De la loi Sapin 2 à la loi Sapin 3
Depuis cinq ans, la loi Sapin 2 représente un pilier de la lutte anticorruption en France, celle-ci ayant conduit à deux avancées majeures pour la procédure pénale : la création de l’Agence française anticorruption (AFA) et l’introduction de la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Ce nouvel arsenal français a été salué par un ensemble d’évaluations internationales. Le 7 juillet dernier, les députés Olivier Marleix et Raphaël Gauvain ont présenté un rapport évaluant cette loi, dans lequel ils ont émis 50 recommandations pour renforcer la lutte contre la corruption. Le 19 octobre 2021, ils déposaient la proposition de loi Sapin 3 visant à amender le texte du 9 décembre 2016. Quelles nouveautés sont prévues ? Qu’attendent les entreprises pour une meilleure mise en oeuvre des textes ?
Fabien Ganivet, associé, cabinet DLA Piper ; Fabrice Fages, associé, cabinet Latham & Watkins ; Jean-Baptiste Carpentier, directeur de la conformité, Veolia ; Éric Russo, associé, cabinet Quinn Emanuel Urquhart & Sullivan ; Géraldine Hivert-de Grandi, directrice juridique et de la conformité, RATP Dev ; Raphaël Gauvain, ancien député de Saône-et-Loire ; Jean Tamalet, associé, cabinet King & Spalding ; David Père, associé, cabinet Addleshaw Goddard.
L’introduction de la loi Sapin 2 et ses conséquences pour les entreprises
DAVID PÈRE : Avant la loi Sapin 2, les entreprises françaises étaient en risque face à une enquête anticorruption menée par une autorité étrangère, car la France ne disposait pas des moyens de s’en prémunir. Depuis la mise en place du PNF en 2013, puis l’adoption de la loi Sapin 2 qui a créé l’AFA, ainsi que la CJIP, la situation est bien différente. L’affaire Airbus en a d’ailleurs été un parfait exemple, concrétisant une possibilité de coordination des enquêtes avec les régulateurs étrangers comme le SFO britannique et le DoJ américain. Les entreprises françaises sont désormais protégées.
FABRICE FAGES : Il y a environ 18 mois, le Club des juristes a publié le rapport d’un groupe de travail ayant réfléchi à une instauration de règles de compliance et de méthodes communes de lutte contre la corruption au niveau européen. Il n’y avait, à l’époque, que quatre États européens ayant mis en place des outils de prévention de la corruption : l’Allemagne, l’Italie, la France et le Royaume- Uni. L’Union européenne était donc - et reste - relativement peu avancée sur ce sujet, tant au niveau national que communautaire. Des progrès significatifs demeurent encore à faire pour que les différents systèmes de lutte contre la corruption en vigueur dans l’Union européenne se rapprochent et que les États membres collaborent ainsi efficacement entre eux. Les protocoles de coopération, par exemple, signés entre l’AFA et certains de ses homologues ou encore la mise en place effective du parquet européen sont cependant des signes encourageants.
FABIEN GANIVET : Incontestablement, la loi Sapin 2 a constitué une avancée majeure en matière d’éthique des affaires dans notre pays. J’établirai cependant une nuance entre ce que je considère être une réelle réussite en termes de politique publique de la loi Sapin 2 et un bilan un peu plus mitigé de cette loi comme instrument de régulation à destination des acteurs économiques. Sur le premier aspect, la loi Sapin 2 poursuivait deux objectifs d’intérêt général : d’une part, lutter plus efficacement contre la corruption et les atteintes à la probité en France, en agrégeant une approche préventive à la logique répressive traditionnelle ; d’autre part, permettre à la France de regagner du terrain en matière de souveraineté économique, voire juridique et judiciaire. À cet égard, nous avons tous en mémoire certains rapports de l’OCDE critiquant le faible engagement de la France, il y a dix ans, en matière de lutte anticorruption. À cette époque, certains régulateurs étrangers ont eu ainsi beau jeu d’expliquer, qu’à défaut de législation française suffisamment aboutie, ils se faisaient fort d’agir à notre place. Or force est de constater que ces bonnes intentions affichées n’étaient manifestement pas toujours exemptes d’arrière-pensées stratégiques, plusieurs rapports du Parlement français ayant ainsi mis en exergue l’étonnante surreprésentation des entreprises européennes dans les dossiers relatifs à l’application de certaines lois américaines. De ce point de vue, la loi Sapin 2 est aussi venue apporter une réponse forte à ce contexte particulier.
RAPHAËL GAUVAIN : La loi Sapin 2 est intervenue en 2016 dans la perspective de combler le retard de la France dans la lutte contre la corruption. L’objectif a été rempli, permettant à notre pays de réaliser des progrès considérables en la matière. On a assisté à un véritable choc positif de la conformité dans les entreprises et les administrations publiques. Grâce à ce texte, la France a notamment réussi à recouvrer une partie de sa souveraineté face aux pratiques extraterritoriales américaines. Le système mis en place a incontestablement permis à notre pays de devenir un modèle en matière de prévention de la corruption.
GÉ R A L DI N E HI V E R T-DE GRANDI : J’ai vécu « l’avant-Sapin 2 » sous le prisme Alstom, à l’époque où le DoJ et le SFO se déchaînaient contre l’entreprise dans le cadre de procédures judiciaires anticorruption et qu’il fallait défendre des dossiers complexes. Cela m’a donné l’oc- casion de participer ensuite à plusieurs think tanks et groupes de travail visant à rendre la loi Sapin 2 intelligente, pour faire reconnaître la France comme étant capable de mettre en oeuvre un arsenal de prévention de la corruption approprié pour les entreprises. Compte tenu du fait que notre pays a fait le choix d’avoir un programme basé sur un pilier composé de mesures très précises, contrairement aux États- Unis ou à la Grande-Bretagne qui permettent aux entreprises d’opter pour le dispositif qu’elles souhaitent pourvu qu’elles ne rencontrent pas de problématiques infractionnelles, l’après Sapin 2 et les programmes à mettre en place ont impliqué, pour les entreprises, d’investir beaucoup en ressources et moyens financiers. Il a été extrêmement difficile, au départ, de mobiliser les dirigeants pour qu’ils comprennent l’importance du sujet et la nécessité de l’investissement. Je pense, qu’aujourd’hui, on en est au stade où les dirigeants ont totalement intégré le fait que les entreprises rentrent dans cet arsenal législatif et qu’il n’est pas question de ne pas construire son programme. Mais les moyens et les ressources continuent à être le nerf de la guerre et les arbitrages perdurent en temps de crise. Post-Covid, certaines entreprises connaissent une expansion économique intense. C’est donc probablement le moment d’investir plus massivement pour ces entreprises. Mais, à l’inverse, dans des secteurs contraints et qui ont particulièrement souffert de la crise du Covid, la situation demeurera certainement plus difficile pour obtenir les budgets et ressources adéquates. Ces entreprises- là doivent donc bâtir des programmes tout aussi efficaces, peu chronophages et onéreux. J’observe par ailleurs que la volatilité des ressources actuelles, règle à laquelle les juristes conformité n’échappent pas, rend plus difficile la construction de programmes « linéaires » sur la durée. Il faut toujours chercher à s’assurer que les collaborateurs, dont les parcours sont différents, comprennent bien la même chose et soient capables d’appliquer les programmes de la même manière, ce qui est vraiment une difficulté, notamment pour cartographier les risques. Les sensibilités étant différentes, il faut s’assurer qu’une itération de cartographie n’aboutisse pas in fine à un patchwork inapproprié voire contre-productif. C’est une difficulté supplémentaire qui vient sensibiliser les directeurs de la conformité notamment à l’aune de l’exercice de l’itération des cartographies.
JEAN-BAPTISTE CARPENTIER : La loi Sapin 2 a été une avancée en faveur des entreprises françaises qui ont pu se protéger, mais aussi utiliser la conformité comme un élément d’attractivité concurrentiel. Il faut toutefois souligner que, si la France n’est pas le seul pays à avoir un tel dispositif anti- corruption, la loi Sapin 2 reste néanmoins la seule législation à réprimer le fait de ne pas avoir de programme préventif et ce, en dehors de toute défaillance avérée. C’est une exception française pouvant être justifiée, néanmoins il ne faudrait pas que la conformité devienne un fardeau pour l’entreprise. Ainsi, on peut se demander si certaines recommandations de l’AFA ne privilégient pas peutêtre excessivement la forme, parfois au détriment de la finalité et du fond.
RAPHAËL GAUVAIN : L’évaluation de la loi Sapin 2 par l’Assemblée nationale a été une initiative de la Commission des lois en décembre 2020. Une évaluation avait été faite par le gouvernement lui-même courant 2019 et était en cours à cette date par plusieurs organisations internationales. Il nous paraissait important que le législateur effectue également ce travail au coeur de notre mission constitutionnelle d’évaluation des politiques publiques. Le rapport a été rendu en juillet 2021. Avec mon collègue de l’opposition Olivier Marleix, nous avons fait le constat global que la loi Sapin 2 présente un progrès considérable en matière de lutte contre la corruption, mais qu’elle n’est pas suffisante. La France reste encore aujourd’hui à la 23e place du classement de Transparency International, comme en 2015 : il nous faut donc aller plus loin et donner un nouveau souffle à la politique de lutte contre la corruption en France. C’était le sens des 50 propositions du rapport. Et c’était surtout celui de la proposition de loi sur le sujet, que j’ai déposée à l’automne 2021. Le texte avait reçu un bon accueil de la majorité des praticiens qui avaient pu être consultés. Le gouvernement, seul maître du calendrier parlementaire, n’a pas souhaité que le texte vienne en discussion au Parlement début 2022, en même temps que la transposition en droit français de la directive sur les lanceurs d’alerte. Les résistances dans la haute administration et les représentants des collectivités locales étaient trop fortes. Je le regrette. Profondément. C’est une occasion manquée. L’affermissement de la probité est un enjeu démocratique majeur pour notre pays. Il est à même de restaurer la confiance des citoyens dans l’action publique. La réforme reste sur le bureau de la nouvelle Première ministre, même si les premiers mois du nouveau quinquennat risquent d’être accaparés par d’autres sujets.
L’AFA, ses succès, ses points d’amélioration
ÉRIC RUSSO : Cinq ans après la loi Sapin 2, il est normal que l’on dresse un bilan et relève les difficultés que son application a posées, mais rappelons-nous aussi, qu’avant la loi Sapin 2, très peu de choses existaient en France en matière de conformité. D’après une étude récente de l’AFA, la moitié des entreprises ayant aujourd’hui un programme de conformité l’ont mis en place depuis moins de quatre ans. La loi Sapin 2 a eu un effet catalyseur. En ce sens, c’est un succès. Même si on peut effectivement regretter qu’elles soient trop exigeantes sur certains points, il reste que les recommandations de l’AFA ont fourni des indications très utiles aux entreprises pour les aider à mettre en place leur programme de conformité anticorruption. Grâce à ces recommandations, il a été plus aisé d’anticiper les attentes de ce nouveau régulateur qu’était l’AFA. Les recommandations ont constitué des lignes directrices qui étaient nécessaires et attendues par les entreprises confrontées au caractère très général de la loi. Elles ont permis à l’AFA d’exprimer ses attentes et aux entreprises d’anticiper les points sur lesquelles elles seraient contrôlées, sachant que l’on a vu qu’il peut ensuite y avoir un rééquilibrage, entre l’appréciation des services de contrôle de l’AFA et celle de la Commission des sanctions sur la mise en oeuvre de ces recommandations.
GÉRALDINE HIVERT-DE GRANDI : Du point de vue de l’entreprise, les recommandations de l’AFA permettent de vendre la conformité auprès des instances de direction. La loi peut être parfois assez théorique et la praticité de l’esprit du texte passe notamment par les recommandations de l’AFA. Les recommandations facilitent la prise au sérieux du programme de conformité par l’instance dirigeante. Sur le fond, certaines recommandations serviront davantage, d’autres resteront plus complexes dans leur application, - je pense notamment aux contrôles comptables -, mais l’une de leur vertu est bien de faire connaître et comprendre le texte par le top management.
FABIEN GANIVET : En termes de maturité générale sur les sujets de conformité, de vrais progrès ont été accomplis durant la période récente. La France a désormais son propre régulateur, qui a progressivement renforcé ses outils d’analyse et moyens pour développer son action sur le territoire national. La création d’une agence spécialisée telle que l’AFA, sous la double tutelle du ministère de l’Économie et celui de la Justice, a constitué un signal extrêmement puissant visà- vis des acteurs économiques. On peut tout de même regretter un certain flottement, au début, dans la mise en oeuvre de certaines dispositions issues de la loi Sapin 2 et des recommandations publiées par l’AFA, voire un certain jusqu’au-boutisme, parfois visà- vis des entreprises dans ce qui leur était initialement demandé, par exemple en matière d’évaluation des tiers, et qui n’a pas toujours contribué, dans les premiers mois de mise en application de la loi, à créer un climat de confiance entre les pouvoirs publics et les acteurs privés.
RAPHAËL GAUVAIN : Je rejoins ce qui vient d’être dit. La principale critique faite à l’AFA est la manière dont ont été conduits les premiers contrôles. Beaucoup d’efforts ont été faits depuis par le régulateur. Il faut poursuivre dans ce mouvement. L’objectif, fixé par le législateur, est d’avoir une administration qui conseille et accompagne les entreprises et les administrations publiques. Une administration qui ne soit pas là uniquement pour contrôler et sanctionner. Ensuite, on n’échappera pas au débat sur l’évolution institutionnelle de l’AFA. Il faut, à mon sens, en faire une véritable autorité indépendante et procéder rapidement à son rapprochement avec la HATVP. Surtout, il est indispensable de permettre un portage politique plus fort au niveau gouvernemental de la lutte contre la corruption. Nous sommes en retard par rapport à nos voisins européens sur ce sujet. Il y a urgence à agir. Ne rien faire reviendrait à reculer.
JEAN TAMALET : Pourquoi de simples guidelines « taylor made » ont-elles suffi aux États- Unis pour s’approprier le concept, tandis qu’en France, il a semblé nécessaire d’avoir des directives uniques imposées par l’AFA et vécues comme un carcan ? Pendant longtemps, nos clients ne pouvaient pas sortir de ce dernier, qui leur paraissait rigide et inadapté aux spécificités et aux métiers de leurs entreprises. A contrario, dans le monde anglosaxon, les entreprises jouissent depuis toujours d’une grande liberté, dès lors qu’elles sont en mesure de démontrer qu’elles ont suivi les préconisations et mis en place des mesures. L’approche est culturellement différente, les entreprises anglo-saxonnes ayant apprivoisé le concept de la conformité depuis plus longtemps. Il est aujourd’hui ancré dans leur fonctionnement. En France, il y a encore quelques années, il était difficile pour nous de suggérer aux sociétés de modifier leurs pratiques ou de leur proposer un code de conduite. Je constate pour autant que les retours des clients concernant l’AFA ont évolué avec le temps. Les premières remarques négatives étaient liées à la rigidité, notamment à la composition des équipes de l’AFA, ce qui a pu engendrer des frictions pendant les contrôles. Les instances dirigeantes avaient le sentiment d’être pointées du doigt et culpabilisées par les enquêteurs. Progressivement, les perceptions ont changé et les retours des clients sont désormais moins sévères. Ils sont toutefois dans l’attente d’une meilleure adaptation de l’AFA à la réalité de l’entreprise, avec plus de pragmatisme, moins de rigidité et davantage d’accompagnement.
FABIEN GANIVET : Les critiques se sont en effet initialement concentrées sur l’approche adoptée par l’AFA lors de certains contrôles, mais aussi sur la composition de l’Agence. Il n’est par exemple pas neutre d’avoir placé un magistrat à sa tête : le fait de donner d’emblée une coloration judiciaire à cette autorité a pu ainsi créer dans les premiers temps une certaine confusion dans la perception par les entreprises du rôle exact de cette entité, qui est en principe bien distinct de celui exercé par les parquets. Je suis d’accord avec Raphaël Gauvain lorsqu’il exprime le fait que l’on attend d’une administration, et singulièrement de cette autorité administrative qu’est l’AFA, qu’elle conseille les entreprises, au-delà de son pouvoir de contrôle et de sanction, puisque c’était l’un des objectifs fixés par le législateur. En même temps, on ne saurait prétendre en toute objectivité que l’Agence serait uniquement animée par une logique de sanction, à en juger par le nombre très limité, parmi toutes les entreprises contrôlées par l’AFA depuis sa création, de sociétés renvoyées devant la Commission des sanctions.
ÉRIC RUSSO : À l’époque, j’ai été associé aux travaux parlementaires ayant abouti à la loi Sapin 2. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un texte ayant fait l’objet de nombreux compromis et dont l’accouchement législatif a été difficile. Entre la présentation du projet de loi au Parlement et l’adoption du texte définitif, le dispositif a été largement remanié. Le fait d’avoir confié la direction de l’AFA à un magistrat judiciaire constitue l’un de ces compromis, sur lequel il est d’ailleurs proposé de revenir dans le cadre de Sapin 3. Cette entité a une mission hybride entre, d’une part, l’accompagnement et la pédagogie vis-à-vis des entreprises et, d’autre part, le contrôle et les sanctions. Avec la nomination d’un ancien magistrat instructeur à la tête de l’autorité, la crainte a été que cette dernière dimension l’emporte sur les autres. Ce d’autant plus que, dans un premier temps, l’approche visà- vis des entreprises a consisté à avoir un discours presque trop franc. Tout en encourageant les entreprises à se rapprocher d’elle, l’AFA indiquait que les éléments potentiellement problématiques qu’elle découvrirait lors de ses contrôles seraient révélés aux autorités. Un accent sans doute excessif a été mis sur ce point et je peux comprendre qu’un bon nombre d’entreprises aient été effrayées. Ensuite, les choses ont évolué progressivement. La doctrine de l’AFA a été rééquilibrée, quant à son rôle et son approche vis-à-vis des entreprises. L’AFA a organisé un grand nombre de formations et a rendu beaucoup d’avis aux entreprises, en parallèle des contrôles. Le système n’est sans doute pas encore parfait aujourd’hui, mais des progrès importants ont été accomplis.
FABRICE FAGES : Je rappelle que l’article 40 du code de procédure pénale oblige toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit, d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. En pratique, l’AFA en fait application, que ce soit pour signaler des faits susceptibles de caractériser des délits de corruption ou trafic d’influence, mais également des délits connexes comme des abus de confiance, pratiques anticoncurrentielles, abus de biens sociaux, fraudes fiscales… Si l’on souhaite favoriser les échanges entre les entités contrôlées et l’AFA en particulier sur les incidents survenus, puis résolus, il conviendrait de supprimer cette épée de Damoclès au-dessus de la tête des entreprises. En quelque sorte, les agents de l’AFA devraient être les seuls à ne pas devoir, ni pouvoir, dénoncer des faits dont ils auraient eu connaissance dans le cadre de leur mission.
ÉRIC RUSSO : C’est un fait que les premiers contrôles de l’AFA ont pu être vécus comme agressifs et très intrusifs, sans doute à raison. J’ai été amené à suivre l’un des tout premiers contrôles AFA car l’entreprise concernée était sous enquête du PNF et je me souviens que plusieurs difficultés m’avaient été rapportées. De nombreuses questions juridiques se posaient à l’époque, notamment sur l’étendue des pouvoirs de contrôle de l’AFA, son droit de communication, les conditions dans lesquelles les dirigeants et salariés peuvent être auditionnés et les informations couvertes ou non par le secret professionnel de l’avocat. Rien n’était précisé par les textes. Il a fallu construire cela au cas par cas. Le temps a joué son rôle et les pratiques ont évolué. Les propositions contenues dans la proposition de loi Sapin 3 sont très utiles sur ce point, parce qu’elles permettent à la fois de garder le meilleur de ces cinq premières années et d’évoluer vers un modèle qui sera mieux accepté par les entreprises.
JEAN-BAPTISTE CARPENTIER : L’ambiguïté du positionnement de l’AFA résulte aussi, en grande partie, de la difficulté que la société française a de concevoir le concept même de compliance. Peu de concepts sont aussi étrangers à la tradition juridique française, qui est très répressive au sens des libertés publiques. En France, tant que vous n’avez pas commis de faute, vous n’êtes pas responsable. La compliance est une démarche totalement différente, largement fondée sur une approche par le risque et la responsabilité que l’on a de mettre en place des instruments permettant de le maîtriser. La situation actuelle de l’AFA, comme celle des entreprises ou des administrations publiques du reste, est le produit d’un système qui est en cours de maturation. Des progrès restent à faire.
GÉRALDINE HIVERT-DE GRANDI : Au tout début de l’activité de l’AFA, les connaissances des problématiques concrètes des entreprises par des enquêteurs étaient assez minimes. Le directeur de l’autorité faisait volontiers appel aux entreprises lors de conférences pour comprendre les questions de terrain et s’en imprégner. L’Agence a ainsi participé et coanimé un grand nombre de conférences interactives aux côtés des entreprises pour changer cette image et acquérir les connaissances nécessaires. Les interactions entre l’AFA et les entreprises témoignaient de débats ouverts - même si l’exercice avait bien des limites du fait de la confidentialité nécessaire. Même après un certain nombre de mois d’échanges, lorsque nous sommes arrivés dans des discussions plus pointues avec l’AFA dans le cadre de conférences regroupant diverses organisations professionnelles, nous nous sommes rendu compte que les problématiques des entreprises étaient tellement pointues que finalement l’autorité, manquant encore de maturité, n’avait pas de réponse à y apporter. Ses réponses n’étaient pas appropriées, car elles ne correspondaient pas à la réalité du terrain. Je pense par exemple à des problématiques très concrètes liées à certains pays étrangers, notamment du Moyen- Orient où les lois en vigueur obligent parfois encore à s’adjoindre les services de consultants locaux dont les méthodes restent souvent questionnables. Les entreprises voudraient certainement avoir plus de réponses concrètes sur la manière de se protéger contre les risques que peuvent engendrer ces pratiques locales. Pour avoir cette capacité de conseil, il faut certainement du temps à l’AFA pour acquérir la maturité nécessaire. Pendant ce temps, si elle fait des contrôles trop rigoureux ou sévères, cela peut être mal vécu par les entreprises.
La CJIP, bilan et progrès attendus
DAVID PÈRE : Nous avons beaucoup parlé de l’AFA et des contrôles, mais n’oublions pas l’importante révolution de la CJIP. Son adoption par le marché et les acteurs, notamment les magistrats et les avocats, n’était pas évidente de prime abord. À date, 18 CJIP ont été signées et force est de constater que cet outil fonctionne bien et que les parquets sont assez matures sur le sujet. La CJIP est une réussite, qui a bouleversé la pratique judiciaire. Un angle de consolidation de la CJIP est abordé dans la loi Sapin 3, qui a pour objectif de donner plus de sécurité juridique aux acteurs, avec des critères permettant de comprendre dans quelle situation une entreprise pourra se voir proposer une CJIP. Soulignons en effet l’inégalité qui persiste aujourd’hui, selon que l’on se trouve face à un procureur très mûr sur cette question ou à un parquet moins habitué à cet outil, avec lequel le dialogue sera moins fluide.
JEAN TAMALET : La CJIP est un instrument magnifique, ayant révolutionné les pratiques et les mentalités. Mais, lors de son adoption, la conception de la négociation de certains acteurs du PNF était différente. Nous avons appris, par exemple, lors des CJIP en matière fiscale, à accepter la présence de personnes envoyées par Bercy et assistant à la négociation. La défiance était de mise de chaque côté. Aujourd’hui, nous négocions, échangeons et construisons ensemble une solution à même de satisfaire toutes les parties. Lorsque nous ne sommes pas d’accord, nous faisons plus facilement un pas les uns vers les autres et, lorsque c’est impossible, il faut trancher et reprendre le cours de la procédure. Les négociations sont devenues globalement plus fluides. À quelques réserves près - et pas des moindres : la crainte que les révélations et les éléments mis sur la table soient exploités en cas d’échec des négociations ou divulgués et, par ailleurs, la question sensible du sort des dirigeants. Lors d’une CJIP, les avocats essaient quasi systématiquement de négocier en parallèle le sort des personnes physiques également visées par l’enquête, fût-ce via une CRPC, ce qui demeure rarement accordé, le parquet ne souhaitant pas lier les deux pour un ensemble de raisons. En tout état de cause et en attendant qu’il existe des CJIP ouvertes aux personnes physiques (ce qui est souhaité par l’AFA, Transparency International, ainsi que de nombreux magistrats et avocats), la CRPC peut constituer, dans certains cas de figure très compliqués, une issue intéressante pour un dirigeant. Force est néanmoins de constater le paradoxe : il n’y a pas de reconnaissance de culpabilité lors d’une signature d’une CJIP par le représentant légal, mais en parallèle, le même dirigeant, s’il est poursuivi, devra reconnaître sa culpabilité en cas de conclusion d’une CRPC. Cette situation est source d’insécurité et fait régulièrement hésiter les dirigeants à recourir à la CJIP pour leur entreprise.
ÉRIC RUSSO : Ayant négocié plusieurs CJIP en matière de corruption comme en matière fiscale, dont la toute première en 2017, je peux témoigner du fait qu’il s’agit d’une vraie négociation. Cela suppose la volonté commune des parties d’aboutir et des concessions réciproques. Et, dans certains cas, les positions sont tout simplement trop éloignées pour pouvoir se rejoindre. Il faut aussi accepter qu’une négociation puisse échouer ! La CJIP a entraîné un changement de paradigme total pour les magistrats français, car cette négociation est beaucoup plus poussée que pour les CRPC. Même le wording de la CJIP peut être discuté par l’entreprise. Cela peut sembler anecdotique, mais c’est important. Avouons, qu’au départ, il n’était pas évident pour l’autorité judiciaire d’abandonner une partie de son imperium et de concéder le fait que les mots soient choisis, acceptés et partagés avec l’entreprise concernée. Avec la CJIP nous avons intégré un instrument de droit américain au droit français, alors que la place de la justice transactionnelle est traditionnellement résiduelle en France. En dépit de cette différence culturelle avec les États-Unis, la CJIP est un outil qui a complètement fait la preuve de son utilité et de son efficacité. On est loin désormais du procès en inacceptabilité sociale que l’on faisait à la CJIP en 2016. La grande majorité des acteurs souhaitent conserver ce dispositif et continuer de l’améliorer. Un pan tout à fait important de la proposition de loi Sapin 3 y est d’ailleurs consacré, afin de renforcer encore l’attractivité du dispositif, ce qui est indispensable si l’on veut en développer l’usage.
RAPHAËL GAUVAIN : La loi Sapin 2 reste en droit français un « OJNI », un objet juridique non identifié. La compliance, la justice négociée, l’autodénonciation, ou encore les enquêtes internes ne sont pas dans notre tradition juridique. Il faut rappeler que la CJIP, dont tout le monde salue aujourd’hui l’existence, n’était pas dans le texte parlementaire initial en 2016. Le président de la Commission des lois de l’époque s’opposait à son adoption, tout comme le Conseil d’État et les administrations centrales du ministère de la Justice. La réforme a été adoptée à la faveur d’un amendement déposé par une députée de la majorité. L’édifice reste, à mon sens, encore fragile. Il ne faut pas sous-estimer les résistances qui perdurent. J’en veux pour preuve une affaire récente [l’affaire Bolloré ndlr] dans laquelle une magistrate du siège a refusé de valider la CRPC concomitante à la CJIP. Il faut continuer à agir et porter la bonne parole sur ces sujets. Rappelons que, au-delà de la CJIP, la justice négociée comme la compliance sont d’excellents instruments pour obtenir de meilleurs résultats en matière de lutte contre la corruption, et plus généralement en matière de lutte contre la délinquance économique et financière. L’OCDE l’a récemment rappelé à la France. C’est le sens et l’objectif de ma proposition de loi.
FABRICE FAGES : La question de l’extension de la CJIP s’est posée au fur et à mesure de l’application du texte pendant ces cinq ans, signe d’ailleurs de son attrait. Elle s’est encore posée récemment puisque la loi sur le parquet européen a prévu l’extension de cette justice négociée en matière environnementale. D’autres extensions sont discutées. À mon avis, plus que l’extension aux personnes physiques qui prendra probablement du temps, une extension du champ de la CJIP à la plupart des infractions économiques serait maintenant souhaitable.
ÉRIC RUSSO : Faut-il lier le sort du dirigeant à celui de l’entreprise ? En pratique, la question ne s’est pas encore posée si souvent car, jusqu’à présent, un faible nombre de dossiers ont donné lieu à des poursuites contre les personnes physiques dans le temps de la conclusion d’une CJIP avec l’entreprise. Quoi qu’il en soit, la question de l’ouverture de la CJIP aux personnes physiques en pose une seconde, très large, en termes de conception de la justice. Je ne suis pas sûr qu’il soit judicieux de raisonner à partir d’une seule affaire qui présentait des caractéristiques très particulières. Qui peut être certain d’ailleurs que, si la CJIP avait été disponible pour les personnes physiques, elle aurait été validée au bénéfice du dirigeant concerné dans ce dossier ? Au fond, la question qui est posée par l’extension de la CJIP aux individus, est celle de savoir si socialement nous sommes prêts à accepter une justice spéciale - sans condamnation - pour les personnes physiques coupables de corruption ou de fraude fiscale, alors que le code pénal punit ces faits des peines parmi les plus sévères ? Est-ce que cela rendra le système plus efficace ? Est-ce qu’alors nous n’entrerons pas véritablement dans une justice à deux vitesses ? C’est un vrai sujet qui mérite d’être débattu. Par ailleurs, au travers de ce débat, c’est aussi la question de la place du juge dans ce dispositif, qui repose actuellement essentiellement sur le parquet, qui est posée. Si l’on observe ce qui se passe au Royaume-Uni, par exemple, on voit que le juge joue un rôle bien plus important dans l’équilibre du dispositif et des sanctions prononcées contre les entreprises et les individus. Dans la perspective de Sapin 3 il sera sans doute utile également de regarder ce qui se fait à l’étranger.
RAPHAËL GAUVAIN : Je ne suis pas favorable à l’extension de la CJIP aux personnes physiques, pour des questions tant philosophiques que politiques. Il faut conserver un équilibre. Concernant les personnes physiques, il faut trouver un autre chemin. Nous avons proposé d’autres idées dans le cadre de la mission d’évaluation, notamment celle de renforcer la coopération entre la CJIP et la CRPC.
FABIEN GANIVET : La justice négociée a été un véritable progrès pour le système français au sens où cet outil procédural n’est pas venu se substituer aux autres modes des poursuites, mais s’est simplement inscrit en complément d’une manière plus traditionnelle de rendre la justice dans notre pays, généralement centrée autour du procès. Peut-être y avait-il un malentendu initial, au-delà des différences de traditions juridiques et judiciaires, sur le terme de « justice négociée », qui a pu laisser craindre que l’on instaurât une justice éventuellement plus permissive. En réalité, les sanctions financières imposées aux entreprises au titre de ces transactions pénales ou CJIP ont été tout sauf symboliques : au contraire, jamais les amendes prononcées n’avaient atteint un tel niveau, à telle enseigne même que les juridictions plus classiques ont ellesmêmes été amenées à revoir leur jurisprudence à la hausse à la suite de cette évolution.
GÉ R A L D INE HI V E R T- DE GRANDI : Si la CJIP constitue un instrument de négociation pour l’entreprise, je constate néanmoins, en échangeant avec mes pairs, quelques freins dans son utilisation et résistances. D’une part, parce qu’il n’est pas dans la tradition française de s’autodénoncer. En tant que directeur juridique et de la compliance, suggérer ce genre de démarche à une équipe dirigeante ne va pas de soi. D’autre part, dans la CJIP, il n’existe pas d’incitation « quantifiable » à révéler une infraction. Dans les affaires de concurrence dans certains pays par exemple, il est possible de bénéficier d’une immunité totale si l’entreprise s’autodénonce en premier ou, selon le rang de dénonciation, d’une réduction de peine, quantifiable à l’avance. Ce mécanisme permet à l’entreprise de faire sa propre évaluation de la réduction de peine dont elle pourra bénéficier. L’aléa de la CJIP est en outre renforcé par le fait que les CJIP conclues à ce jour ont donné lieu à des amendes extrêmement élevées. Cette absence d’incentive quantifiable dans le mécanisme de la CJIP empêche le chef d’entreprise de savoir si l’entreprise sera véritablement mieux traitée dans le cadre de cette just ice négociée. S’y ajoute, bien sûr, l’aléa sur l’articulation de la CRPC avec la CJIP qui n’est pas évidente. Je me demande comment, à l’heure actuelle, le dirigeant peut être convaincu de s’engager, de lui-même, dans un tel processus en l’absence de toute poursuite pénale. La CJIP a certainement plus de vertus lorsque l’autorité a initié des poursuites car c’est dans ces circonstances que l’entreprise sera amenée à arbitrer face à un risque concret et pourra comprendre qu’il vaut mieux négocier qu’aller au procès, en considérant qu’elle pourra probablement bénéficier d’une peine légèrement inférieure.
FABIEN GANIVET : J’ai le sentiment que la CJIP a diminué un certain aléa judiciaire du point de vue de l’entreprise, notamment quant à la durée de la procédure et à ses ramifications. Dans une procédure classique ouverte à l’instruction, nul ne peut réellement savoir combien de temps durera le dossier, en particulier s’il est d’une certaine complexité. Pour une CJIP, dès lors que les acteurs sont dans une démarche de coopération, la procédure épouse aussi dans une certaine mesure le temps de l’entreprise et n’est pas simplement rythmée par celui de l’administration judiciaire. De plus, la CJIP, parce qu’elle est quasiment jumelle des DPA anglo-saxons, donne la possibilité d’envisager un règlement global de certains dossiers, en lien avec les autorités des pays concernés, ce qui est moins fréquent dans le système de justice classique. À cet égard, ces transactions pénales croisées constituent une vraie révolution dans la manière, pour la puissance publique comme pour les acteurs économiques, de parvenir ainsi à traiter des problématiques bien souvent transnationales dans leur globalité et dans des délais raisonnables.
ÉRIC RUSSO : Je suis évidemment d’accord avec cette observation et j’ajoute que dans ces dossiers multijuridictionnels, la CJIP et la négociation d’accords de poursuites coordonnées permet également indirectement de sauvegarder la confidentialité des données stratégiques de l’entreprise. Elle permet, en effet, à l’autorité judiciaire française de s’asseoir à la table des négociations avec ses partenaires étrangers et de leur imposer que certaines données ne leur soient pas communiquées, ce qui n’était pas le cas auparavant. Rappelons qu’avant la loi Sapin 2, la France regardait partir à l’étranger tous les secrets de nos entreprises sans pratiquement pouvoir intervenir. C’est aussi une dimension tout à fait importante de la CJIP, qui n’est pas issue de la loi Sapin 2 elle-même, mais qui résulte de la manière dont elle a été mise en oeuvre, en particulier par le PNF, dans des affaires de dimension internationale. Sans la CJIP, la France n’aurait pas été en mesure d’affirmer son rôle de leader sur certaines affaires qui ont concerné de grandes entreprises françaises et par là même de réaffirmer sa souveraineté judiciaire vis-à-vis de ses partenaires étrangers.
JEAN TAMALET : La CJIP, qui a en partie été créée pour cela, a permis de limiter ces attaques extraterritoriales contre certaines entreprises européennes, françaises notamment mais aussi les procédures interminables et dévastatrices. Rappelons le dossier Pétrole c/ nourriture dans lequel des faits alors qualifiés de corruption ont été dénoncés aux autorités françaises par l’ancien président de la FED, alors rapporteur pour l’ONU, en parallèle de procédures de justice négociée menées aux États-Unis. Les magistrats français ont alors foncé bille en tête pour passer au rouleau compresseur toutes les strates des entreprises françaises visées ; pour terminer, de nombreuses années plus tard, sur une relaxe générale en première instance, puis quelques condamnations en appel, dont certaines ont eu des conséquences économiques dramatiques. Pendant les dix années d’instruction, une part importante des marchés perdus étaient tranquillement passés aux mains des groupes concurrents. Aujourd’hui, une telle poursuite n’aurait plus lieu sous cette forme. La CJIP aurait permis une coopération internationale avec les enquêteurs américains et l’on n’aurait pas parlé de la clause d’exclusion des marchés publics. Même s’il persiste des réticences chez nos clients face à cette nouvelle forme de justice, notamment à cause du déséquilibre entre le traitement des personnes morales et physiques, il existe tout de même des arguments pour les convaincre. En revanche, s’agissant des CJIP environnementales, les montants des sanctions semblent extrêmement lourds et les termes retenus très sévères, je doute que d’autres entreprises s’y engouffrent tout de suite, même si l’on peut saluer cette évolution dans son principe.