Enquêtes multijuridictionnelles : la délicate gestion des informations
Les enquêtes multijuridictionnelles se multiplient, plus particulièrement dans des affaires antitrust, de délits financiers, de manquements boursiers, de blanchiment ou de corruption. Et la tendance est à la transparence et à la coopération de l’entreprise avec les services d’enquête. Cette dernière doit néanmoins préserver ses droits, notamment quant à la confidentialité de certaines communications. Quels réflexes adopter ? Qu’est-ce qui est protégé, et où ? État des lieux de cinq experts de la question.
État des lieux des difficultés
Nicola Bonucci : Il existe un accroissement quantitatif, je dirais même qualitatif, des enquêtes multijuridictionnelles. En matière de corruption internationale, ce paramètre est lié à l’accroissement exponentiel de la coopération internationale entre autorités judiciaires. Ces dernières se sont adaptées aux évolutions technologiques et ont développé des réseaux informels d’échange d’information. Dans le cadre de l’OCDE aussi, les procureurs se réunissent désormais deux fois par an pour échanger. Sans oublier les informations qui circulent à travers les médias, qui portent un fort intérêt à ces affaires de corruption depuis quinze ou vingt ans. Le risque de divulgation d’éléments d’enquête interne, qui déclenchent un suivi par des autorités judiciaires, n’est pas à négliger. Le niveau d’exposition des entreprises est sans aucun doute plus important que par le passé.
Ceci est lié à la tendance aux règlements négociés, qui figure d’ailleurs dans le rapport de l’OCDE qui paraîtra à la fin de l’année. Le modèle américain du règlement négocié, ainsi que celui qui existe en matière de concurrence, sont en train de se diffuser dans d’autres domaines, comme celui de la lutte contre la corruption. On observe un accroissement des règlements négociés multijuridictionnels. Je pense à l’affaire Société Générale, avec le Parquet national financier et le DoJ américain, mais il y en a beaucoup d’autres. Je crois d’ailleurs que ce mouvement est irréversible.
Frédéric Puel : Pour répondre à cette question, il faut savoir ce qui est protégeable. Il y a deux notions à avoir en tête : celle du secret des affaires et celle du secret professionnel. Le secret des affaires permet à l’entreprise de protéger ses informations vis-à-vis de ses concurrents, du marché, etc. Lorsqu’il y a une procédure, une enquête et des documents saisis par une autorité, l’entreprise lui oppose le secret des affaires, afin d’empêcher que les documents soient communiqués au contradicteur ou au concurrent. Si les documents sont confidentiels vis-à-vis du concurrent, ils ne le sont évidemment pas à l’égard de l’autorité qui mène l’enquête.
Quant au legal privilege, autrement appelé secret professionnel, ou encore secret de la correspondance avocat/client, les notions varient selon que l’on est en France, au niveau européen ou dans le monde anglo-saxon. Ce privilège légal protège les documents échangés entre l’avocat et son client et est opposable aux autorités de contrôle, notamment en droit de la concurrence. La jurisprudence Azko Nobel est extrêmement intéressante sur le sujet et, aux côtés d’autres décisions et arrêts, définit les informations qui peuvent, en principe, être protégées.
En complément de ce que disait Nicola sur la progression exponentielle du nombre d’enquêtes, la question du rôle de l’avocat se pose. L’idée n’est absolument pas de se faire le complice de l’entreprise et de l’aider à cacher des informations mais, au contraire, de l’aider le mieux possible à être en conformité. Pour faire face à ce risque, il y a tout un travail d’analyse de concurrence, d’audit, de mise en place de programmes de conformité qui est fondamental. Et puis, au moment d’une éventuelle perquisition, opération de visite et saisies par l’Autorité de la concurrence ou la DGCCRF, notre mission est d’aider l’entreprise à protéger ses droits en vérifiant ce que l’Autorité a le droit de saisir et ce que l’entreprise est en droit de conserver. Il s’agit notamment de définir dans quelles circonstances elle peut opposer aux autorités le privilège légal.
Vers une tendance mondiale à la transparence
Frédéric Puel : Toutes les démarches et tous les textes récents vont dans le sens de l’éthique. Le mouvement est d’ailleurs global et les entreprises doivent absolument s’y conformer en matière d’environnement, de santé, de consommation, de concurrence, etc.
Stéphanie Fougou : C’est tout à l’honneur de chacun d’essayer de lutter contre toutes formes de corruption, qui d’ailleurs, je me permets de le souligner, ne proviennent pas nécessairement des actions passives ou actives des entreprises, mais aussi parfois des États. Ce mouvement vers une plus grande transparence, vers une éthique professionnelle des affaires, est irrésistible et louable dans son objectif mais doit, pour être efficace, être accompagné de moyens de défense et de protection des éléments qu’il convient de ne pas dévoiler pour la protection de la compétitivité des entreprises. Les Anglo-Saxons l’ont d’ailleurs compris immédiatement. Un seul exemple : parallèlement à leur procédure de discovery, ils ont doté les entreprises et leurs conseils juridiques internes et externes de moyens pour protéger les secrets d’affaires (assurant ainsi la compétitivité des entreprises et le secret professionnel des avis juridiques). Le système anglo-saxon a été parmi les premiers à mettre en place des systèmes d’enquête très intrusifs et des sanctions lourdes, tout en conférant en parallèle aux cabinets d’avocats, aux entreprises et à leurs directions juridiques, les moyens d’organiser des cellules de confidentialité pour que l’équilibre soit préservé. Nous ne devons pas oublier que tout ceci pousse à des organisations internes lourdes, à des nomenclatures de documents, à des processus d’identification des types de contenus.
En France malheureusement, nous avons parfois fait l’impasse sur les éléments d’équilibre nécessaires à la mise en œuvre d’une transparence pro compétitivité.
Charlotte Grass : Effectivement, les nouvelles contraintes réglementaires s’inscrivent dans une démarche globale de transparence et imposent de plus en plus aux entreprises de produire des documents écrits. En France, la loi Sapin II oblige désormais les entreprises d’une certaine taille, et leurs dirigeants, à mettre en place un plan de prévention de la corruption, comprenant notamment, une cartographie des risques écrite régulièrement documentée, un suivi et un archivage du traitement des alertes, ou encore un historique des mesures correctives prises à l’égard des collaborateurs de l’entreprise… En cas de contrôle, l’AFA exigera également les documents préparatoires tels que, par exemple, les entretiens, échanges et rapports d’audit interne. Ces réglementations imposent donc à l’entreprise et aux directions juridiques, et de la compliance de maîtriser la production de nombreux documents, et de gérer leur conservation en conformité avec d’autres réglementations, telles que les lois sur la protection des données personnelles.
Cette tendance, qui va bien au-delà du déploiement des programmes de conformité connus dans le domaine de la concurrence, renforce les préoccupations et contraintes des entreprises quant à la gestion des informations internes, non seulement pour les grandes entreprises, mais également pour les ETI.
Stéphanie Fougou : Je rejoins Charlotte Grass sur la lourdeur de la législation. Si je ne cite que la France, trois lois ont vu le jour en peu de temps, avec des éléments divers : le texte sur le devoir de vigilance, la loi Sapin II et le secret des affaires. Les entreprises ont dû tout mettre en place en quelques mois. Chacun des dispositifs de ces lois est utile et pertinent. Pour autant, comme évoqué il y a un an dans le Grenelle du droit, nous pensons qu’une réflexion doit être menée sur l’initiative de ces lois : regrouper des thématiques sous un projet de loi unique (afin d’éviter des complications d’interprétation et de cohérence de textes), évaluer l’impact économique des lois (ne pas cumuler des processus de pédagogie et sensibilisation sur des champs d’application identiques ou trop proches). Pour les plus petites structures notamment, la documentation à conserver, à organiser, à classifier, à ordonner, exige des montages et process qui sont excessivement lourds et peuvent nuire à leur gestion quotidienne.
Charlotte Grass : L’entreprise doit, en effet, s’assurer que les documents produits seront satisfaisants en cas de contrôle de l’AFA, démontrant ainsi que les mesures internes déployées sont adéquates aux risques identifiés de l’entreprise, tout en restant vigilante par rapport au contenu du document qui pourrait, le cas échéant, se retourner contre elle.
David Père : Dans ces enquêtes multijuridictionnelles, les systèmes juridiques s’entrechoquent et nous nous retrouvons confrontés à des notions peu familières dans les pays de droit romano germanique.
Dans le cadre d’une enquête multijuridictionnelle menée par le PNF, l’AFA, le FBI ou encore la SEC, la question principale est de savoir ce qui peut être sauvegardé face à l’autorité. Or, les règles de secret professionnel sont bien différentes d’un pays à un autre, et les entreprises n’ont pas toujours spontanément les bons réflexes face à cette difficulté. Qui sait qu’à Abu Dhabi, il n’y a pas de secret professionnel des avocats ? La notion n’existe pas dans la loi. Aux États-Unis, il existe des pratiques qui ne sont pas applicables en France. Par exemple, les avocats américains chargés d’une enquête interne pour des faits de corruption peuvent faire travailler les salariés de leurs clients – juristes ou non – et ceux-ci deviennent alors des auxiliaires de l’avocat, dont le travail sera couvert par le legal privilege ou par le work product privilege.
Mieux encore, en France, le travail réalisé par les directeurs juridiques étrangers n’est pas couvert par le secret professionnel ou par le legal privilege, alors qu’il le serait dans leur pays d’origine.
C’est le grand point d’achoppement dans le cadre des enquêtes multijuridictionnelles : l’entreprise doit travailler avec tous les systèmes juridiques concernés et appréhender suffisamment les différences de traitement du secret professionnel pour éviter d’aggraver la situation, par exemple, en rapatriant en France des données sensibles qui ne seraient pas protégées dans ce pays.
Frédéric Puel : Je crois qu’il faut privilégier une approche selon le plus petit dénominateur commun.
Stéphanie Fougou : S’agissant du secret professionnel, il représente un véritable enjeu pour la sauvegarde de la compétitivité de nos entreprises. La règle et la sanction sont régulièrement évoquées, mais la partie principale du travail de la direction juridique est la sensibilisation en amont, la pédagogie, voire l’enquête interne le cas échéant, en cas de doute sur certains comportements ou situations. L’objectif des directions juridiques est d’éduquer les salariés aux nouvelles législations, de les leur rendre opérationnelles, de leur proposer des modes de gouvernance et de contrôle interne leur permettant d’évaluer leur conformité aux règles et d’établir des réflexes. Elle trouve ses limites dans le fait que les écrits et avis oraux du juriste d’entreprise ne sont pas couverts par le secret professionnel. Ceci implique de nombreuses conséquences : les avis des juristes peuvent se retourner contre l’entreprise, voire être utilisées dans des procédures par des tiers pour accéder à des informations internes. Demander que la confidentialité s’applique aux avis et écrits des juristes d’entreprise français, c’est non pas organiser la sanctuarisation de leurs avis juridiques internes, mais seulement veiller à ce que ces avis, produits avec le professionnalisme et l’intégrité voulus par leurs dirigeants et attestés par l’appartenance de leurs juristes à des organisations professionnelles reconnues et porteuses d’une déontologie propre, soient assurés d’atteindre leur but, c’est-à-dire de permettre à leurs destinataires de bien comprendre et appliquer la règle de droit. Il est donc urgent qu’une homogénéisation de la protection du secret professionnel se fasse en France et au niveau européen.
Frédéric Puel : Il est également difficile de faire passer le message aux gens qui sont sur le terrain et dont ce n’est pas le métier.
La nécessaire harmonisation de la notion de secret professionnel
Nicola Bonucci : Nous avons commencé par harmoniser la législation anti-corruption, avant de continuer par les enquêtes et sanctions. Je pense qu’à un certain moment, nous devrons harmoniser ces notions, au risque de créer des disparités importantes entre différents pays et des montages astucieux, où certains avocats pourraient effectuer certaines actions, parce qu’ils sont couverts par le legal privilege. Une harmonisation (et non pas une uniformatisation) serait souhaitable.
Si les modèles de secret professionnel européen et américain ne vont pas dans la même direction, il y aura un hiatus qui ne pourra être assumé trop longtemps. De réels problèmes se poseront.
Stéphanie Fougou : Les juristes d’entreprise français ont toujours cherché à placer la question du legal privilege sur le terrain de l’intérêt de l’entreprise et de sa compétitivité et ont demandé que ce sujet soit abordé avec courage et urgence. À cela deux raisons principales : d’une part, si l’on veut bien admettre que la pérennité d’une entreprise ne peut plus aujourd’hui se concevoir sans un engagement fort de celle-ci en faveur d’une politique active de conformité à la règle de droit, il est nécessaire que l’avis juridique interne puisse s’exprimer librement (c’est-à-dire sans risque que cet avis se retourne contre l’entreprise auquel il est destiné). D’autre part, dans un monde de plus en plus marqué par la globalisation des échanges, il importe de s’assurer que les entreprises françaises disposent des mêmes outils que leurs homologues étrangères, notamment dans les litiges qui les opposent. Un exemple récent relatif à de l’information cruciale pour une entreprise (sa technologie) : un arrêt de la Cour de cassation du 3 novembre 2016 (Cass. 1re civ., 3 nov. 2016). Il s’agissait de deux entreprises, en litige à propos d’une question de stratégie d’exploitation de brevets. L’une, Metabyte, société américaine, se prétend victime d’un comportement déloyal du groupe français Technicolor. Celui-ci, actionnaire majoritaire d’une autre société américaine, MNI, aurait conduit cette dernière à se dessaisir, à vil prix, de son portefeuille de brevets dans les mains d’une autre filiale du groupe Technicolor, sans prendre en compte la proposition d’achat de Metabyte, par ailleurs également actionnaire de MNI.
Pour étayer ses allégations, l’entreprise américaine a recours à l’article 145 du Code de procédure civile pour obtenir de trois sociétés françaises du groupe Technicolor l’injonction de produire tous documents, dossiers, données informatiques, fichiers, courriels et informations en rapport avec les faits rapportés, et notamment les échanges intervenus avec une liste de personnes dénommées, en ce compris le Vice President and General Counsel, d’une filiale américaine du groupe Technicolor, supposée être intervenue dans les faits. L’ordonnance est exécutée et un grand nombre de pièces sont donc saisies par l’huissier commis par la décision.
La question essentielle était la suivante : l’article 145 peut-il permettre de saisir et de communiquer des pièces que l’on sait couvertes par un privilège de confidentialité conféré par une loi étrangère ? Censurant l’analyse du tribunal de commerce (dont la décision avait entre-temps déjà été censurée par la cour de Versailles), la Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir considéré que le secret des affaires et le secret professionnel ne constituent pas en eux-mêmes un obstacle à l’application de l’article 145. Résultat : les juristes internes américains, fussent-ils eux-mêmes avocats – et à ce titre, bénéficiaires d’un privilège de confidentialité au titre du droit américain –, n’ayant pas la qualité d’avocats au regard du droit français, leurs avis ne sont pas couverts par cette disposition.
Dans les groupes internationaux, dont la compétence se fonde sur une communication libre et permanente entre juristes de différentes cultures et nationalités, l’impact est loin d’être trivial. Il ne peut que conduire les entreprises françaises à délocaliser leurs services juridiques dans les pays où existe une véritable protection des avis rendus par les juristes internes.
Frédéric Puel : Je me rappelle un dossier où mon client a terriblement insisté pour que je lui envoie un document par mail. Devant son insistance, j’ai envoyé un mail préalable, afin de le prévenir des risques et de lui indiquer les précautions à prendre vis-à-vis de ce document délicat. Par un second envoi, je lui ai adressé le document avec toutes les garanties de sécurité possibles. Deux ans après, ce client, qui n’avait pas pris les précautions indiquées, a été perquisitionné. Le document a bien sûr été saisi. Juridiquement, c’est extrêmement intéressant, car le document avait été lu par les enquêteurs. Si l’on nous a assuré qu’il ne serait pas intégré aux preuves, une fois qu’il a été lu, il a donné le chemin pour la recherche de la preuve. Cette mésaventure me donne un argument supplémentaire pour ne pas envoyer de documents sensibles par voie électronique. Je viens avec mes documents, les présente, et repars avec.
Ce qui est dérangeant, c’est de ne pas savoir ce qui est effectivement saisissable et ce qui ne l’est pas. En droit de la concurrence, le tribunal de l’Union européenne donne une définition. Il précise que les éléments qui ne peuvent être saisis sont ceux qui sont échangés entre un avocat et l’entreprise, dans un sens ou dans l’autre, et qui doivent servir à la défense de l’entreprise.
Stéphanie Fougou : Le secret professionnel est loin d’être absolu. Il est également extrêmement mal défini, voire ne l’est pas du tout. En plus, selon les pays, il est abordé soit par l’acte en tant que tel, soit par la personne qui l’émet.
David Père : En Grande-Bretagne, les avocats peuvent faire valoir deux types de protection : le legal advice privilege et le litigation privilege, qui va évoluer en fonction de l’avancement de la procédure. Une décision récente avait jugé que quand une enquête du SFO débutait, mais qu’il n’y avait pas encore de mise en cause formelle, alors le litigation privilege ne pouvait être opposé. La protection commençait donc à partir du moment où il y avait une mise en cause – en France, on dirait une mise en examen. Cette décision vient tout juste d’être infirmée par la cour d’appel. On voit que ce système est particulièrement compliqué à appréhender pour des juristes non familiers avec ces notions.
Aux États-Unis, le système est également complexe. Pour faire simple, le work product attorney privilege apporte une protection au document rédigé par l’avocat, tandis que le legal privilege protège les rapports entre l’avocat et son client.
Certaines pratiques anglo-saxonnes sont inconnues du système français et sont susceptibles de poser problème dans des enquêtes multijuridictionnelles. Je pense notamment à la possibilité pour l’avocat américain de déléguer l’enquête à certains salariés. À mon sens, leur travail ne serait pas couvert par le secret professionnel en France.
Autre point d’achoppement : aux États-Unis, il est possible de renoncer au secret professionnel. En France, tel n’est pas le cas. L’avocat français peut théoriquement s’entretenir avec le juge ou le régulateur sans que la conversation soit inscrite dans le dossier. Outre-atlantique, ces conversations informelles sont extrêmement encadrées par la notion de waiver. Un arrêt récent rendu en Floride est venu préciser que les résumés oraux des interviews des salariés réalisés par l’avocat auprès du régulateur américain impliquent sa renonciation au secret professionnel et l’obligation de communiquer l’intégralité des interviews.
Donc face à ces pratiques, les entreprises françaises n’ont pas forcément les bons réflexes.
Frédéric Puel : Je suis très gêné par la façon dont les autorités françaises ont, pendant longtemps, géré le legal privilege dans le cadre des enquêtes de concurrence. En réalité, dans le cadre de ses opérations de visite et saisie qui sont, dans la grande majorité des cas, réalisées par surprise, l’Autorité a un temps limité pour réaliser les saisies, car elle ne peut s’interrompre dans sa démarche. Dès lors, sa technique est de tout saisir pour ensuite trier « à la maison ». Dans l’arrêt Akzo Nobel, les juges de Luxembourg ont clairement identifié un problème dans ce type de pratiques. En effet, même si un document ne rentre pas dans les preuves du comportement infractionnel, car couvert par le privilège légal, le simple fait pour l’enquêteur de l’avoir lu lui permet de savoir là où il doit chercher, etc. Au plan européen, la Cour dit qu’il ne doit pas avoir la possibilité de lire le document. Au plan français, en revanche, il faut rappeler que, lors d’une opération de visite et saisie, les recours ne sont pas suspensifs de l’analyse par les autorités de contrôle des documents saisis. Donc pendant tout le temps de la procédure judiciaire, l’Autorité ou la DGCCRF ont la possibilité d’analyser tranquillement les documents.
Pour répondre à ces critiques, la pratique du scellé fermé provisoire a été mise en place par les autorités françaises à travers l’article 56 du Code de procédure pénale. Si l’entreprise en fait la demande et si elle est capable de dire qu’il y a des informations couvertes par le secret professionnel dans la boîte mail d’un salarié, elle peut demander que la totalité de cette messagerie ne soit pas saisie. L’autorité pourra alors mettre cette messagerie sous scellé fermé provisoire et permettra à l’entreprise d’identifier les documents couverts par le secret professionnel, en vue de leur suppression avant constitution du scellé définitif. Mais l’article 56 va plus loin, car il prévoit que l’on puisse expurger du scellé, non seulement les documents couverts par le privilège légal, mais également tous les éléments qui ne sont pas utiles à la manifestation de la vérité. Si ce recours au scellé fermé provisoire est un progrès, sa lecture « à mi-chemin » nous laisse sur notre faim. Rappelons que les autorités peuvent toujours élargir le champ des poursuites en cours de procédure.
Stéphanie Fougou : C’est un vrai sujet sur lequel les juristes et les avocats doivent s’engager main dans la main.
Vers la mise en place d’un guichet unique pour mieux négocier ?
Nicola Bonucci : Les enquêtes multijuridictionnelles sont un phénomène relativement récent, en tout cas dans le domaine de la corruption internationale. Après la Convention OCDE, le DoJ a donné le la pendant dix ans, et ce n’est que depuis le début des années 2010, après le Bribery Act, que les autres pays ont commencé à s’organiser. En fin de compte, la loi Sapin II n’est qu’une adaptation tardive d’un mouvement enclenché relativement récemment.
Stéphanie Fougou : Concernant la partie internationale, c’est encore plus compliqué que ce que l’on imagine du point de vue de l’entreprise. Si une société, aussi bénévolante soit-elle, découvre des faits potentiellement litigieux dans plusieurs pays dans lesquels elle opère, cette société, avec une origine identique et une qualification identique, fera en sorte de comprendre les circonstances, de prendre des mesures de mise en conformité et, le cas échéant, de prendre un certain nombre de sanctions en interne. La difficulté consiste pour l’entreprise à évaluer son risque, la législation applicable, la juridiction qui sera compétente et le risque de cumul de peines.
Nicola Bonucci : Je pense que le problème de cumul des sanctions est en train de s’atténuer et que la coopération est de plus en plus importante entre les pays. Le DoJ vient d’ailleurs d’annoncer de manière officielle, pour la première fois, qu’elle tiendrait compte de ce que font les autres autorités judiciaires (piling on policy). Au-delà du récent dossier Société Générale, dans les dernières années, nous avons vu plusieurs cas où la DoJ a collaboré avec d’autres autorités. Citons également l’affaire Odebrecht, dans laquelle les Américains ont finalement laissé l’initiative de poursuite aux Brésiliens, alors qu’ils auraient pu – et ils l’auraient probablement fait il y a dix ou quinze ans – développer une enquête séparée du DoJ.
Les Américains, qui utilisent toujours l’outil judiciaire pour lancer des signaux positifs ou négatifs, souhaitent désormais encourager les autres pays à faire leur part du travail.
Stéphanie Fougou : J’entends les tendances d’évolution positive. Mais nous avons tous en tête des dossiers qui sont passés dans différents pays. En débutant un dossier dans un pays, on ne sait jamais si on n’aboutira pas sur un autre continent. Durant l’examen de la loi Sapin II, il a été indiqué l’importance de pouvoir attraire des sujets auprès de ses propres juridictions et de permettre aux entreprises de bénéficier d’une certaine sécurité et anticipation sur la manière dont le sujet sera traité par les juridictions des différents pays.
Nicola Bonucci : Je ne nie pas les difficultés et je comprends que l’intérêt de l’entreprise est d’avoir une sorte de guichet unique pour négocier, charge aux différentes autorités de s’accorder entre elles ensuite. C’était d’ailleurs envisagé dans l’article 4 paragraphe 3 de la Convention OCDE qui prévoit explicitement, dans le cas où il y aurait plusieurs juridictions compétentes, qu’à la demande de l’une des parties à la convention, une juridiction prenne le leadership dans les négociations. Cet article ne peut être enclenché par le secrétariat, mais par l’une des parties à la convention. Ce qui n’a jamais été le cas, bien sûr. Aucune autorité judiciaire nationale ne va lancer de façon délibérée une procédure qui se terminerait par son dessaisissement au profit d’une autre. Il me semble donc difficile d’obtenir cette sécurité juridique totale que vous souhaitez.
Mais je persiste à dire que la tendance va dans le bon sens pour les entreprises. Il y a une prise de conscience, de la part des autorités judiciaires, du fait qu’on ne puisse pas reproduire une nouvelle affaire Siemens, entreprise qui a été poursuivie dans 12 pays. Le cas Airbus est assez révélateur de cette nouvelle tendance, puisqu’il y a eu une coopération entre le Royaume-Uni et la France, dès le départ de la procédure. Il y a dix ou quinze ans, cela aurait été impossible. Quant au DoJ, il est pour l’instant dans une position d’attente.
Rappelons cependant qu’une affaire de corruption active dans un pays est une affaire de corruption passive dans un autre pays. Certes, le dossier est le même pour l’entreprise. Mais du point de vue des qualifications d’infractions, le non bis in idem ne pourrait être soulevé. Rien ne pourra empêcher une autorité judiciaire d’enquêter dans une affaire avec un chef d’inculpation différent. Dans le dossier Odebrecht, au Brésil, un certain nombre d’enquêtes ont été enclenchées dans différents pays d’Amérique latine, dans lesquels des pots-de-vin ont été versés. Mais je ne pense pas que l’on puisse parler de violation du non bis in idem, à supposer que ce principe existe.
Stéphanie Fougou : Comment une entreprise peut-elle gérer une telle situation ? L’autre pendant est très politique. On sait que, sur certains continents, les infractions sont plus nombreuses. Ce sont des questions politiques, mais aussi de compétitivité pour les entreprises !
Charlotte Grass : L’application du principe de non bis in idem donne lieu à de nombreux débats et jurisprudences dans les enquêtes multijuridictionnelles C’est notamment un sujet ancien et récurrent dans les procédures de concurrence relatives à des cartels internationaux. À partir du moment où une pratique anticoncurrentielle a eu lieu sur des territoires distincts, des autorités de concurrence différentes peuvent la poursuivre et la sanctionner, car elles considèrent qu’il s’agit d’infractions distinctes. Les entreprises peuvent ainsi être condamnées à de lourdes amendes dans plusieurs juridictions pour une pratique ayant eu lieu dans un même secteur. Certes, les autorités de concurrence communiquent entre elles dans le cadre du REC ou d’accord bilatéraux, mais ce n’est pas pour se dire qu’il faut être moins sévère avec une entreprise déjà condamnée ! C’est plutôt pour dialoguer et échanger des informations sur des procédures ouvertes par l’une ou l’autre, ce qui contribue à l’augmentation des enquêtes multijuridictionnelles dans ce domaine.
La situation est également complexe en matière de clémence, où il n’y a pas de guichet unique pour les pratiques de dimension internationale. En pratique, une entreprise qui détecte et veut dénoncer une entente transfrontalière doit savoir qu’en l’absence de guichet unique, le dépôt d’une demande d’immunité auprès d’une autorité de la concurrence dans un ou plusieurs pays n’entraîne pas automatiquement l’immunité auprès des autres juridictions, dans lesquelles elle n’aurait pas fait de demande spécifique. Elle peut ainsi se voir imposer de lourdes amendes si elle n’a pas identifié, dans le cadre de son audit interne, un pays dans lequel la pratique s’est déroulée.
Frédéric Puel : La décision de s’engager dans la clémence est très stratégique pour l’entreprise, car si la procédure peut permettre une diminution ou, dans le meilleur des cas, une immunité de sanction, elle ne protège absolument pas des dommages et intérêts réclamés par les victimes.
Quand une clémence est présentée devant la Commission européenne, il existe une pratique intéressante qui pourrait être source d’inspiration. Dans une affaire où je représentais une entreprise qui n’avait pas fait de demande de clémence, la Commission, pour nous permettre de construire notre défense, nous a donné accès, en plus des documents saisis dans les entreprises parties à l’infraction et communiqués sur DVD, aux éléments communiqués par les clémenciers. Pour permettre l’accès à ces derniers documents, nous avons été invités par la Commission dans une salle surveillée par des caméras pour avoir le droit de consulter cette documentation – rédigées dans toutes les langues des pays concernés – pour prendre des notes sur les faits allégués. Interdiction était faite de prendre des photos ou des photocopies. On ne pouvait prendre que des notes. Ceci pour protéger les entreprises ayant présenté la demande de clémence, contre une éventuelle procédure de discovery américaine.
La Commission européenne a parfaitement conscience qu’elle doit solidifier et sécuriser cette procédure de clémence, car elle représente la source majoritaire des dossiers qu’elle examine. Si la clémence est découragée, l’approvisionnement de la Commission en procédures va être tari. La confidentialité a donc ici un caractère stratégique pour l’Autorité.
Comment déployer la compliance sans prendre de risque ?
David Père : Ici réside le problème de la compliance : tout ce que l’on rédige pour l’AFA va être lu et relu avec un œil judiciaire. D’ailleurs, dans les quinze pages du questionnaire de l’AFA, sont demandés les documents préparatoires et notamment, la cartographie des risques. Ceci implique que l’avocat rédige d’abord un mémorandum confidentiel, document qui contient toutes les problématiques réellement identifiées dans les filiales, puis que l’entreprise ait un document « expurgé », destiné à être remis à l’AFA.
Frédéric Puel : Dans le cadre de la loi Sapin II, on aurait ainsi intérêt à réaliser un travail minimaliste pour ne pas prendre de risque.
Stéphanie Fougou : Si l’objectif de la compliance est vraiment d’assainir les pratiques, il faut donner aux entreprises les moyens de sensibiliser et d’éduquer !
Frédéric Puel : Cela pose la question du rôle des autorités de concurrence, qui sont à la fois censeurs et régulateurs. Dans 90 % des cas, elles sont censeurs. Dans une affaire récente, nous avons tenté de démontrer à l’Autorité qu’en étant régulatrice, elle aurait de meilleurs résultats qu’en sanctionnant purement et simplement. Le secteur en cause connaissait de grandes difficultés. Il y avait probablement eu des comportements irréguliers, sans doute pour résister à une forte pression de la grande distribution. Nous avons beaucoup insisté auprès de l’Autorité pour qu’elle privilégie une approche de régulateur, avec une amende de principe et une exigence forte d’assainissement et de mise en conformité du secteur.
Stéphanie Fougou : Il faut donner les moyens aux chefs d’entreprise de déployer la compliance. D’abord, en s’assurant d’une certaine homogénéité dans l’utilisation des modèles de droits de la défense. Mais aussi en encourageant la concertation entre les autorités. Et enfin, en prônant une politique juridique extérieure visant à sauvegarder la compétitivité de nos entreprises.