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Compliance & arbitrage : les prémices d’une symbiose

Par Karl Hennessee, SVP Litigation and Investigations, Airbus  ; Bryan Sillaman, associé, Proskauer Rose ; Eduardo Silva Romero, associé fondateur, Wordstone Dispute Resolution ; Marie- Anne Frison-Roche, professeure d’université, directrice du Journal of Regulation& Compliance (JoRC) et de l’École européenne du droit de la régulation et de la compliance ; Gaëlle Filhol, associée, Pinsent Masons ; Valentin Autret, avocat, Skadden Arps Slate Meagher & Flom.

Le développement normatif de la compliance en France et en Europe s’est d’abord voulu comme une réponse à l’extraterritorialité du droit américain. Puis l’Europe s’est emparée de ces notions pour promouvoir des valeurs fondamentales. La démarche compliance est aujourd’hui devenue un outil de régulation du comportement des entreprises dans leurs rapports économiques et commerciaux au niveau interne et international. Dans ce cadre, la question se pose de savoir comment cette notion peut-elle être comprise dans l’arbitrage international ? Quelles sont les conséquences au niveau des procédures arbitrales ? Comment l’arbitre appréhende-t-il les dispositifs de compliance ? Et quel est le rôle de l’arbitrage dans l’avenir de la compliance ?

Le développement
de la compliance

dans un environnement international

Bryan Sillaman : J’ai débuté ma carrière aux États-Unis au sein de la Securities and Exchange Commission (SEC), qui est l’une des deux agences américaines, avec le Department of Justice (DOJ), qui poursuit des sociétés pour des actes de corruption, en violation du U.S. Foreign Corrupt Practices Act (FCPA). C’était le début des grandes poursuites judiciaires, par les autorités américaines, contre des sociétés, américaines ou étrangères, pour des actes de corruption. Depuis, les montants des amendes prononcées sont de plus en plus significatifs et, dans plusieurs cas, ont été appliquées à de grands groupes français et européens. Dans ce contexte, la législation française s’est construite en partie en réponse à cette extraterritorialité du droit américain, grâce notamment à la promulgation de la loi Sapin 2. Dès lors, les programmes de conformité sont devenus un socle clé pour les sociétés afin de tenter d’éviter ou de réduire les risques de poursuites. Les entreprises ont aujourd’hui une pratique très pointue pour vérifier où se situent les risques principaux dans leurs activités. Et c’est là que le rapport avec l’arbitrage peut être mis en lumière, puisque les points de vigilance peuvent souvent se trouver dans les relations avec des tiers avec lesquels l’entreprise contracte : des agents commerciaux, des partenaires de joint-venture, ou des relations avec les États ou les sociétés étatiques. Ces contrats ont, pour la plupart d’entre eux, des clauses d’arbitrage qui s’appliquent quand il y a des différends entre les parties.

Karl Hennessee : Il est souvent dit que les Européens sont guidés par des principes tandis que les Américains suivent les règles. Cependant, depuis une dizaine d’années, une fusion entre les deux approches a pu être constatée. Les Américains ont pris conscience qu’il n’était pas souhaitable d’établir des règles pour le monde entier et, d’ailleurs, qu’ils n’en étaient pas capables. Dans le même temps, les Européens ont admis les limites de leur approche basée sur des grands principes qui peuvent être soumis à une interprétation différente en fonction des États membres.

L’expérience d’Airbus en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis a été très instructive quant à cette différence de méthodes, puisqu’elle a été publiquement et amplement discutée à partir de 2016. Dans l’enquête menée en interne, puis dans les multiples arbitrages qui ont suivi, il a fallu appréhender cette notion de conformité souple propre au système européen qui s’adapte au temps et qui est donc évolutive. C’est finalement ce que j’appelle la conformité européenne, c’est-à-dire la conformité des principes mais guidée par des règles souples qui s’adaptent au temps et qui ont fait évoluer les pratiques arbitrales et l’engagement des arbitres.

Le changement de paradigme est particulièrement important depuis 2016, avec une série de décisions de la Cour de cassation qui reconnaissent que les entreprises ont besoin de cadres, de règles claires pour guider leurs employés partout dans le monde, et qui dépassent l’idée d’une règle suprême édictée par un seul pays. Aujourd’hui, la conformité n’est plus un sujet réservé aux juristes, c’est un thème à aborder collectivement et qui doit impliquer toutes les fonctions d’une entreprise et c’est, selon moi, la principale leçon de l’expérience Airbus.

Eduardo Silva Romero : Dans cette relation entre la compliance et l’arbitrage, je vois deux phénomènes différents mais liés. D’abord la compliance entraîne des arbitrages, puisque les enquêtes internes menées par les entreprises peuvent la conduire à lancer des arbitrages dans lesquels le thème complexe de la corruption doit être étudié. Se posent alors des questions assez classiques pour savoir si l’on doit appliquer, ou non, l’ordre public. Mais il s’agit également de savoir comment les arbitres appliquent les règles de compliance, que ce soit en arbitrage contractuel ou d’investissement. Dans la matière commerciale, force est de constater que de plus en plus de contrats contiennent des clauses dites de compliance, qu’il s’agisse d’anticorruption ou de protection des droits des travailleurs, voire des clauses prévoyant que les sociétés s’obligent à respecter les codes des responsabilités sociale et environnementale. Dès lors les arbitrages sur ce type de clauses sont en plein développement.
S’agissant de l’arbitrage d’investissement, les nouveaux traités d’investissement font de plus en plus référence aux obligations qui pèsent sur les investisseurs, qu’il s’agisse de soft law ou d’obligations de moyens. La jurisprudence prévoit même que pour que les attentes légitimes des investisseurs soient protégées, alors il faut qu’une due diligence approfondie ait été entreprise, y compris dans les aspects compliance. Par exemple, dans le domaine pétrolier ou minier, l’investisseur doit enquêter pour savoir si les communautés locales ont accepté le projet. La théorie des clean hands est également utilisée pour contrôler que l’investisseur respecte ses engagements durant la vie du projet.

L’arbitre face à la notion
de compliance

Valentin Autret : Dans des arbitrages institutionnels, l’arbitre peut bénéficier du support de l’institution pour l’aider dans la détection, le traitement et les suites à donner à d’éventuels red flags. Avant qu’il ne les détecte éventuellement, se pose aussi la question du comportement des parties. Les parties vont-elles spontanément lui révéler des red flags ? Il est commun en arbitrage international que les parties procèdent à une revue de documents, spontanément ou à l’occasion d’une phase de production de documents. Or, une recherche bien menée peut faire ressortir des informations que les personnes en charge de la conformité au sein de l’entreprise ignoraient jusqu’alors. L’une ou les deux parties à la procédure arbitrale peuvent ainsi détecter des indices d’une violation des règles de conformité. Que faire de cette information ? La ou les parties vont-elles faire état de cette information à l’arbitre et lui indiquer que le contrat objet de l’arbitrage pourrait être le fruit d’un pacte corruptif ? Si les deux parties, également concernées par ces indices et soucieuses de leurs éventuelles conséquences, font la démarche commune d’en faire part à l’arbitre, comment celui-ci peut-il ou doit-il réagir ? Soulever la question de la pérennité du contrat, mettre un terme à sa participation à la procédure, en référer à l’éventuelle institution qui organise l’arbitrage, conseiller aux parties d’aller voir les autorités compétentes ? D’ailleurs, peut-il et/ou doit-il faire lui-même une démarche auprès des autorités compétentes ?

Gaëlle Filhol : Il y a effectivement de nombreuses instances où la résiliation du contrat en cause apparaît nécessaire, inévitable, lorsqu’une entreprise se trouve en présence d’éléments qui suggèrent l’existence d’un pacte corruptif ou, plus généralement, le non-respect de règles de conformité. Mais la résiliation intervient parfois en raison d’une simple suspicion de non-respect, notamment quand l’entreprise n’a pas pu réunir tous les éléments permettant d’emporter sa conviction et d’écarter formellement l’existence d’un pacte corruptif ou d’une violation de règles de conformité, alors qu’il n’existe en réalité aucune violation. Dans ce cas de figure, la difficulté pour la partie subissant la résiliation consiste à apporter la preuve, éminemment difficile, de ce qui n’existe pas, c’est-à-dire qu’elle n’a pas violé ses obligations en matière de compliance. Cette difficulté probatoire, qui vient se heurter à la présomption que créent les red flags, est un défi pour les arbitres dont l’appréciation est essentiellement casuistique.

Karl Hennessee : Rappelons le fameux article rédigé par le professeur Gaillard1 qui explique comment l’arbitre doit réagir, face à de telles situations. On trouve également des réponses dans un guide émis par la CCI2 et dans la jurisprudence de la cour d’appel de Paris. Les diligences des arbitres sont réelles, ils posent des questions et, dans le cas d’Airbus, ils se sont interrogés sur le point de savoir si les informations collectées dans le cadre des arbitrages initiés en parallèle de l’enquête pouvaient être transmises au PNF. Les discussions avec les arbitres et les parties adverses sur ces sujets ont parfois duré des mois.

Eduardo Silva Romero : Dans son article, Emmanuel Gaillard mentionnait également la question de savoir si l’arbitre avait en réalité une mission plus large que celle de régler le litige qui lui a été confié. De plus en plus de voix s’élèvent pour affirmer que l’arbitre appartient à un système plus large et qu’il aurait le devoir de dénoncer aux autorités. C’est une conception assez dérangeante pour un praticien de l’arbitrage !

Marie-Anne Frison-Roche : Il est légitime de parler de sanctions, de répressions et de concevoir ainsi, c’est-à-dire d’une façon assez négative, l’articulation entre l’arbitrage international et le droit de la compliance. Mais celui-ci est infiniment plus large. On est tout au début de cette matière qui va se développer extraordinairement. Le sujet est d’ores et déjà davantage, et plus encore demain, de vérifier la solidité et la validité des relations de travail dans des chaînes d’activité. Or, c’est une perspective de transnationalité et non seulement d’extraterritorialité. Il s’agira également de concrétiser le devoir de vigilance, lequel n’est que la pointe avancée de la compliance, devoir qui repose sur l’entreprise maîtresse par rapport à une chaîne d’activités qu’elle a elle-même construite de pays en pays. Il ne s’agira alors pas de réfléchir seulement aux sanctions de droit pénal et à la dénonciation aux autorités publiques : la question portera en ex-ante sur du droit des contrats, du droit de la responsabilité civile, avec l’insertion qui se multiplie des clauses de compliance, notamment de vigilance, des clauses d’audit qui se démultiplient. L’arbitre en est et sera le juge naturel puisqu’il s’agit de droit des contrats. Mais il doit et devra se poser des questions systémiques comme celles du droit climatique parce que la compliance, qui consiste à internaliser dans les grandes entreprises des ambitions politiques fixées par les États (les « buts monumentaux »), est de nature systémique, cette nature étant ainsi incorporée dans les contrats et les litiges arbitraux qui adviennent. Au titre de l’ordre arbitral mondial, on demandera à l’arbitre de contribuer à la construction de cet ordre mondial sur la base contractuelle qui demeure la sienne. Pour ce faire, l’arbitre doit intégrer la dimension systémique de la compliance, aujourd’hui contractualisée.

François Ancel, qui était président de la chambre internationale de la cour d’appel de Paris avant de devenir haut-conseiller à la Cour de cassation, partage d’ailleurs cette appréhension du droit de la compliance, articulant la dimension systémique, l’efficacité contractuelle et l’appui juridictionnel. La cour d’appel de Paris et la Cour de cassation me semblent ouvertes à une sorte d’office systémique des arbitres qui fait que compliance et arbitrage international vont entrer en symbiose. Notamment en matière de protection climatique et de droits humains. Cela peut donner à la place de Paris un rôle essentiel car le droit de la compliance est plus large, plus ambitieux et plus « positif » que la seule lutte contre la corruption. En effet, ce sont des autorités publiques qui expriment une ambition, que ce soit en matière climatique, énergétique, la protection des personnes, de l’information ou encore des données. Les entreprises prennent des engagements, notamment dans des chartes, et contractualisent leurs obligations réglementaires en les ajustant à leur propre culture et aux différentes implantations. Et c’est alors le rôle du juge, du régulateur et des arbitres de contrôler l’efficacité, l’équilibre, voire l’équité de l’ensemble, aussi bien dans l’arbitrage d’investissement que dans l’arbitrage commercial. Les autorités publiques attendent donc de l’arbitre qu’il joue son rôle, elles n’y sont pas hostiles. L’enjeu est bien de forger cette nouvelle culture car les arbitres doivent s’y ouvrir et contribuer à l’effectivité des engagements tout au long de la chaîne d’activités des entreprises.

Valentin Autret : Le contrat fonde les pouvoirs et la compétence de l’arbitre. Les parties peuvent donc prévoir dans leur contrat ce que l’arbitre peut faire et comment il peut le faire. Le contrat peut ainsi anticiper et organiser le traitement contentieux des questions de conformité. À cet égard, il sera intéressant de voir si les contrats avec des clauses de compliance with laws spécifiques à certaines activités vont prévoir une méthode à suivre par l’arbitre pour statuer sur ces questions. Il se pourrait par exemple que des co-contractants préfèrent que certaines questions de conformité soient tranchées en équité plutôt qu’en droit, ou inversement.

Karl Hennessee : Face au dilemme de choisir la voie du contrat ou celle de l’ordre public, les arbitres privilégient généralement la voie contractuelle qui est plus claire et moins exposée à une révision par la cour d’appel. L’évolution constante des règles d’ordre public peut avoir des conséquences importantes quant à leur réputation et au regard a posteriori des commentateurs sur les sentences qu’ils ont rendues. Rappelons à titre d’exemple que les arbitres allemands peuvent voir leur responsabilité pénale engagée si leur sentence est rendue dans un sens qui favorise la corruption. Ils préfèrent donc naturellement s’en remettre à la loi du contrat exclusivement.

À l’avenir, les parties devront clairement définir leurs attentes et les obligations de chaque partie de manière contractuelle. Par exemple, lors de la conclusion de contrats en lien avec des obligations environnementales, des droits humains ou encore impliquant de l’intelligence artificielle, les parties devront s’accorder sur des notions évolutives dont les contours vont se dessiner au fil du temps. Ces accords contractuels devront permettre aux parties de conserver la souplesse nécessaire afin d’aborder ces nouvelles problématiques.

Articuler les systèmes d’arbitrage
et de compliance

Gaëlle Filhol : On parle beaucoup du défi que représente la compliance pour l’arbitre, les institutions et les parties. Mais l’on peut imaginer encore davantage comment le tribunal arbitral, qui est le juge naturel du commerce international, se fait le catalyseur de toutes ces règles de compliance qui sont encore éclatées de par le monde. L’arbitrage international peut jouer un rôle de régulateur, de fait, encore plus vertueux dans les années à venir pour harmoniser, ou en tout cas lisser ces règles pour qu’elles soient plus faciles à appréhender par tous les acteurs du commerce international, sans que l’arbitrage ne perde sa flexibilité, qui est l’un de ses attraits principaux. C’est sans doute une bonne nouvelle pour les praticiens de l’arbitrage, car il y a un rôle systémique à jouer ici, au-delà de la mission première de l’arbitre qui reste de résoudre les différends qui lui sont soumis.

Bryan Sillaman : Cette prise de conscience est universelle pour chercher à allier gestion des risques et conséquences extérieures, que ce soit par la voie d’un arbitrage ou par une enquête des autorités. Cependant le niveau de preuves (standard of proof) dans le contexte d’une enquête diligentée par les autorités est un peu similaire au niveau de preuves applicable dans un contexte arbitral (au moins comme interprété dans certains arbitrages), mais ce niveau ne correspond pas nécessairement aux standards mis en œuvre par l’entreprise dans un contexte de gestion des risques. Une société qui fait face à une enquête criminelle peut considérer que le risque de continuer une relation commerciale ou de rétribuer un agent est trop élevé, même si les faits n’atteignent pas le niveau de preuves nécessaires pour caractériser une violation de loi.

Marie-Anne Frison-Roche : C’est pourquoi il faut saisir l’occasion d’articuler arbitrage et compliance. Le système probatoire du droit de la compliance n’est pas encore mature. Il faut élaborer des règles plus adéquates sur les charges de preuves, moyens de preuves, recevabilités, dispenses, etc. Cela tient au fait que le droit de la compliance est une branche du droit naissante. Les entreprises ont donc encore beaucoup de mal à discerner dans toutes les obligations qu’elles mettent en œuvre ce qui constitue pour elles des obligations de moyen ou des obligations de résultat. Or cette distinction a un effet probatoire essentiel, notamment dans l’organisation par contrat et particulièrement s’il y a arbitrage. Les entreprises ont la charge de prouver qu’elles ont satisfait leur obligation de compliance mais ce qu’est cette obligation est encore peu clair pour elles. Elle est à la fois moins que de respecter toutes les réglementations applicables (ce qui est impossible…) et plus (tendre vers ces buts fixés, par exemple pour lutter contre la corruption, le blanchiment ou la déforestation). La responsabilité de l’entreprise est personnelle, pour des comportements qu’elle ne peut, éventuellement, pas connaître, voire qu’elle n’a pas le droit de savoir, non seulement à cause du secret des affaires mais encore à cause du RGPD (qui est aussi un texte de compliance…). Pour arriver à maîtriser un système probatoire qui lui-même est naissant, la technique de l’arbitrage, en ce qu’il permet des solutions, peut aider le juge ou les autorités administratives, voire les autorités de poursuites qu’elles soient françaises, européennes ou étrangères, qui peuvent avoir du mal à trouver des remèdes. En effet, l’arbitrage, qui lui est un système mature, peut être moteur pour aider le droit de la compliance qui, lui, est encore en construction. Il ne faut donc pas opposer ces deux matières, mais les concevoir dans un système d’entraide, d’appui.

Eduardo Silva Romero : Ce conservatisme des arbitres qui suivent le contrat va devoir évoluer, mais cela passera par certaines décisions juridictionnelles. Les arbitres auront une conscience systémique uniquement lorsque des sentences seront annulées parce qu’ils n’ont pas tenu compte d’éléments de compliance. Dans deux cas bien connus (Belokon v. Kyrgyzstan ; Sorelec v. Libya), la cour d’appel de Paris a annulé les sentences arbitrales sur le fondement de la corruption. Le message a donc été passé aux arbitres de faire bien attention lorsqu’il y a des accusations de corruption et notamment de faire recours à la méthode dite de red flags utilisée par la cour. De telles décisions ont donc un impact sur la réflexion des arbitres de la place.

Gaëlle Filhol : Quand on réfléchit à la manière dont arbitrage et compliance s’imbriquent, force est de constater que l’on est encore dans une relation balbutiante. L’équilibre à trouver se situe encore beaucoup entre confidentialité et transparence. Ces dernières années ont été marquées par un souci accru d’une plus grande transparence des procédures d’arbitrage, qui vient s’opposer au « grand » principe (qui connaissait déjà des exceptions) de confidentialité de l’arbitrage. Cela s’étend également aux institutions, et la Chambre de commerce internationale a d’ailleurs informé parties et arbitres, dans une note à leur attention, quant aux mesures administratives prises par la Cour internationale d’arbitrage au cours des procédures administrées conformément au règlement d’arbitrage de la CCI afin d’assurer le respect des obligations qui lui sont imposées par les autorités de régulation compétentes. J’ajoute la difficulté des tribunaux arbitraux face à l’extension du contrôle, désormais maximaliste, du juge de l’annulation en matière d’ordre public international.

Marie-Anne Frison-Roche : La compliance ne maltraite pas toujours la confidentialité de l’arbitrage. Dans une décision du tribunal judiciaire de Paris de février 2024, le juge a considéré qu’une information révélée dans le cadre d’un arbitrage international ne devait pas être révélée dans une instance judiciaire intentée au titre de la vigilance. Le juge judiciaire fait ainsi preuve de sa compréhension de ce qu’est l’arbitrage.

J’ajoute que la chambre 5.12 de la cour d’appel de Paris, qui est donc compétente en matière de devoir de vigilance dans sa dimension systémique, est à mettre en miroir de la chambre internationale de la cour : elles se complètent. Si les arbitres accueillent cette logique consistant à trouver des solutions dans des situations économiques de long terme, notamment les infrastructures, les chaînes d’activités, etc., qui appellent aussi la régulation et la compliance, ils partageront naturellement la même perspective que les juges étatiques, ceux la cour d’appel de Paris. Ceux aussi du tribunal judiciaire de Paris qui a créé en septembre 2024 une chambre spécialisée pour connaître du contentieux de régulation économique, sociale et environnementale, dans lequel ces litiges entrent. Il tombe sous le sens que compliance et arbitrage se retrouvent puisqu’il est dans la culture des praticiens de ces deux branches du droit d’élaborer avant tout des solutions : ces deux droits ont avant tout cela pour objet.

Valentin Autret : Le respect du droit de l’environnement ou des droits humains est véritablement un but « monumental » comme l’a bien exprimé Marie-Anne Frison-Roche. Avec de tels droits en cause, on comprend que le juge veuille s’intéresser de près à la décision de l’arbitre. En ligne avec la tradition française, on comprend aussi l’intérêt de préserver l’arbitre de l’ingérence du juge dans la résolution au fond du litige entre les parties. Le dialogue entre les univers arbitral et judiciaire, à l’occasion des recours exercés contre des sentences, devrait donc s’intensifier avec l’entrée dans le champ de l’arbitrage des problématiques de droits humains et de l’environnement.

Karl Hennessee : Je rappelle qu’au début des années 2000, le corpus de règles relatives à la lutte anti­corruption était aussi difficile à établir que ce que nous vivons aujourd’hui en matière de vigilance environnementale. Je compte donc sur la diligence des juges, des arbitres et des entreprises pour obtenir la même clarté dans 20 ans. Il est bien sûr difficile d’établir des convergences de vue et des standards. Mais les contours du devoir de vigilance se dessinent et la doctrine s’établit. La confrontation des points de vue est inévitable.

Marie-Anne Frison-Roche : Je crois que cela va s’opérer assez aisément, même s’il s’agit d’articuler ce juge du contrat qu’est l’arbitre et ordre public international. Souvenons-nous de l’évolution des rapports entre arbitrage et concurrence. Les débats étaient les mêmes il y a 15 ans ! Le droit des marchés concurrentiels est d’ordre public de direction. Face à une question d’entente ou d’abus de position dominante dans un contrat, l’on demanda à l’arbitre de prendre en charge le traitement de la question dans le cadre de sa sentence. Aujourd’hui c’est parfaitement intégré dans la pratique. En matière de compliance et de vigilance, j’entends les juges qui expriment aussi cette crainte d’une confrontation qui pourrait mal se passer, notamment parce que les cas sont complexes, systémiques, touchent de très grandes entreprises. L’on parle de tsunami… et la compliance semble faire peur à tout le monde ! C’est vrai que c’est nouveau mais il faut surmonter cette surréaction. L’arbitrage, branche très construite, confidentielle et par nature internationale, peut aider à trouver les repères. La compliance demande à ce que les arbitres prennent en considération ces nouveaux « soucis », que sont l’environnement et les droits humains.

Très concrètement, le fait que les arbitres siègent à trois permet d’avoir l’un d’entre eux plus spécialisé en droit de la compliance pour que cette considération plus systémique puisse s’articuler avec la tradition arbitrale et qu’il en résulte des sentences qui montrent l’aptitude de la place de Paris, en tant que place mondiale, à prendre en charge ces soucis-là. Les nouveaux litiges arbitraux vont être passionnants. Ils ne sont en rien limités aux seules questions de corruption et de sanctions. Le droit de la compliance est bien plus vaste, plus souple et englobe les sujets globaux que les entreprises contractualisent, comme la lutte contre la discrimination, et que l’arbitrage peut et doit intégrer.

Valentin Autret : Un risque à néanmoins anticiper, voire prévenir, est celui de stipuler trop simplement que les parties déclarent et/ou s’engagent à respecter toutes les normes applicables ; l’allégation de la violation de n’importe laquelle d’entre elles, ou sans considération de l’importance de cette violation ou de ses conséquences pourrait alors devenir une cause opportuniste de contentieux. Sans parler des questions probatoires.

Marie-Anne Frison-Roche : Cela ramène toujours à la question des preuves. Le système probatoire de la compliance n’est pas encore mature. Le juge judiciaire va pouvoir aider car il est plus à l’aise avec ce système de recherche de preuves et la compliance se juridictionnalise très rapidement.

Karl Hennesse : Le contrat peut toujours obliger les parties à apporter la preuve de leur conformité, même si la norme du contrat est évolutive.

Valentin Autret : À cet égard, deux clauses des contrats commerciaux sont trop souvent rédigées en fin de négociation, voire copiées/collées depuis un modèle : la clause de compliance with laws et celle d’arbitrage. Or, ces clauses seront centrales pour la résolution des litiges contractuels liés à la conformité. Pour que ces litiges soient traités au mieux des attentes et des intérêts des parties, sans doute faut-il désormais que ces clauses soient rédigées avec plus de soin, en évitant par exemple les références vagues à « toutes les normes applicables » et la résolution du litige par un arbitre unique.

Gaëlle Filhol : Face à ces nouvelles questions de compliance, il me semble particulièrement utile, voire indispensable, d’avoir un tribunal arbitral composé de trois arbitres pour échanger et confronter les points de vue.

Bryan Sillaman : C’est pourquoi nous avons vu certains clients ou certaines sociétés qui choisissent de mettre dans leurs contrats plus d’éléments liés aux programmes de conformité. Les tiers les plus à risque doivent donc accepter d’être soumis aux due diligences (parfois renforcées) et/ou de participer à un audit tous les deux ou trois ans. Ce sont des éléments à contractualiser qui font partie des programmes de conformité. Cela me paraît plus adapté qu’un simple engagement à être conforme à la loi française ou au FCPA.