Évaluation et réparation du préjudice écologique par l’entreprise
Depuis une quinzaine d’années, le législateur a renforcé le dispositif répressif en matière d’atteintes à l’environnement. La préservation de l’environnement constitue d’ailleurs une exigence constitutionnelle. Depuis la loi LRE de 2008, le code de l’environnement permet au préfet de notifier au responsable d’un dommage à l’environnement causé par des activités professionnelles, des prescriptions tendant à la réparation en nature de ce dommage. La loi du 8 août 2016 a ensuite introduit dans le code civil un régime de réparation par le juge judiciaire du préjudice écologique. Enfin, la loi du 24 décembre 2020, relative au Parquet européen, à la justice environnementale
et à la justice pénale spécialisée, a créé la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) en matière environnementale. Comment s’articulent ces textes ? Quels référentiels utiliser pour apprécier l’étendue de la réparation du préjudice écologique ? Quels rôles pour les différentes parties prenantes ?
État des lieux du marché
Béatrice Parance : Le préjudice écologique est défini comme celui subi par la nature elle-même ou au moins porté à l’une des ressources naturelles. Le sujet de sa réparation est en évolution et n’est pas encore parvenu à maturité. Plusieurs étapes ont déjà été franchies, notamment avec la loi du 1er août 2008, qui a inscrit, dans le code de l’environnement, une forme de prévention et de réparation des dommages écologiques. Mais face à ses insuffisances, le législateur a souhaité aller plus loin, sous la pression notamment des associations et de la doctrine. Je rappelle d’ailleurs le rapport Jégouzo de 2013, qui a souligné la nécessité de prévoir une réparation dans le code civil à côté de ce dispositif de police administrative spéciale. La loi du 8 août 2016, dite pour la reconquête de la biodiversité, a donc introduit dans le code civil un régime de réparation par le juge du préjudice écologique. Ce texte est venu consacrer la jurisprudence Erika, qui elle-même n’était intéressante que parce que c’était la première fois que la Cour de cassation venait reconnaître la notion de préjudice écologique, mais qui n’est pas née avec cette affaire. Il y avait déjà eu quelques applications antérieures, même si elles étaient assez peu significatives.
S’il n’était pas évident que le champ de la responsabilité civile aille sur ce terrain et parvienne à faire bouger ses lignes pour admettre la réparation de ce préjudice, le constat des insuffisances des régimes a persisté et a d’ailleurs été rappelé dans deux importants rapports : d’abord, en 2019, celui de l’Inspection générale du ministère de la Justice et du Conseil général du développement durable « Une Justice pour l’environnement », puis, s’agissant du pan pénal, celui rendu l’année dernière sous l’égide du procureur général François Molins, alors même que la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) a été étendue aux infractions environnementales en 2020.
Jean-Marc Fédida : La matière commence à dessiner ses contours, même si certaines maladresses sont commises. Il n’empêche que l’on vient de loin ! J’avais rédigé, dans les années 2000, un ouvrage intitulé Que sais-je sur le contentieux de l’environnement et j’avais, déjà à cette époque, essayé d’établir une synthèse en fonction de lignes directrices de la réparation du préjudice écologique. La tâche était inextricable, car la France était dotée d’une réglementation aussi foisonnante que désordonnée, d’un code de l’eau avec autant de règles que de cours d’eau ! De même, de nombreuses normes départementales, nationales et européennes gouvernaient dans le plus grand désordre la matière des installations classées. Et s’agissant des questions d’ordre pénal, il était très difficile d’établir une cohérence et une synthèse dans un océan pollué de textes contradictoires auxquels des infractions imprécises renvoyaient !
Si l’on parvient aujourd’hui à distinguer les directions dans lesquelles on avance, c’est-à-dire une justice de composition pénale par la CJIP, une justice d’indemnisation d’un préjudice environnemental et écologique par les juridictions civiles comportant les impératifs de remise en état, je pense que l’on peut considérer que le champ commence à être balisé, que l’on y voit plus clair sur ce que seront les pistes de l’avenir de cette spécialité en devenir.
Les régimes de réparation et les difficultés d’articulation
Béatrice Parance : Dans ce contexte, les difficultés portent essentiellement sur le point de savoir qui peut demander réparation et quel type de réparation ? Un parallèle peut être effectué avec tous les débats actuels sur la personnification de la nature ou de quelques entités naturelles. Le droit étranger connaît quelques illustrations de personnification de la nature et certains Français seraient favorables à une introduction dans notre système juridique. Je n’y suis pas favorable, car comment hiérarchiser le type de ressources naturelles qui vont pouvoir obtenir cette personnalité juridique au détriment des autres ? Et qui pour agir ? L’article 1248 du code civil vient dresser une liste de personnes ayant qualité à agir, mais dans les faits, ce sont essentiellement certaines associations et ONG qui portent les actions. Une autre difficulté a trait au principe même de la réparation en nature, car ces dernières ont du mal à construire un plan de réparation et à assumer sa charge financière et technique, raison pour laquelle, dans les faits, les demandes de réparation du préjudice écologique devant le juge civil sont rares.
Valérie Ravit : La réparation en nature est la seule concevable pour réparer un dommage à l’environnement. On peut regretter que le code civil n’ait pas repris les différentes composantes de la réparation en nature prévues par la loi LRE, qui n’envisage pas, contrairement au code civil, des dommages et intérêts, puisque dans l’hypothèse où la réparation en nature est impossible, une réparation complémentaire sera prévue. La dimension temporelle du préjudice est également prise en compte à travers les mesures compensatoires. Une harmonisation au niveau des définitions et des modalités de réparation de la réparation en nature rendrait sans aucun doute le dispositif plus efficace et permettrait d’éviter de longs débats sur les dommages et intérêts avec une obligation de remploi pour réparer l’environnement.
Carine Le Roy-Gleizes : L’articulation est rendue d’autant plus difficile que la définition du préjudice écologique n’est pas la même dans le cadre de la loi LRE de 2008 et dans le code civil. Dans la loi LRE, c’est la gravité du dommage environnemental qui est prise en considération, selon des critères fixés par les textes au regard de la nature du dommage : dommages causés aux espèces et habitats naturels protégés, dommages affectant les eaux ou dommages affectant les sols. Dans le cadre de la mise en œuvre de la directive européenne 2004/35/CE sur la responsabilité environnementale, la Commission européenne a même élaboré, en 2021, des lignes sur la notion de dommage environnemental. Tandis que le régime spécial de réparation du code civil prévoit, quant à lui, que le préjudice écologique consiste en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement, sans plus de précision.
Une autre difficulté d’articulation résulte de ce que le régime de la loi LRE de 2008 est un régime de police administrative spéciale : le préfet enjoint aux exploitants de mettre en œuvre un certain nombre de mesures qui, par définition, sont nécessairement des réparations en nature : le code de l’environnement prévoit ainsi explicitement qu’une personne victime d’un préjudice résultant d’un dommage environnemental ou d’une menace imminente d’un tel dommage ne peut en demander réparation au titre de la LRE. Au contraire, le code civil prévoit un régime spécial dans lequel est recherchée la réparation intégrale du préjudice. La réparation du préjudice écologique doit alors s’effectuer par priorité en nature et, de façon subsidiaire, en cas d’impossibilité de droit ou de fait ou d’insuffisance des mesures de réparation, le juge peut condamner le responsable à verser des dommages et intérêts, affectés à la réparation de l’environnement.
En pratique, on constate que, dans les quelques décisions prononcées au visa de l’article 1246 du code civil, il n’y a jamais eu de réparation en nature, sans même que le juge n’explique toujours de façon motivée les raisons pour lesquelles il a retenu l’allocation de dommages et intérêts.
Jean-Marc Fédida : Il est souvent complexe d’établir scientifiquement un lien de causalité entre l’action d’une entreprise et les dommages occasionnés, parce qu’il y a souvent des facteurs exogènes qui interviennent. Par conséquent, l’appréciation des juridictions, en dépit d’expertises qui sont parfois très poussées, demeure parfois contestable au regard des intérêts des entreprises.
Béatrice Parance : Je crois que l’une des faiblesses de ce régime de prévention et de réparation de la loi de 2008 est que, précisément, il est double. L’articulation qu’il instaure entre, d’une part, un régime de présomption de faute dans lequel un certain nombre de dommages sont réparés, mais qui ne s’applique qu’à certaines entreprises visées par l’annexe de la directive et, d’autre part, un régime de responsabilité sans faute pour toutes les autres entreprises, mais qui ne sanctionne qu’un très petit nombre de dommages écologiques, explique sans doute que les cas de dommages écologiques réparés soient extrêmement rares. Ce régime manque d’effectivité.
La limite des expertises
Béatrice Parance : Je suis favorable à l’émergence, en France, d’un véritable défenseur de l’environnement qui jouerait pleinement son rôle. L’Office français de la biodiversité (OFB) est mentionné parmi les personnes qui peuvent demander la réparation du préjudice écologique selon le code civil, mais on ne l’a jamais vu sur ce terrain. Il est difficile pour les associations de prendre sur leurs épaules un plan de remédiation du préjudice écologique, sans parler du coût des expertises. Il faut régler en priorité cette question de savoir qui est capable de porter le poids du procès.
Carine Le Roy-Gleizes : Dans plusieurs dossiers récents où des mesures de réparation du préjudice écologique ont été ordonnées, le juge n’a pas missionné d’expert judiciaire. Ainsi, dans un jugement significatif rendu en janvier 2023, le tribunal judiciaire de Lille a indiqué qu’il s’est interrogé sur la nécessité d’ordonner au préalable une expertise, afin de la quantifier au plus juste. Néanmoins, il explique que la difficulté à trouver les experts à même d’apprécier ce préjudice conjugué à la qualité des rapports produits par les parties civiles a conduit le tribunal à se limiter à discuter le chiffrage de certains postes de préjudice, d’autant que le prévenu n’a pas proposé de méthode d’évaluation alternative.
Valérie Ravit : L’expertise pénale sert à qualifier ou non l’infraction, mais ce n’est pas son rôle de réfléchir à la réparation.
Carine Le Roy-Gleizes : L’inscription de la réparation du préjudice écologique dans le code civil a conduit à des échanges avec des compagnies d’experts judiciaires, pour que soit établie une nomenclature des experts adaptée à ces nouveaux objets d’expertise. Ce n’est que depuis un arrêté ministériel du 5 décembre 2022, que la nomenclature utilisée pour dresser les listes d’experts comporte une branche « I » pour « Environnement », une rubrique « Protection de la nature, biodiversité, paysage » et une spécialité « Évaluation et restauration des préjudices écologiques ». Cette nouvelle nomenclature entrera en vigueur en janvier 2024. Dans les faits, peu d’experts judiciaires savent comment évaluer et réparer les dommages environnementaux.
Valérie Ravit : Ils savent évaluer le préjudice à l’eau et au sol, suivant des techniques de dépollution connues de longue date. Mais s’agissant de la biodiversité, ce n’est pas le cas. Il faut savoir imaginer des solutions pratiques. On pourrait peut-être s’enrichir des expériences mises en œuvre dans les autres États membres de l’UE, qui sont plus avancés que nous.
Chrystelle Ferrand : Dans le cadre de la LRE du 1er août 2008, il n’y a pas d’expertise judiciaire, mais l’intervention des services de l’État ou d’établissements publics spécialisés en matière d’environnement (Ademe, Anses, etc.), qui assistent le préfet de département dans l’exercice de son pouvoir d’autorité de police administrative. Suivant ce dispositif, l’édiction des mesures de réparation en nature intervient au terme d’une démarche en trois temps (articles L. 162-6 et suivants du code de l’environnement). Le préfet procède à l’évaluation de la nature et des conséquences du dommage ou demande à l’exploitant d’effectuer sa propre évaluation. Une fois cette évaluation réalisée, le préfet doit fixer le délai dans lequel l’entreprise à l’origine du dommage va devoir proposer des mesures de réparation appropriées. Une fois les propositions reçues, le préfet peut demander de les compléter ou de les modifier, puis il les soumet, pour avis, aux tiers intéressés. Enfin, après avoir recueilli ces avis et d’autres avis administratifs, dont celui du comité départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst), le préfet prescrit les mesures de réparation à mettre en œuvre dans un délai déterminé. L’un des enjeux pour l’entreprise est bien d’identifier si elle n’a pas les ressources en interne des entreprises spécialisées à même de l’accompagner tout au long de la démarche et jusqu’au stade ultime de l’exécution, car l’environnement endommagé est sensible et il faut prendre toutes les précautions nécessaires pour ne pas aggraver l’atteinte en voulant y remédier.
Un conseil pratique pour les entreprises est d’identifier en amont les bureaux d’études et les prestataires spécialisés, pour être en capacité, le moment venu, de proposer à l’autorité administrative compétente les mesures de réparation en nature appropriées.
Les dispositions de l’alinéa 3 de l’article 1249 du code civil sont très claires sur le fait que le juge doit prendre en compte les mesures de réparation en nature qui ont été mises en œuvre au titre de la LRE ou à l’initiative directe de l’auteur du dommage, lorsqu’il évalue le préjudice écologique. Dans certains dossiers, la Cour de cassation a elle-même rappelé qu’une expertise judiciaire pouvait être diligentée pour déterminer l’étendue de la perte intermédiaire de ressources survenant entre le dommage et les mesures de réparation, mais le juge d’appel saisi dans le cadre d’un renvoi ne l’a finalement pas demandé. La motivation des décisions de justice relatives à la réparation du préjudice écologique apparaît encore lacunaire. Elle devrait être renforcée.
Valérie Ravit : Dans certaines décisions, par exemple l’une de celles rendues par le tribunal judiciaire de Lille en janvier dernier, on comprend que le juge s’interroge sur l’opportunité de demander une expertise pour finalement fermer la porte.
Carine Le Roy-Gleizes : Comme je l’ai indiqué, il y a une petite incise dans ce jugement, pour expliquer les raisons pour lesquelles les juges n’ont pas eu recours à l’expertise. Je note également que, dans les faits, si les prévenus parviennent à avoir une défense construite sur les raisons de la survenance du dommage, ou encore à élaborer des mesures correctrices sur les process pour éviter que les faits ne se reproduisent, ils sont en revanche peu sachants sur les modalités d’évaluation et de réparation du préjudice écologique. Le juge se fonde d’ailleurs souvent sur les méthodologies et/ou rapports des bureaux d’études transmis par les parties civiles, tandis que le prévenu, pour sa part, n’a pas su proposer une contre-expertise sur ces sujets. Il me semble pourtant tout à fait important que les entreprises se saisissent de ce point essentiel.
Le suivi de la réparation en nature
Valérie Ravit : Dans le dispositif de la LRE, un comité de suivi est prévu. C’est une forme de concertation entre l’exploitant, les collectivités territoriales, les associations du droit de l’environnement et l’autorité administrative. Quand on arrive en comparution immédiate et que l’on reçoit les conclusions la veille de l’audience sur les demandes de préjudice écologique, ce temps de réflexion collective n’a pas lieu. Il me semble dommageable pour l’efficacité de la réparation que l’affaire se termine systématiquement par des dommages et intérêts sans obligation de remploi – modulo la décision de la cour d’appel d’Aix-en-Provence de 2020, où les acteurs de la réserve naturelle se sont engagés – par rapport à l’objectif de réparation du dommage environnemental sur lequel, je pense, tout le monde est d’accord.
Carine Le Roy-Gleizes : Personne ne remet en cause la probité des associations, ne cherchant pas à s’enrichir par des condamnations à des dommages et intérêts, qui sont, de toute façon, encore relativement faibles, mais il serait tout de même utile de prévoir un suivi de l’affectation des dommages et intérêts à la réparation des atteintes à l’environnement. S’agissant de ce sujet, comme plus largement de la réparation en nature, le code civil ne prévoit rien sur le suivi. Comment le juge judiciaire fait-il pour suivre la réparation du préjudice écologique en nature ? Il me paraît important que l’évolution de ce régime prévoit un contrôle a posteriori. Et pourquoi ne pas imaginer un défenseur de l’environnement, comme aux États-Unis où l’on voit une autorité environnementale prendre à sa charge le suivi de la réparation en nature ?
On pourrait également avoir recours à la fiducie-sûreté, comme on le voit déjà en matière de CJIP. En septembre 2022, une CJIP au Puy-en-Velay a ainsi prévu que, pour garantir la réparation du préjudice écologique, une somme soit versée sur un compte-fiduciaire, dont bénéficiera en l’occurrence une fédération de pêche. Il demeure encore quelques difficultés, même si certaines propositions sont très intéressantes pour améliorer ce régime.
Jean-Marc Fédida : Si l’instauration d’un défenseur de l’environnement est une idée intéressante qui figurait au demeurant dans le rapport Molins, est-ce qu’elle n’est pas l’aveu des manques de l’autorité judiciaire ? L’instauration de pôles spécialisés pourrait remplir ce rôle et combler les vides, car pourvus à la fois des connaissances juridiques et d’une capacité d’investigation sur les faits. À chaque fois que la création d’une autorité indépendante est suggérée, j’ai toujours le sentiment qu’il s’agit d’un aveu que l’autorité judiciaire est en échec dans la prise charge de ces sujets. Créer un rouage complémentaire peut parfois être utile, mais pas si l’autorité judiciaire peut se charger de ce rôle comme j’ai la faiblesse de penser qu’il est de son devoir. Loin d’aboutir à une simplification toujours souhaitable, on épaissit toujours davantage le mille-feuille.
En matière de réparation, le juge pénal peut parfaitement prévoir un sursis de mise à l’épreuve et la possibilité – il le fait d’ailleurs tous les jours en matière de délinquance spécialisée –, des mesures réparatrices, sous le contrôle d’un juge de l’application des peines, qui suit le processus fixé par la décision définitive. Ce juge d’application des peines pourrait parfaitement suivre, par exemple, la remise en état d’un site tel que celui des calanques de Marseille, même si le dossier serait très technique et nécessiterait certainement un renforcement de sa formation et l’adjonction de moyens pertinents. Rappelons qu’il y a encore une dizaine d’années, certains sujets de délinquance financière nous paraissaient tout à fait insurmontables pour la justice, les dispositions répressives ont été renforcées et la répression est devenue plus sévère. Dix ans plus tard, force est de constater que la justice financière spécialisée est aujourd’hui performante et efficace.
Valérie Ravit : Cette autorité indépendante n’aurait pas pour vocation de pallier le rôle du juge. Si j’ai bien compris vos propos, elle permettrait de disposer d’un interlocuteur unique. Ce n’est pas forcément une mauvaise idée, ni le signe d’une faillite du système judiciaire, que de concevoir un défenseur, un interlocuteur unique avec lequel dialoguer, qui canalise un peu les débats au sein même de l’écosystème et permette une certaine harmonisation.
Carine Le Roy-Gleizes : Renforcer la formation des magistrats fait partie des axes importants de l’amélioration du traitement du contentieux de l’environnement, ainsi que le souligne le rapport Molins de décembre 2022, relatif au traitement pénal du contentieux de l’environnement. Suspendues pendant des années, les formations continues en matière de droit de l’environnement ont enfin repris à l’ENM. Soulignons aussi la création des pôles régionaux spécialisés en matière d’atteintes à l’environnement (PRE), qui sont une création récente de 2021, ou encore le renforcement de la coordination de l’action administrative et judiciaire à travers les comités opérationnels de lutte contre la délinquance environnementale (Colden), sur lequel insiste la dernière circulaire de politique pénale en matière de justice pénale environnementale, d’octobre 2023. Les magistrats avouent être parfois démunis face à la complexité des dossiers environnementaux, encore peu nombreux. Mais l’on ressent vraiment un intérêt croissant de leur part pour notre matière, une motivation plus affûtée des décisions, là où il y a encore une quinzaine d’années, certaines décisions judiciaires prenaient encore mal en considération les spécificités et enjeux des dossiers environnementaux.
Lydia Méziani : La France est en retard sur les sujets de justice environnementale. Peut-être est-ce dû au fait que les États-Unis et la Chine ne sont pas très moteurs, contrairement à des matières telles que la délinquance financière et la lutte contre la corruption. L’Europe doit jouer ce rôle et le règlement déforestation, comme les directives CSDD et CS3D, semblent dessiner les contours d’une vision européenne.
Jean-Marc Fédida : Ce domaine fait partie des lames de fond qui traversent l’évolution de nos sociétés modernes et, de toute façon, tous finiront par s’y mettre au fur et à mesure que les États se rendront signataires des grandes conventions internationales. Peut-être grâce à des cas de dommages environnementaux causés sur des sites transfrontières ou étrangers, comme dans l’affaire concernant le sucrier français Tereos.
Carine Le Roy-Gleizes : On peut toutefois relever que, dans le cas de ce dossier, le préfet a adopté un arrêté préfectoral au titre de la loi LRE, prévoyant la mise en œuvre par l’exploitant d’un certain nombre de mesures de réparation, mais qui s’arrêtent aux frontières françaises…
Jean-Marc Fédida : Oui, les dégâts environnementaux ne connaissent pas de frontières et les sujets sont à la fois nationaux et internationaux. Ils relèvent parfois d’une justice locale, qui réagit selon des règles et des normes qui lui sont propres. La coopération pénale internationale en matière environnementale est promise à un avenir aussi nécessaire que certain.
Négocier une CJIP environnementale
Béatrice Parance : La loi du 24 décembre 2020 a étendu le régime de la CJIP, qui a été introduit en droit français par la loi du 9 décembre 2016, relative à la lutte contre la corruption aux infractions environnementales. Cela signifie que l’entreprise qui a commis une infraction en matière environnementale pourra conclure un accord avec le parquet, en vertu duquel elle devra s’acquitter d’une amende financière et réaliser un plan de remédiation des atteintes à l’environnement. Certains craignent que ce mécanisme ne se transforme en une forme de « droit à polluer », les entreprises sachant qu’elles pourront éviter la condamnation pénale par la signature d’une CJIP, qui n’entraîne aucune reconnaissance de culpabilité.
Lydia Méziani : Nestlé a été la première entreprise à signer une CJIP environnementale (CJIPE). C’était une démarche volontaire pour témoigner de notre implication totale dans notre environnement. Comme évoqué par Me Fédida, en matière environnementale, la difficulté de lier causalité et facteurs exogènes rend le droit de l’environnement trop complexe. En revanche, l’entreprise peut décider qu’en dehors de toute culpabilité, sa responsabilité est de contribuer à la protection de l’écosystème. C’est vraiment ce qui a motivé la démarche : la nature avait été impactée, la seule chose à faire était d’unir nos forces avec les autorités et les ONG locales pour la protéger. En revanche, cette démarche de CJIPE doit exclusivement s’accompagner d’un engagement mutuel, ONG et entreprises, d’actions communes en faveur de la faune et de la flore, avec des rencontres régulières pour suivre les indicateurs de progrès.
La CJIPE est par essence perfectible, aussi bien pour les entreprises et les ONG, dans un nouveau rapport horizontal, que pour le juge qui voit son office réinventé. Disons que nous étions la première et que nous avons essuyé les plâtres !
Jean-Marc Fédida : L’entreprise doit être volontaire et accepter de jouer son rôle citoyen, en ayant la volonté de participer à la réparation du préjudice, même si judiciairement, il est très compliqué de résoudre l’équation entre le comportement, le dommage et la réalisation du préjudice. Dans ce cadre, il faut pouvoir compter sur les bons élèves. Or, toutes les entreprises ne le sont pas ou n’ont pas les moyens de l’être. Certaines sont polluantes par nature, évoluant dans des conditions de permissivité liées aux textes qui encadrent leurs activités. Les dispositifs qui ont été mis en place supposent donc la bonne volonté de l’entreprise, ainsi qu’une certaine dimension pour pouvoir assumer, non seulement le processus de CJIP, mais également ses conséquences et la réparation. Il faut rappeler que le principal obstacle à la CJIP demeure qu’elle coûte très cher aux entreprises (parfois au-delà de leurs moyens) et qu’elles n’empêchent pas la mise en cause personnelle des dirigeants.
Lydia Méziani : Les juristes d’entreprise ont désormais des échanges de qualité avec les ONG qui ont des experts en pointe. Certaines organisations ont des moyens plus conséquents qu’un grand nombre de directions juridiques françaises.
Valérie Ravit : Les CJIP peuvent effectivement être un bon outil pour trouver des solutions de réparation, mais cela suppose certainement que les parties prenantes, et pas seulement l’entreprise, soient prêtes à un véritable dialogue relatif au sujet de la réparation du préjudice écologique.
L’importance de la prévention des entreprises
Lydia Méziani : L’entreprise est souvent seule face à la réparation du préjudice, mais elle l’est déjà pour améliorer ses procédures internes en amont des difficultés. La priorité est donc de travailler sur la prévention, qui passe notamment par le recrutement d’experts en biodiversité au sein de l’entreprise.
Chrystelle Ferrand : La prévention est en effet essentielle. La loi LRE comporte un volet prévention et définit une méthodologie explicite, qui constitue donc un bon cadre de référence. Les entreprises ont intérêt à enrichir leur connaissance de la sensibilité de l’environnement dans lequel elles exercent leurs activités.
À cet égard, la réglementation relative à l’évaluation environnementale des projets a contribué à améliorer la compréhension des enjeux environnementaux par les entreprises. Dans la conception et la mise en œuvre de leurs projets, il incombe aux maîtres d’ouvrage de définir les mesures adaptées pour éviter, réduire et, lorsque c’est nécessaire et possible, compenser leurs impacts négatifs significatifs sur l’environnement.
De même, avant l’éventuelle survenance du dommage, des dispositifs de surveillance et de détection des sources de risques les plus importantes permettent ainsi d’intervenir dès le stade de la menace. Cela implique de mettre en place des plans d’urgence comportant des solutions de lutte contre les dommages à l’environnement préétablies pour agir efficacement lorsque la menace est avérée. Mieux vaut prévenir que d’avoir à intervenir après, parce que les outils peuvent ensuite être limités.
Lydia Méziani : La loi sur le devoir de vigilance a permis aux entreprises de changer de paradigme. Elles doivent s’interroger sur le point de savoir si leur droit à polluer, demain, à l’aune des générations futures, aura été si acceptable ? Que peuvent-elles faire en termes de responsabilité ex ante à l’heure de l’urgence climatique ?
S’agissant de nos écosystèmes, c’est ce que je trouve le plus difficile à établir de mon point de vue, car l’entreprise est seule face au dommage. Qui sont nos parties prenantes ? Nestlé a plus de 7 836 fournisseurs en France et plus de 165 000 relations commerciales établies. Nous nous engageons sur notre chaîne de valeur, mais il faut être conscient de la réalité opérationnelle pour les entreprises transnationales. On parle beaucoup de coconstruction, notamment autour de la loi sur le devoir de vigilance avec l’arrêt TotalEnergies, mais on pourrait également envisager de parler de coresponsabilité.
Valérie Ravit : N’oublions pas que les PME peuvent provoquer des dommages environnementaux considérables. Et il est certain qu’elles manqueront d’outils à leur disposition le cas échéant.
Carine Le Roy-Gleizes : En tant qu’avocate en droit de l’environnement, j’assiste des entreprises de toutes tailles. La représentation des PME intervient toutefois dans une configuration particulière. En effet, elles ne disposent pas de compétences en interne en droit de l’environnement et parfois même sur les sujets HSE. Une partie d’entre elles ne connaît pas bien la réglementation environnementale, comme les valeurs limites de rejet applicables à leurs activités. Dans la mesure du possible, les avocats devraient pouvoir les accompagner dans la prévention de la survenance d’atteintes à l’environnement. Si un dommage environnemental survient, nous sommes alors présents dans la phase de réparation, sur le volet administratif, pénal et civil.
Chrystelle Ferrand : Des contrats d’assurance de responsabilité environnementale peuvent être conclus, notamment pour couvrir des frais de prévention et d’urgence, des frais de dépollution de site ou les dommages à la biodiversité, aux espèces naturelles et habitats protégés. Les dépenses peuvent atteindre des sommes importantes, ce qui justifie de souscrire des contrats adaptés.
Valérie Ravit : Le véritable problème est la conscience assez limitée des PME et des TPE, avant la survenance du sinistre. Elles ne sont pas non plus équipées pour le gérer une fois celui-ci réalisé. Elles ne pensent pas aux garanties qu’elles devraient avoir. L’assureur a recours à des experts en interne qui peuvent accompagner l’entreprise.
Jean-Marc Fédida : Rappelons que l’importance du dommage environnemental n’est pas proportionnelle à la quantité du polluant et à la taille de l’installation. Des PME et des TPE sont susceptibles, par leur activité, de causer un préjudice considérable, grandement supérieur à leur capacité de financer une remise en état.
Lydia Méziani : Nous capturons beaucoup cette menace dans nos cartographies des risques. Dans notre évaluation des tiers, le danger est de faire porter la responsabilité sur le plus petit de la chaîne, via une cascade contractuelle. Il ne s’agit pas de faire du « tick the box » ou de l’empilement de clauses contractuelles. Il convient d’accompagner nos partenaires commerciaux dans une démarche transversale et commune de compliance, dans un esprit de création de valeur partagée. Les silos sont la pire menace à l’effectivité de l’action. Il faut davantage valoriser les initiatives sectorielles et même cross-industries et mieux formaliser le dialogue avec les parties prenantes, ce que la directive CS3D devrait permettre. Il s’agit certes d’une matière récente, mais les risques sont déjà très importants.
Comment réagir en cas d’incident ?
Chrystelle Ferrand : En cas d’incident, l’autorité administrative compétente doit être informée, conformément à la réglementation applicable à l’activité à l’origine du dommage. Ainsi, lorsque le dommage est lié à l’exploitation d’une installation classée pour la protection de l’environnement, une déclaration doit être adressée à l’inspection des installations classées dans les meilleurs délais.
La loi LRE comporte également une obligation d’information, dès le stade de la menace ou de l’imminence d’un dommage à l’environnement. Dans une telle situation, l’exploitant est tenu de prendre, immédiatement et à ses frais, des mesures de prévention, afin d’en empêcher la réalisation ou d’en limiter les effets. Si la menace persiste, il en informe sans délai le préfet (article L. 162-3 du code de l’environnement). Cette obligation d’information doit également être respectée lorsque le dommage se réalise sans qu’une menace se soit préalablement manifestée (article L. 162-4 du code de l’environnement).
Carine Le Roy-Gleizes : Il est impératif de bien connaître et de savoir communiquer auprès des autres parties prenantes, comme les collectivités territoriales, les associations, les collaborateurs de l’entreprise, l’État (préfet, DREAL, ARS, ministères), etc. Il faut ainsi avoir identifié en amont où sont les pouvoirs de décision, quels sont les enjeux du territoire et des secteurs d’activité. Les grandes entreprises sont plus habituées à réaliser cette démarche de connaissance des parties prenantes et des enjeux. Nous les aidons également à préparer leurs opérationnels à des situations de gestion de crise et si un dommage environnemental survient.
Lydia Méziani : Chez Nestlé, nous l’avons intégré à part entière. Déjà, dans tous nos outils de risk management, donc aussi bien dans l’identification, le traitement, le monitoring, que le reporting. Nous l’avons également intégré dans nos outils de gestion de crise. Enfin, si l’incident arrive, nous déployons nos process : cellules de crises et prévenance des parties prenantes.
Contrairement aux droits humains, l’immaturité liée au domaine environnemental peut parfois démunir. Non seulement les attentes sont différentes, mais il faut prévenir des autorités particulières. Mais, comme en droits humains, il faut réagir vite.
Carine Le Roy-Gleizes : Il faut aussi prendre en considération l’emballement médiatique que peuvent susciter certains dossiers, ainsi que souvent un manichéisme dans la présentation du rôle et des responsabilités de chacun. Au regard de la rapidité de diffusion de l’information sur les réseaux sociaux, il convient d’être extrêmement réactif dans l’information du préfet et des autorités, ainsi que dans la gestion de la situation, alors même que les problématiques peuvent être très complexes et donc pas toutes appeler une réaction immédiate.
Valérie Ravit : N’oublions pas que la conscience collective est aussi beaucoup plus aiguë sur la protection de l’environnement qu’il y a une vingtaine d’années.
Chrystelle Ferrand : Les dispositions de la loi LRE ont été mises en œuvre dans un nombre de cas limités, en raison de l’existence d’autres polices administratives environnementales (police des installations classées, de l’eau, des canalisations de transport, etc.). Utilisées depuis très longtemps, elles permettent au préfet de prescrire des mesures étendues, notamment de remédiation du sol et du sous-sol, voire des eaux superficielles, qui contribuent également à la réparation des dommages à l’environnement.
Carine Le Roy-Gleizes : En matière de prévention et de réparation du préjudice écologique, la caractérisation d’un état initial est un véritable enjeu. En effet, pour pouvoir effectuer une réparation en nature du préjudice écologique, encore faut-il connaître son état initial…
On peut penser que les entreprises connaîtront désormais mieux l’état initial grâce à toutes les études réalisées dans le cadre des dossiers de demandes d’autorisation. À défaut, l’absence de connaissance de l’état ex ante est l’un des facteurs limitants de la détermination et de la mise en œuvre des mesures de réparation en nature.
Valérie Ravit : En Espagne, les entreprises à responsabilité sans faute ont l’obligation d’effectuer une sorte de mapping de la biodiversité autour de leur site. Cela leur permet de mieux identifier le milieu sensible dans lequel elles évoluent. Et, surtout, cela répond peut-être en partie à la question de l’état initial. Parce que si l’on ne connaît pas l’état initial, comment dimensionner la réparation ?
Chrystelle Ferrand : Ce type de mapping peut être utile avant la survenance d’un dommage, au stade de la menace, voire au fur et à mesure de la réalisation des mesures de prévention ou de réparation des atteintes.
Lydia Méziani : Selon son industrie, il est évident que la société n’aura pas le même degré de maturité.
Valérie Ravit : Il en est de même selon le caractère récent ou non de l’entreprise. Si elle a été obligée de réaliser une étude d’impact récemment, elle aura quand même une certaine idée de la cartographie des risques. Si l’entreprise a une activité relevant de la législation des ICPE et qu’il n’y a pas eu de modification substantielle de l’activité, il n’y aura généralement pas de renouvellement régulier de l’étude d’impact.
Jean-Marc Fédida : En définitive, il ressort de nos débats qu’il n’existe pas de remède absolu. Plus l’on mène des investigations pour déterminer quel est l’état antérieur, plus l’on se heurte à des questions techniques, telles que celle de la détermination de l’état antérieur de la biodiversité. Il est en effet très compliqué de déterminer quelles sont les espèces qui prospéraient à tel endroit et à telle saison. Repoussée du champ juridique à celui scientifique, la difficulté n’est finalement jamais résolue.