sont assez peu nombreuses.
Les attentes des entreprises
FRÉDÉRIC PUEL : Les entreprises attendent désormais une véritable boîte à outils intégrant les aspects fond et, surtout, une méthodologie adaptée.
MARIE-PASCALE HEUSSE : Les besoins varient en fonction de la taille et du secteur d’activité notamment. Les grandes entreprises et notamment les institutions du secteur bancaire et financier, qui disposent d’une fonction compliance intégrée, extrêmement rodée, n’auront pas spécifiquement besoin d’input de l’Autorité sur la façon de créer une cartographie des risques, ou de créer un dispositif de contrôle. Car ceci relève bel et bien du savoirfaire des compliance officers, même si, encore une fois, le juriste doit, dans le cadre de l’anticipation et la prévention du risque concurrentiel, intervenir en amont pour définir les risques, puis en appui pour les cartographier, les évaluer et les noter. Sans compter qu’il est également le mieux placé (du moins pour ce qui est du fond) pour créer les outils de sensibilisation et délivrer les formations.
GABRIEL LLUCH : Il ne faut pas oublier que certaines grandes entreprises sont très chevronnées dans la mise en oeuvre de la conformité concurrence. Elles interagissent avec d’autres entreprises, dans un écosystème commun où ces règles sont constamment rappelées. Partager ces règles est important, notamment dans les organisations interprofessionnelles, qui sont parfois elles-mêmes très outillées, voire ont d’anciens membres de l’Autorité à leur tête. Pour les grandes entreprises, ce document-cadre ne va donc pas en pratique changer grand-chose, si ce n’est faire une forme de publicité pour les acteurs de la concurrence au sein de l’entreprise.
THIERRY BOILLOT : Dans le document- cadre de 2012, il est fait mention du rôle des organisations professionnelles et syndicales dans la culture de la conformité. Elles peuvent constituer une solution pour les petites entreprises n’ayant pas les outils, ne peuvent pas mettre en place des KPI, voire qui n’ont pas de compliance officer dans leur organisation.
MARIE-PASCALE HEUSSE : Le partage de bonnes pratiques est vertueux et nécessaire, d’autant plus depuis l’augmentation du plafond de l’amende pouvant être infligée à une association professionnelle (et à l’instauration du principe de solidarité entre les membres notamment). Il est en effet fondamental que tous les acteurs du secteur aient une connaissance identique des règles de concurrence et donc des risques auxquels ils peuvent être exposés en la matière. Plus la diffusion sera homogène au sein du secteur, moins il y aura de risques partagés par tous, l’erreur des uns rejaillissant sur les autres.
GABRIEL LLUCH : J’ai beau être responsable concurrence, j’apprends beaucoup de mes homologues et je m’inspire des bonnes pratiques. Le droit de la concurrence est très vivant et son application dépend de la réalité de chacune des entreprises. Le dialogue en la matière est utile et ne doit pas seulement être vertical avec l’Autorité de la concurrence, mais peut aussi être horizontal avec les autres entreprises.
FRÉDÉRIC PUEL : Depuis l’adoption de la directive ECN +, certaines entreprises se demandent si elles sont encore en sécurité à participer à telle ou telle association professionnelle. Les associations, qui risquaient alors de disparaître, ont encouragé ce partage de bonnes pratiques.