Conjugaison des CJIP et CRPC : quelles perspectives ?
La création en 2016 de la convention générale d’intérêt public (CJIP) a modifié le paysage judiciaire français, introduisant de nouveaux rapports entre les justiciables et l’autorité de poursuite. Introduite par la loi Perben II du 9 mars 2004, la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) permet, elle, au procureur de la République de proposer à une personne morale ou physique mise en cause, qui reconnaît les faits qui lui sont reprochés, une ou plusieurs des peines principales encourues pour l’infraction visée. Si le Parquet national financier encourage, dans ses lignes directrices de janvier 2023, un règlement conjoint et simultané des situations des personnes physiques et morales, l’affaire Bolloré a démontré le risque et les conséquences des CJIP signées par la personne morale sur les personnes physiques, notamment les dirigeants, si leur CRPC n’est pas ensuite homologuée par le juge. Comment éviter un creusement de l’inégalité entre la responsabilité pénale des personnes morales et celles des personnes physiques ? Quels garde-fous mettre en place ? Quelles perspectives d’évolution des pratiques anticiper ?
Quel bilan pratique
peut-on tirer des CJIP ?
Jérôme Simon : Conformément au mandat confié par le législateur par l’article 705 du code de procédure pénale (CPP), le Parquet national financier (PNF) ne traite que des CJIP financières, c’est-à-dire en matière de corruption nationale ou internationale, de fraude fiscale aggravée ou de blanchiment de ces chefs. Le PNF n’a donc pas compétence pour traiter des CJIP environnementales, c’est pourquoi je m’abstiendrai de m’exprimer sur cette deuxième catégorie de CJIP de création plus récente. À ce jour, 31 CJIP financières ont été conclues sur l’ensemble du territoire dont les deux tiers (20) ont été négociés par le PNF. Sur celles-ci, 13 portaient sur une infraction relevant du domaine de la probité, donc en matière de corruption ou de trafic d’influence d’agent public national ou étranger, et 7 en matière fiscale. D’une manière générale, l’attention se focalise bien souvent sur le montant des amendes négociées qui, il est vrai, va bien au-delà de ce que les tribunaux ont pu prononcer par le passé pour ce type d’infractions. Je rappelle à cet égard que par exemple dans la CJIP Airbus 1, l’amende négociée avec le PNF a atteint la somme record de 2 Mds€ et que le montant d’amende négocié par le PNF se compte souvent en dizaines ou centaines de millions d’euros. Pour autant, je crois important de rappeler que la CJIP n’a pas qu’un aspect répressif. Le PNF a en effet la possibilité de proposer la mise en place de programmes de mises en conformité pour préparer l’avenir. Sur les 13 CJIP en matière de probité conclues par le PNF, un peu plus de la moitié d’entre elles (7) ont prévu de tels dispositifs. Ces programmes sont assez lourds pour les entreprises concernées, mais ils nous permettent de nous assurer, sur le long terme, grâce à la supervision de l’Agence française anticorruption que nous missionnons dans ce cadre, que les errements du passé ne vont pas être réitérés à l’avenir. Nous y sommes donc tout particulièrement attachés.
Le PNF cherche ainsi à s’inscrire dans la volonté gouvernementale et du Parlement, à travers la loi Sapin II, de sanctionner intelligemment et utilement les entreprises qui commettraient ce type d’infraction tout en évitant que la sanction ait pour effet collatéral d’obérer totalement et définitivement son avenir économique et donc de supprimer de l’emploi. À l’image de ce que prévoit le modèle anglo-saxon de justice négociée, il convient de sanctionner et prévenir la réitération en maintenant un niveau d’activité économique suffisant. C’est un équilibre subtil à trouver entre répression à travers l’amende et prévention de la réitération à travers les programmes de mise en conformité.
Cyril Naudin : Cette approche pragmatique du PNF est désormais comprise par les entreprises. Elles s’attendent aussi, à la fin des investigations, lorsque les failles et faiblesses ont été identifiées, à obtenir de la part des équipes qui ont conduit l’investigation des recommandations pour la mise en place de leurs programmes de conformité et de remédiations.
Charlotte Gaussel : Si le PNF n’intervient pas dans le cadre des CJIP environnementales, le mécanisme reste commun à celui qui est mis en place en matière financière. Il a une fonction de sanction, de réparation et de remédiation. Si en matière financière, je comprends que le programme de mise en conformité est essentiel, dans le cadre d’une CJIP ou d’une CRPC environnementale, un programme de réparation est également prévu. En cas par exemple, d’un dysfonctionnement d’une usine causant la pollution d’un cours d’eau, un dispositif de réparation ou de remise en état est négocié.
Quelle place pour la victime dans le cadre de cette justice négociée ?
Charlotte Gaussel : Chez Veolia, nous avons négocié assez récemment une CJIP environnementale. Nous avons encore peu de recul, mais cette instauration d’un dialogue entre le parquet et la société nous a semblé très intéressante. Nous avons néanmoins regretté que ce dialogue soit surtout bilatéral et avons d’ailleurs appelé de nos vœux à davantage associer au dispositif de négociation les associations environnementales, c’est-à-dire les potentielles parties civiles, qui entrent dans le dialogue peut-être un peu tard. Dans ce dispositif de remédiation, les victimes devraient être impliquées plus en amont pour réparer l’éventuel préjudice écologique.
Jean-Philippe Foegle : L’association Sherpa s’est toujours, par principe, opposée à la justice négociée. Et la mise en pratique de la CJIP ne nous a pas non plus convaincus pour diverses raisons. Je rappelle que nous avions d’ailleurs cherché à déposer une QPC sur l’article 41-1-2 CPP, en identifiant plusieurs problématiques notamment celle de l’identification des victimes, et des droits dont elles bénéficient au cours de la procédure. Bien sûr en matière environnementale, la question se pose différemment et il semble que des victimes soient plus régulièrement identifiées, mais dans les dossiers de corruption ou de blanchiment international, ce n’est pas toujours aisé et la procédure actuelle rend la tâche plus ardue encore. L’État peut bien sûr être identifié aisément comme victime potentielle d’une infraction fiscale.
Sherpa et Anticor ont également vu leur qualité de victime reconnue dans le dossier Airbus, grâce à une volonté marquée du Parquet de les identifier pour leur permettre de faire valoir leurs intérêts civils. Je note néanmoins un problème d’accès des victimes à la réparation, de manière générale devant les juridictions pénales, et particulièrement dans la procédure de CJIP. Lorsqu’elles sont identifiées, les délais qui leur sont accordés pour se prononcer sur les demandes d’intérêts civils, sont bien trop courts. Elles n’ont pas la possibilité de s’opposer à la signature d’une CJIP. L’ordonnance d’homologation n’est pas susceptible d’appel. Et l’on regrette que le juge de l’homologation n’ait que le pouvoir de refuser en bloc ou d’accepter une CJIP, sans avoir celui de se prononcer sur le montant des intérêts civils.
Félix de Belloy : Même si je défends principalement des personnes physiques et morales mises en cause, je constate pour ma part que la loi laisse une place à la victime. Les pratiques du PNF également. Les victimes peuvent saisir le juge civil si elles sont mécontentes du sort qui leur a été réservé par la CJIP. Mais je partage votre constat sur le fait que ce dispositif n’a pas été conçu pour la sauvegarde des intérêts des victimes. L’objectif de ce dispositif était plus pragmatique : celui d’accélérer le traitement de ces dossiers complexes.
Jérôme Simon : En matière fiscale, l’identification de la victime n’est pas difficile puisqu’il s’agit de l’État français. La question de l’indemnisation de son préjudice est donc traitée de manière coordonnée avec l’administration fiscale. La question de l’identification et de la place à donner à la victime dans le cadre de la négociation d’une CJIP financière se pose surtout en matière de trafic d’influence ou de corruption. Dans la version initiale du texte qui a créé la CJIP, et dont avait été saisi le Conseil d’État, elle n’était d’ailleurs pas évoquée, puisqu’on partait du principe que la victime éventuelle pourrait être indemnisée dans un second temps par le juge civil. Cela s’explique par le fait que ce dispositif s’inspire des DPA américains et britanniques. Or l’approche anglo-saxonne n’accorde pas de place particulière à la victime dans le cadre des DPA. Les parlementaires ont toutefois souhaité redonner une place pour la victime dans le dispositif de la CJIP française, à travers l’article 41-1-2 du CPP qui prévoit que lorsque la victime est identifiée ou identifiable, le ministère public doit faire diligence auprès d’elle pour lui demander de justifier et de chiffrer son préjudice afin d’essayer de l’inclure dans le processus de conclusion de la CJIP. L’idée étant ici que si la victime n’est pas partie aux pourparlers, ce qui explique d’ailleurs qu’elle ne signe pas la convention, elle doit toutefois pouvoir profiter de ce vecteur pour obtenir un titre exécutoire et faciliter ainsi son indemnisation.
En pratique, le PNF n’a pour l’heure pas connu beaucoup d’affaires dans lesquelles l’intérêt des victimes a pu être pris en compte. Dans l’affaire Airbus 2 que Monsieur Foegle évoque, trois parties civiles ont été identifiées dans le cadre de l’information judiciaire : Anticor, Sherpa et l’État Libyen. Le PNF s’était tourné vers elles. L’État Libyen ne s’est pas manifesté pour indiquer que les faits lui avaient porté préjudice. Anticor avait chiffré à un peu plus de 20 000 € son préjudice, correspondant peu ou prou aux frais d’avocats. Sherpa avait pour sa part demandé 1 € symbolique. Nous en avions alors discuté avec la personne morale mise en cause, qui avait accepté d’intégrer les demandes des victimes dans le cadre de cette CJIP.
J’ai connaissance d’un deuxième exemple, dans le dossier Guy Dauphin Environnement, dans lequel une amende d’un peu plus d’1,0 M€ et un programme de mise en conformité ont été négociés pour des faits de trafic d’influence commis en lien avec l’ouverture d’une déchèterie dans l’Orne. À l’occasion des négociations avec la personne morale mise en cause, le PNF s’était alors assuré que les associations de défense de l’environnement, qui étaient à l’origine de la procédure, avaient bien été indemnisées de leur préjudice de 500 000 € préalablement à la conclusion de la CJIP.
La place de la victime est donc de plus en plus un sujet de préoccupation pour le PNF. Dans nos lignes directrices de janvier 2023, il est d’ailleurs expressément indiqué que, parmi les facteurs minorants pouvant diminuer le montant de l’amende négociée, figure le fait que la personne morale justifie de diligences auprès des victimes identifiées pour les désintéresser. Nous souhaitons ainsi inciter les personnes morales mises en cause à indemniser le plus vite possible les victimes éventuelles, et ce en amont même de la conclusion d’une CJIP.
Charlotte Gaussel : En matière environnementale, si les victimes ne font pas partie du dispositif de négociation, elles reçoivent néanmoins un montant visant à réparer leur préjudice. Mais je ne suis pas sûre qu’en matière financière et fiscale, le but de la CJIP soit d’intégrer la victime. L’instauration de cette justice négociée a d’abord pour objectif le désengorgement et l’efficacité de la justice. Sous couvert d’un même outil juridique, il est ici traité d’intérêts juridiques différents.
Face à des faits complexes relevant du domaine de la probité, il faut prendre le temps de l’investigation pour déterminer la réalité des faits. Tandis que face à un dossier de pollution environnementale, la rapidité est essentielle pour limiter l’impact du préjudice écologique notamment grâce à des réparations. Je m’interroge donc sur la manière dont un même outil juridique peut préserver des intérêts aussi divers.
Félix de Belloy : On comprend bien l’intérêt de la CJIP pour faciliter la poursuite des personnes morales, ce qui en droit français n’est pas toujours évident, s’agissant des infractions de probité, par essence complexes et dissimulées dans leur réalisation. Il est vrai qu’avec l’élargissement de la CJIP en matière environnementale, on perd un peu la logique initiale du dispositif. Et, à mon avis, il y a un risque de perte de la légitimité de la CJIP si l’on continue à l’élargir.
Quel est l’impact de cette justice négociée sur les stratégies de défense ?
Félix de Belloy : S’il est intéressant de noter que deux tiers des CJIP émanent du PNF, je serais également curieux de connaître le ratio entre les affaires que le PNF « CJIPise » et celles qu’il poursuit. Car un avocat qui défend une personne morale poursuivie par le PNF n’a pas la même stratégie que dans un dossier lambda. On se doute que le PNF peut vouloir tendre à une CJIP et ce peut être tentant pour l’entreprise d’aller rapidement à la négociation. Le PNF a récemment réalisé des perquisitions colossales dans des affaires, notamment fiscales. Mais au regard des effectifs réduits du PNF et de leurs enquêteurs, ont-ils les capacités de traiter la masse des documents saisis ? Sans doute pas, et ce sont souvent les entreprises qui font ensuite le travail de tri qu’elles partagent avec le PNF. C’est un changement assez radical des pratiques. Les entreprises peuvent penser qu’il est intéressant d’aller en CJIP, notamment pour les groupes cotés qui souhaitent clôturer le dossier assez rapidement pour limiter l’aléa judiciaire et les conséquences d’une mauvaise communication, voire réduire le risque de poursuites des personnes physiques car l’affaire aura été « dégonflée » par la CJIP. Il me semble donc important de comprendre pourquoi et comment le PNF fait le choix d’orienter un dossier vers une CJIP.
Charlotte Gaussel : Face à une perquisition avec saisie d’une masse documentaire exceptionnelle, comment les enquêteurs peuvent-ils matériellement traiter les informations ? Le but de l’entreprise est avant tout de se défendre, sans oublier les personnes physiques salariées éventuellement mises en cause. Elle doit comprendre les faits et pour cela, mener son enquête interne. S’il y a une potentielle infraction pénale commise, alors elle pourra aller négocier avec le PNF. Mais ce n’est certainement pas parce qu’il y a perquisition qu’elle doit aller négocier.
Cyril Naudin : Dans le cadre d’une enquête interne, FTI Consulting aide les entreprises à comprendre les faits, à trouver les éléments permettant, éventuellement, d’aller négocier avec le PNF pour aboutir à une CJIP. Notre approche est donc totalement objective : nous ne sommes ni en défense, ni à charge mais sommes chargés de rechercher les éléments factuels qui pourraient confirmer ou infirmer des allégations. Il s’agit d’aider à pouvoir lire, de façon transparente et détaillée, les informations remontées et notamment les informations financières et comptables. Comme expliqué précédemment, le volume des informations susceptibles d’être saisies est particulièrement important. Il nous revient donc d’en faire l’inventaire, l’analyse, le structurer pour que chaque lecteur de la donnée comprenne exactement sa construction pour parvenir à des explications et à des conclusions. Nous permettons à l’entreprise de faire preuve de transparence à l’égard du PNF et à analyser l’ensemble de la data pour ensuite négocier.
Je m’interroge, au niveau des facteurs minorants décrits dans les lignes directrices de 2023, sur la lecture faite par le PNF des résultats produits par l’entreprise à l’occasion de son analyse interne.
Jérôme Simon : La plupart des perquisitions au siège des entreprises sont menées par des OPJ en présence de magistrats du PNF, y compris lorsque la loi ne l’impose pas, comme c’est le cas pour les perquisitions réalisées dans les cabinets d’avocats ou dans les études notariales par exemple. Cela traduit le haut niveau d’investissement des magistrats du PNF dans le pilotage et la supervision de nos enquêtes et qui explique que nous ayons une connaissance fine de nos dossiers. Cet investissement direct est indispensable puisqu’aujourd’hui, il faut de plus en plus aller chercher de la donnée informatique massive. Il ne faut toutefois pas croire que nous « aspirons » par principe toutes les données au sein des entreprises perquisitionnées comme on peut parfois l’entendre, car en réalité nous n’y aurions aucun intérêt car il faut nous faut ensuite trier et exploiter leur lecture, ce qui est extrêmement chronophage. C’est pourquoi dès le début de l’opération de perquisition, nous tentons de sérier l’information que l’on recherche et donc que l’on saisit. Mais ce n’est pas toujours possible, d’abord parce qu’on n’est pas forcément aidé par les personnes que nous perquisitionnons pour sérier utilement les données, mais aussi parce que parfois la structure même des systèmes informatiques que nous perquisitionnons ne le permettent pas forcément pour des raisons techniques. Bien entendu des « N-Tech » nous accompagnent, qui sont des enquêteurs ou des assistants spécialisés qui savent extraire les données informatiques et les traiter de manière pointue et sécurisée. Mais il est vrai que cette étape prend du temps. Il est donc évident qu’une entreprise qui rentre dans un processus coopératif, qui propose de mettre à disposition les résultats de son enquête interne pour faire la démonstration de sa bonne foi, nous fait alors gagner un temps précieux dans nos investigations. C’est donc quelque chose que nous sommes prêts à valoriser par la suite dans la perspective d’une éventuelle solution transactionnelle.
À titre d’exemple, dans l’affaire Airbus, l’enquête internationale du chef de corruption internationale menée dans le cadre d’une enquête préliminaire a duré un peu plus de deux ans et demi. La coopération dont a fait preuve la personne morale qui a accepté de remettre au PNF le résultat de son enquête interne nous a permis d’avoir rapidement une visibilité complète sur les faits en cause et de pouvoir ainsi proposer une réponse pénale négociée dans des délais relativement rapides pour ce type d’affaires. À titre de comparaison, il faut avoir à l’esprit qu’un autre dossier de corruption internationale concernant l’affaire Total oil for food traité de manière plus classique, c’est-à-dire purement contentieuse, à travers l’ouverture d’une information judiciaire et le renvoi des personnes morales mises en cause devant le tribunal correctionnel puis la chambre correctionnelle de la cour d’appel et la Cour de cassation, a duré en tout plus d’une quinzaine d’années. Dans un tel schéma, les investigations concernant Airbus seraient toujours en cours à l’heure où nous nous parlons.
Cyril Naudin : La data est en effet conséquente dans de nombreux dossiers y compris internationaux et il est important, pour que les recherches soient efficaces, de bien comprendre le lieu des faits, les process internes, l’activité de l’entreprise pour pouvoir ainsi localiser là où pourraient être les bonnes informations. Notre objectif est ensuite d’expliquer au PNF, de façon claire, transparente et objective, où nous sommes allés chercher les données et les analyses qui ont été conduites ensuite. La granularité de compréhension, en amont, de l’activité et des opérations, est essentielle pour être pertinent.
Jérôme Simon : Pour rebondir sur le propos de Maître de Belloy, je ne crois pas que le PNF cherche, à tout prix, à négocier une CJIP lorsque nous ouvrons une enquête à l’encontre d’une entreprise. Il est vrai qu’à sa création ce dispositif a donné lieu à un intérêt marqué de la part du PNF qui s’en est naturellement emparé pour l’appliquer à des procédures alors en cours, comme dans le cas de l’affaire HSBC par exemple concernant des faits de blanchiment de fraude fiscale. Mais cela n’a pas été systématique. Certaines procédures en cours lors de l’adoption de la loi Sapin 2 n’ont ainsi pas donné lieu à la conclusion d’une CJIP, comme dans l’affaire UBS, une affaire également de blanchiment de fraude fiscale, mais qui a donné lieu à une saisine du tribunal correctionnel de Paris, puis à un procès en appel et à un pourvoi devant la Cour de cassation. À l’heure actuelle, nous avons régulièrement à traiter des dossiers dans lesquels la question peut se poser mais il ne nous paraît pas toujours opportun de nous engager dans un processus de négociation. D’ailleurs la personne morale mise en cause n’y tient pas toujours.
Jusqu’à présent, le dispositif se mettait en place de façon assez traditionnelle : le PNF débutait une procédure en effectuant par exemple des perquisitions, des garde-à-vues ou d’autres auditions de témoins. Puis, les avocats de la personne morale potentiellement mise en cause se rapprochaient du PNF pour faire savoir que leur cliente était disposée à s’inscrire dans une démarche de résolution négociée.
Il me semble que la situation aujourd’hui a un peu évolué, plus particulièrement depuis la publication de nos lignes directrices en janvier 2023. Ce document explicite en effet les conditions d’entrée en négociations et celles qui permettent de déterminer une fourchette de calcul du montant de l’amende encourue à travers l’application de facteurs minorants et majorants. Or parmi les facteurs minorants mis en avant, figure celui de la bonne foi de l’entreprise à travers lequel le PNF valorise la démarche volontaire d’une entreprise venant spontanément porter à sa connaissance les éléments découverts dans le cadre d’une enquête interne pouvant relever de faits de corruption, y compris sous forme de « red flags ». On parle alors de self-disclosure. Face à cette démarche de bonne foi qui permet ensuite au PNF de procéder à une levée de doutes ou de confirmer ces soupçons en lançant des investigations plus approfondies dans le cadre d’une enquête pénale classique, le PNF aura plutôt tendance à privilégier une voie négociée plutôt qu’une voie judiciaire classique devant le tribunal correctionnel si l’existence d’une infraction venait à se confirmer. Les self-disclosures sont donc aujourd’hui bien plus nombreuses qu’elles ne l’étaient avant la parution de nos lignes directrices de janvier 2023.
Felix de Belloy : Je trouverais formidable que la CJIP ne modifie pas le réflexe premier qui est celui de se défendre. Mais je perçois également ce changement de paradigme, qui est encouragé selon moi par deux critères. Le premier : lorsque ceux qui négocient la CJIP ne sont pas ceux qui peuvent être mis en cause personnellement au pénal. Ils peuvent avoir plus d’appétence à la CJIP. Le second : l’acceptation d’une CJIP, et donc d’un paiement conséquent, sera plus forte dans les entreprises où les dirigeants, ceux qui décident d’une CJIP, ne sont pas actionnaires majoritaires. Par exemple dans les groupes cotés. Dans une entreprise détenue majoritairement par les dirigeants, il y a plus de réticences à s’engager dans un processus négocié sans avoir été au bout de la logique de défense.
Quels risques pour les dirigeants
et les cadres lorsque l’entreprise négocie une CJIP ?
Felix de Belloy : Si la CJIP peut être intéressante pour l’entreprise, notamment parce qu’elle permet de gérer l’aléa judiciaire sans reconnaissance formelle de culpabilité, elle aboutit quand même à la signature d’un quasi-aveu de culpabilité. Il devient compliqué ensuite, pour les personnes physiques, d’aller plaider une relaxe sur l’ensemble des faits alors que l’entreprise a accepté de payer une amende pour ces mêmes faits, précisément décrits dans la convention. Le PNF a appelé de ses vœux un traitement « conjoint et simultané » des situations des personnes morales et physiques, mais force est de constater que la CJIP met en péril la panoplie de défense des dirigeants et cadres qui auraient participé aux faits reprochés, et obère une partie de leurs arguments.
Jérôme Simon : Lorsque le PNF formule une proposition conjointe et simultanée de CJIP et de CRPC, c’est qu’il estime qu’il s’agit d’une décision d’action publique opportune et adaptée à la nature et la gravité des faits de l’affaire en question. Mais le risque que le juge du siège n’homologue pas la CRPC proposée, ou ne valide pas la CJIP proposée existe toujours. Dans les faits, il me semble qu’il n’y a eu à ma connaissance qu’un seul dossier dans lequel une proposition de CJIP a été validée alors que la proposition de CRPC concomitante n’a quant à elle pas été homologuée.
C’est pourquoi dans nos lignes directrices de 2023, nous n’écartons pas par principe cette possibilité puisqu’en son point 4.5.2 nous indiquons que si « les enjeux et procédures relatifs aux personnes physiques et à la personne morale sont distincts, […] un règlement simultané et conjoint de leurs situations est préféré chaque fois que le dossier probatoire et les faits concernés le permettent ». Ce type de mécanisme conjoint et simultané pourrait donc être reproposé dans l’avenir. Nous verrons alors comment le juge du siège chargé de l’homologation et de la validation l’appréciera le cas échéant, Si un juge du siège devait de nouveau refuser une homologation de CRPC tout en validant dans le même temps une CJIP, alors nous aurons une jurisprudence plus complète à évaluer dont nous pourrons tirer les conséquences. Nous adapterons dans ce cas notre réponse pénale, étant précisé que sur ce point depuis la loi du 20 novembre 2023, l’article 495-12 du CPP permet au parquet, en cas de refus d’homologation d’une CRPC, de ressaisir le juge délégué aux fins d’homologation (disposition entrant en vigueur à compter du 30 septembre 2024).
Pour autant, en pratique, les situations dans lesquelles une réponse simultanée et coordonnée apparaît opportune ne sont pas si fréquentes. Cet alignement des planètes ne se présente pas dans toutes nos procédures. Sur le plan procédural et probatoire, les systèmes de défense et de coopération ne sont en effet pas les mêmes du point de vue d’une personne morale et d’une personne physique. Dans certaines situations, l’entreprise peut être plus mûre pour accepter une réponse négociée alors que ce n’est pas encore le cas pour les personnes physiques mises en cause. On peut aussi rencontrer des cas de CJIP suivies de CRPC, ou bien de CJIP suivies de citations directes de personnes physiques devant le tribunal correctionnel.
N’oublions pas que le dispositif est encore jeune et que nos lignes directrices viennent cristalliser notre pratique en expliquant comment nous utilisons cet instrument dans le cadre de l’espace d’interprétation laissé libre par le législateur. Une nouvelle version actualisée de nos lignes directrices sera certainement publiée dans quelques années, une fois que nous aurons connu suffisamment de nouveaux cas pour ajuster notre pratique en fonction des situations que nous rencontrons au fil du temps.
Felix de Belloy : J’ai défendu deux cadres dont les noms étaient anonymisés dans le protocole de CJIP, mais la rédaction de la convention rendait totalement illusoire l’hypothèse de plaider une relaxe ensuite. Fort heureusement, l’affaire n’a pas eu de suite à leur encontre.
Jérôme Simon : On apprend dans chaque affaire et dans chaque négociation comment appréhender différentes questions nouvelles, comme comment identifier dans le texte de la convention les personnes physiques mises en cause dans la procédure. Par exemple sur ce point, c’est par notre pratique et de notre propre initiative que nous avons estimé au sein du PNF qu’au regard du principe de présomption d’innocence, il convenait de ne pas nommer les personnes physiques mises en cause dans le corps de la convention, et ce alors l’article 41-1-2 du CPP est silencieux sur ce point.
Jean-Philippe Foegle : Sherpa a depuis longtemps alerté sur le risque d’un morcellement du droit pénal que crée le dispositif de la CJIP qui ne tranche pas la question concernant les personnes physiques. Or le mouvement observé de la superposition des deux mécanismes que sont la CJIP pour la personne morale et la CRPC concernant les personnes physiques d’autre part, illustre la tendance vers une contractualisation grandissante du droit pénal en matière de délit financier, rendant impossible tout débat public sur des faits de corruption dont l’exposition est pourtant principale.
Cette tendance, a néanmoins été infirmée par la décision du tribunal correctionnel de Paris le 26 février 2021 qui a refusé d’homologuer les trois CRPC acceptées par M. Bolloré (ainsi que par MM. Gilles Alix, directeur général du groupe Bolloré, et Jean-Philippe Dorent, directeur international de l’agence Havas, filiale du groupe Bolloré) les juges ayant estimé que la gravité des faits nécessitait un jugement public. En outre, dans ce type d’affaires, nous jugeons qu’une exposition des pratiques corruptives au cours d’un procès public, est indispensable. Nous craignions en outre une évolution de la justice négociée vers une forme d’automatisme de signature d’une CJIP pour la personne morale suivie d’une CRPC pour les dirigeants et les cadres. Évidemment, nous sommes opposés à toute forme d’élargissement de la CJIP à des personnes physiques. Même si engager la responsabilité des personnes physiques n’est pas notre enjeu principal – nous cherchons plutôt un élargissement des règles permettant l’engagement de la responsabilité pénale des personnes morales –, la possibilité de juger les dirigeants lors de procès publics reste indispensable.
Félix de Belloy : Je suis un peu partagé sur la proposition d’étendre la CJIP aux personnes physiques. J’ai en effet défendu des personnes physiques qui se sentaient mises de côté par des CJIP et j’accompagne des dirigeants poursuivis par le PNF qui auraient pu être tentés de solder le dossier par une CJIP, mais qui ne voudraient pas pour autant d’une CRPC avec une reconnaissance de culpabilité.
Je m’interroge cependant sur la pertinence de cet élargissement. J’ai peur que la CJIP devienne la justice négociée des personnes physiques qui ont les moyens d’aller assez loin dans le paiement de l’amende, en échange de l’absence de reconnaissance de culpabilité. La CRPC deviendrait alors la justice négociée de ceux qui ont moins de moyens.
Si on élargissait la CJIP, autant imaginer une fusion deux régimes, qui pourrait être accompagnée d’une simplification des mécanismes de responsabilité de la personne morale, pour qu’elle puisse être poursuivie en tant qu’organisation, comme en droit anglo-saxon, et non par le truchement de la responsabilité de ses dirigeants.
Je ne vois pas bien le dogme qui s’oppose à la justice négociée. Il me semblerait important qu’une vraie alternative soit posée, dans notre culture pénale, entre une justice négociée -pour les dossiers dans lesquels la question de la culpabilité ne se pose pas, et où l’enjeu c’est la peine ; et une justice « imposée », contre laquelle la défense va soutenir la relaxe pour tout ou partie des faits. Si notre culture pénale évoluait en ce sens, je crois que l’ordre public serait tout aussi bien sauvegardé et que les juridictions s’en trouveraient désengorgées.
Charlotte Gaussel : Je suis cependant toujours prudente face à des systèmes importés de pays étrangers qui ne correspondent pas toujours à notre culture juridique. En même temps, je ne comprends pas non plus cette différence de traitement entre la personne physique et la personne morale. Bien sûr j’entends les conséquences importantes d’une reconnaissance de culpabilité pénale d’une entreprise au regard de l’interdiction de soumissionner à des marchés publics. Mais la personne physique, elle seule, se retrouvera à la fin des négociations avec une condamnation pénale et un casier judiciaire. J’ai du mal à comprendre cette différence de régime et je suis partisante d’un alignement des régimes.
S’agissant de la maturité de la personne morale, évoquée par Monsieur le procureur, qui pourrait arriver plus tôt dans le dossier, il me semble qu’elle est le fruit de l’enquête interne que le groupe a lui-même diligentée. Si la personne physique n’est pas intégrée à cette enquête interne, c’est peut-être ce qui explique sa maturité plus lente.
Jérôme Simon : Le dispositif juridique tel qu’il existe aujourd’hui me paraît assez complet. Je ne suis pas certain de la pertinence de l’extension de la CJIP aux personnes physiques. La création de ce mécanisme par le législateur a répondu à un besoin concernant les personnes morales parce que les règles d’engagement de leur responsabilité pénale sont complexes et que les enquêtes les concernant sont par conséquent particulièrement longues, notamment dans les dossiers de corruption internationale. De ce point de vue là, l’outil rempli efficacement son office. Il me semble, comme l’a considéré le législateur en 2016, que le besoin n’est pas tout à fait le même pour les personnes physiques. J’entends que cette extension serait certainement plus confortable et rassurante pour les dirigeants, mais je ne suis pas sûr que l’office de la justice pénale soit de leur apporter du confort ou de les rassurer mais d’apporter une réponse pénale prompte, dissuasive et efficace face aux violations de la loi pénale. T