CJIP, vers de nouveaux équilibres dans les négociations
Le parquet national financier (PNF) a publié, lundi 16 janvier 2023, la mise à jour de ses lignes directrices sur la mise en oeuvre de la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Elle se substitue à la première version qui datait de juin 2019. Une nouvelle rédaction qui a vocation à mieux comprendre les équilibres qui se créent pendant les négociations, et qui s’inspire des méthodes du DoJ américain qui publie, à échéances régulières, des mises à jour de ses lignes directrices. Dans ce document, et c’est d’ailleurs l’une de ses innovations, le PNF donne une place à la victime dans la convention signée. Alors qu’elle était, auparavant, représentée par le procureur lui-même, elle souhaite aujourd’hui être en première ligne dans les discussions. Quelles conséquences pour les négociations et pour les entreprises qui signent la CJIP ?
Bilan de six ans de CJIP
JEAN-FRANÇOIS BOHNERT : Depuis six ans, le ministère public français a signé 32 CJIP. Elles ne concernent pas uniquement le PNF qui n’a pas, à lui seul, le privilège de négocier, signer et faire valider de telles conventions. Cet outil, prévu par le code de procédure pénale, est à disposition de l’ensemble des parquets français. Le PNF est l’auteur de 15 d’entre elles, dont six ont été signées et validées au cours de l’année 2022. Elles se répartissent pour moitié dans le domaine de la lutte contre les atteintes à la probité, c’està- dire tout le spectre de la lutte anti-corruption, et pour l’autre moitié dans la fiscalité aggravée. Les 17 autres CJIP ont été signées par d’autres parquets (celui de Paris, de Nanterre, de Nice…) dans les domaines précédemment indiqués. S’y ajoutent les CJIP concernant la matière environnementale dont se sont emparés quelques parquets territoriaux, tels celui du Puy-en-Velay ou de Charleville- Mézières. Je me fais donc aujourd’hui le porte-parole de l’ensemble des parquets pour présenter cet instrument totalement innovant et offrant de grands avantages. Il est intéressant de noter que se diversifient aujourd’hui le champ d’application et les acteurs de la CJIP, même si l’on comprend que le législateur reste pour le moment focalisé sur les atteintes à la probité et à la fiscalité. Ce sont les deux domaines dans lesquels les montants des sanctions pécuniaires sont les plus substantiels, avec l’imposition de programmes de conformité exigés et l’entrée en scène de l’Agence française anti-corruption (AFA).
ALEXIS WERL : Les entreprises et leurs avocats se sont rapidement adaptés à ce nouvel outil de justice négociée, malgré son caractère inédit dans notre culture judiciaire. Le bilan des CJIP est bon, ce dont attestent les chiffres : il n’y a jamais eu autant de CJIP signées qu’en 2022. Il me semble, en tant qu’avocat, que l’un des bénéfices de ce mécanisme a été d’inciter parquetiers et avocats de la défense à engager un véritable dialogue, dans un climat plus apaisé et dans une relation de confiance. J’ai été très sensible à la référence faite, à deux reprises, dans les lignes directrices du PNF du 16 janvier dernier, à la foi du Palais. Cette notion, même si elle n’a pas de support textuel, y compris dans les règles déontologiques de notre profession, irrigue notre pratique quotidienne. Et la voir ainsi inscrite dans ces lignes directrices est un signal fort, dans le prolongement des travaux du comité mis en place en 2019 entre les chefs de juridiction et les barreaux pour améliorer les relations entre avocats et magistrats, dont le guide de bonnes pratiques avait, lui aussi, fait expressément référence à la foi du Palais.
CATHERINE STAVRAKIS : En tant que praticienne de la conformité en entreprise, je travaille surtout sur la prévention. Bien heureusement, je n’ai jamais eu à mettre en place de CJIP. Je lis les Deferred Prosecution Agreements (DPA) du DoJ et les CJIP pour comprendre des faits de corruption avérés dans un domaine et évaluer si l’entreprise pourrait rencontrer des risques similaires, et pour me servir des cas réels dans mes formations aux employés. Donc l’ambiance entre l’avocat et le parquet ne me concerne pas directement. Selon moi, la confiance n’écarte pas le contrôle.
FABIEN GANIVET : L’instauration de la CJIP dans notre système juridique et judiciaire a surtout permis à la France de regagner une certaine part de souveraineté notamment dans les grands dossiers d’atteintes à la probité, auxquels Monsieur le procureur de la Républiquefinancier faisait référence et qui ont quasiment tous une dimension transnationale. Chacun se souvient des difficultés rencontrées par nombre d’entreprises françaises et européennes face à la pression exercée par certains régulateurs étrangers, notamment américains, et il devenait essentiel pour notre pays de disposer d’un outil juridique équivalent aux DPA anglosaxons de manière à permettre d’une part, aux autorités françaises de s’emparer pleinement de ces dossiers, et d’autre part, à nos entreprises de pouvoir envisager, le cas échéant, un règlement global et coordonné de ces litiges. Cela ne s’est pas fait sans débat, tant il est vrai que les cultures judiciaires anglo-saxonne et française sont très différentes. L’idée-même de « justice négociée » n’était pas forcément intuitive pour de nombreux juristes français, il y a quelques années encore, sauf que les résultats sont là : très positifs dans l’ensemble, et notamment parce que nous n’avons pas simplement été dans une dynamique de réception d’un système étranger en France, nous avons véritablement adapté ce nouvel instrument juridique à notre propre culture et à nos pratiques judiciaires. Les procureurs et avocats américains sont, par essence, très proches, de par leur formation initiale et par les passerelles entre les deux métiers. C’est moins vrai en France, et il est en effet heureux que nous puissions nous retrouver en particulier autour de cette belle notion française de foi du Palais évoquée dans les lignes directrices du PNF du 16 janvier.
JEAN-FRANÇOIS BOHNERT : Le PNF a délibérément voulu être audacieux en inscrivant l’expression de foi du Palais dans ses lignes directrices, c’est un signal fort que nous souhaitions donner aux avocats sur notre ouverture et notre capacité à dialoguer. C’est aussi une volonté de main tendue pour des rapports rénovés entre le barreau et le parquet, et plus particulièrement le PNF. J’ajoute que ces lignes directrices ont fait l’objet d’une large consultation, à la fois du barreau, mais également du monde de l’entreprise, dans un esprit d’ouverture et pour marquer notre volonté de transparence, de visibilité et de lisibilité de notre action. Je rappelle qu’à mes yeux, la CJIP est un outil d’action publique parmi d’autres. Nous avons signé six CJIP en 2022, alors que dans la même année nous avons poursuivi près de 70 personnes devant le tribunal correctionnel selon les critères habituels d’une justice qui ne négocie pas, mais qui impose sa décision. Il faut donc relativiser la portée de cet instrument malgré ses avantages.
FABIEN GANIVET : Quelle satisfaction, au bout de seulement six ans d’application, pour les promoteurs de cette avancée dans le droit français, de pouvoir constater non seulement que ce système fonctionne, mais qu’il a en effet donné aussi lieu à des rapports rénovés, et plus matures, entre les acteurs judiciaires et le monde de l’entreprise. En 2016, certains considéraient que la CJIP était entrée dans le système pénal français un peu par effraction et s’inquiétaient d’un risque de dépénalisation de toute une partie des infractions économiques et financières, et singulièrement les plus graves. Or la réalité a été tout autre, comme en témoigne notamment le niveau des amendes prononcées dans le cadre de CJIP. En définitive, il s’avère que la CJIP est un outil supplémentaire à la disposition du ministère public et rien n’oblige les parties à y recourir de manière systématique, ce qui n’est d’ailleurs pas le cas.
THOMAS AMICO : Cette nouvelle culture de la négociation a même débordé au-delà du champ de la CJIP. Si les personnes physiques n’ont pas le droit d’en bénéficier, je note néanmoins que les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) sont également de plus en plus négociées. Le parquet accepte de plus en plus de travailler avec les avocats pour aboutir à des décisions équilibrées et les faire homologuer. Ce n’était presque jamais le cas auparavant. Je constate une ouverture à la négociation et à la discussion, par-delà la CJIP. Je pense par exemple à l’ouverture contradictoire des enquêtes préliminaires où des discussions peuvent être menées avec les parquetiers. C’est un nouvel « esprit CJIP » qui me semble intéressant et riche de possibilités.
La CJIP, un moyen de protection pour les entreprises ?
CLAIRE OLIVE-LORTHIOIR : La confiance de l’entreprise est, elleaussi, essentielle. En premier lieu, la confiance dans la coordination internationale par le truchement de la CJIP est une incitation majeure pour l’entreprise exposée aux poursuites de plusieurs autorités pour les mêmes faits. Or, la CJIP Airbus a démontré qu’elle était un moyen efficace de protection contre l’action de diverses autorités étrangères, ce qui incite les entreprises à avoir confiance dans la capacité du PNF à les protéger contre l’action d’une autorité étrangère. Cela permet d’éviter une double sanction sans que le PNF puisse fournir une garantie absolue sur le respect de la règle non bis in idem En effet, selon les termes des lignes directrices, son application est « nuancée ». La confiance de l’entreprise repose également sur la confidentialité pendant la période de négociation. La confidentialité couvre les échanges et des remises de documents, jusqu’au moment où l’accord est formalisé. Cela est rassurant. Or, la confiance doit également perdurer après la rupture des négociations. Jusqu’où va-t-elle lorsque les éléments communiqués avant la rupture des négociations pourraient être utilisés librement après avoir été obtenus par voie de réquisition ou de saisie ?
JEAN-FRANÇOIS BOHNERT : Le concept du non bis in idem est cardinal pour les juristes au sein de l’Union européenne, et nous le respectons entre juridictions associées. Mais au-delà de l’UE, chaque État a sa propre conception du principe. C’est pourquoi ces lignes directrices lancent un signal car la seule façon pour préserver l’effectivité de notre système et le respect de ce principe est précisément de conditionner nos réponses, lorsque nous sommes saisis de demandes étrangères dans le cadre de l’entraide pénale internationale, au fait que les éléments de preuve ou d’information obtenus dans le cadre de la CJIP ne seront pas utilisés par un pays tiers pour engager à nouveau une procédure pénale contre la personne morale à raison des mêmes infractions que celles visées dans la CJIP. Nous pouvons imposer cette restriction aux États tiers et l’occasion s’est déjà présentée. Bien sûr, si un État passe outre au nom de sa souveraineté, nous en tiendrons compte dans les coopérations futures, qui seront alors sévèrement compromises. Nous protégeons ainsi les entreprises françaises et c’est le sens de cette disposition figurant dans nos lignes directrices. Les autorités américaines reconnaissent aujourd’hui l’effectivité de la loi Sapin II. C’est l’une des grandes leçons de la CJIP Airbus qui témoigne d’un véritable changement de paradigme. Lorsque le DoJ a dans le viseur une entreprise française, il n’a plus pour réflexe d’engager des poursuites mais il contacte directement le PNF pour nous demander la façon dont nous comptons réagir.
BENJAMI N HECKER : La confiance est le maître-mot, non seulement entre les différentes parties prenantes des discussions, s’agissant du sort des informations échangées, mais aussi visà- vis de la protection apportée face au risque de multiplication des procédures judiciaires extraterritoriales. L’entreprise doit être rassurée avant de s’engager dans un processus de justice négociée, pour qu’elle ne se retrouve pas, après la procédure menée en France, à devoir être confrontée pour les mêmes faits, à des autorités étrangères. Enfin cette confiance est aussi au coeur de la relation « direction juridique - direction de la conformité - direction générale ». Cette confiance, que peut espérer l’entreprise, est essentielle à prendre en compte pour décider de s’engager dans cette voie.
PHILIPPE BOUCHEZ EL GHOZI : Il y a 20 ans, les entreprises avaient tendance à mettre la poussière sous le tapis. Elles faisaient, bien sûr, le ménage en interne mais il n’y avait pas de pression sur la conformité et il n’y avait quasiment pas de poursuites. Puis, en très peu de temps, les entreprises se sont vues rappeler à l’ordre. D’abord, par les autorités américaines : des entreprises françaises de premier plan sont ainsi passées sous les fourches caudines de l’aigle américain. Cette pression a, ensuite, permis l’introduction en droit français de la loi Sapin II qui a été la première législation française de protection des entreprises en la matière. Enfin, l’action du PNF a été un autre élément majeur de protection pour résister à la pression du DoJ et de la SEC. Le PNF a pu s’imposer face aux autorités américaines, notamment, grâce à cet instrument efficace qu’est la CJIP. Mais ne sous-estimons toutefois pas le danger que l’entreprise devienne victime d’un autre excès. En effet, dès qu’elle découvre un sujet frauduleux, l’entreprise ne doit pas se précipiter vers la révélation et la négociation. Elle doit réfléchir très attentivement à ce qu’elle risque dans le cadre - comme en dehors - d’une CJIP et, si ces lignes directrices sont très utiles pour cet exercice, elles laissent pourtant des zones d’ombre. L’entreprise doit ainsi mettre en balance son intérêt à négocier alors qu’elle ne maîtrise pas forcément les conséquences de cette transaction vis-à-vis d’autres autorités, notamment étrangères. A-t-elle intérêt à ouvrir en grand la boîte de Pandore alors qu’elle ne sait pas exactement ce qui en ressortira ? Car révéler des faits ne signifie pas pour l’entreprise reconnaître sa culpabilité : elle peut aussi être victime de ces faits
CLAIRE OLIVE-LORTHIOIR : Envisager une CJIP, c’est définir une stratégie en fonction des éléments du contexte de l’entreprise. Le choix de l’entreprise dépend de son exposition à un risque de sanction internationale, de l’application des facteurs majorants et minorants, de l’exposition des dirigeants en cause, du risque d’exclusion des marchés publics, du contexte particulier d’une acquisition et également du risque réputationnel. Évaluer le risque réputationnel c’est tenir compte des grands défis que traverse l’entreprise. Décider de recourir à la CJIP peut être un élément déterminant pour préserver sa réputation et sa valorisation dans un contexte de judiciarisation, pour une entreprise particulièrement exposée à la pression d’activistes ou tout simplement dans le contexte d’une alerte lancée via un canal externe ce qui augmente le risque d’atteinte à sa réputation.
BENJAMIN HECKER : Cet aspect stratégique replace, encore une fois, la direction juridique au coeur des débats et de l’action. C’est le sens de l’évolution de nos professions au fil des années. La direction juridique s’ancre au coeur des débats stratégiques de l’entreprise. Notre rôle s’est progressivement décloisonné ce qui implique une prise en compte de nombreux aspects non juridiques dans notre rôle de conseil et de défense des intérêts de l’entreprise.
PHILIPPE BOUCHEZ EL GHOZI : Très souvent, alors que l’immense majorité du groupe est conforme, l’entreprise peut s’apercevoir qu’une filiale n’est pas propre. Doit-elle alors tenter de faire le ménage elle-même ou doit-elle révéler les faits alors que l’enjeu des sanctions est très conséquent ? Je rappelle que les lignes directrices prévoient un facteur majorant de pénalité pour une « entreprise de grande taille », le PNF calculant le montant de l’amende d’intérêt public sur le pourcentage du chiffre d’affaires en intégrant les comptes consolidés du groupe. En sus du risque d’image et de réputation, le risque financier est donc très significatif et il contribue aussi à décourager les comex de recourir à la CJIP.
ALEXIS WERL : Bien sûr, ces lignes directrices contribuent à améliorer la prévisibilité de la peine en listant de façon précise et explicite les facteurs minorants et majorants de l’amende d’intérêt public. C’est un point positif. Pour autant, revers de la médaille, ce que les justiciables ont gagné en prévisibilité, ils risquent de le perdre dans le nouveau quantum de la sanction encourue. En effet, et en premier lieu, à la lecture de la méthode de calcul de l’amende, on peut craindre une double peine. À la part restitutive de l’amende s’ajoute désormais une part dite afflictive. Or, ce n’est qu’à cette part afflictive, qui a elle-même pour base le montant de la part restitutive, que s’appliquent les facteurs minorants et majorants. Par conséquent, si dans une espèce donnée, on caractérise autant de facteurs majorants que de facteurs minorants, l’entreprise concernée pourra être condamnée à payer deux fois le montant des avantages tirés des manquements qui lui sont reprochés, une première fois au titre de la part restitutive, une seconde fois au titre de la part afflictive. Si les facteurs majorants l’emportent, on pourrait même parvenir à un multiple de trois, voire plus encore. Autre sujet de préoccupation : les lignes directrices énoncent que les avantages tirés des manquements ne seront pas seulement calculés en fonction de critères objectifs, sur la base du profit marginal généré par les actes litigieux, mais aussi de critères très subjectifs, comme les gains de parts de marché, de visibilité ou de savoirfaire, difficilement quantifiables et sources d’une véritable insécurité juridique. Enfin, les lignes directrices indiquent que le plafond de l’amende ne sera pas déterminé en fonction des comptes sociaux de l’entité juridique mise en cause, mais en fonction des comptes consolidés du groupe auquel elle appartient. Ce qui pose une véritable difficulté dans l’hypothèse où des faits délictueux ont été commis par une filiale, sans que sa société mère ni les autres sociétés du groupe n’en aient été informées. Je m’interroge, à cet égard, sur la conformité de ce mode de calcul au principe de personnalité des délits et des peines.
JEAN-FRANÇOIS BOHNERT : Cette subjectivité, introduite dans nos lignes directrices, a été source d’une profonde réflexion de la part du PNF lors de leur élaboration. Je peux comprendre le débat qu’elle soulève, pour autant elle donne lieu à discussions entre l’entreprise et le PNF par le truchement des conseils. Nous tenons à travailler en objectivité et il convient donc de relativiser le côté « arme secrète » que vous décrivez. Sur la question de la peine encourue, nous avons intégré le mode de calcul de la sanction adossé sur le chiffre d’affaires du groupe consolidé dans plusieurs CJIP récentes. Nous voulions, par souci de transparence, le faire apparaître dans nos lignes directrices. J’ai cependant tenu à ce qu’il ne soit pas systématique. Dans certains dossiers, nous l’avons écarté car effectivement nous étions en présence d’une filiale qui avait commis des faits répréhensibles sans que le reste du groupe ne soit tenu au courant, ni impliqué. Dans d’autres exemples, majoritaires d’ailleurs, les entreprises ont tenu ce discours alors qu’en réalité les éléments de corruption étaient connus aux échelons supérieurs. D’où la décision d’une sanction au montant plus élevé.
Une nouvelle place pour la victime dans la CJIP
PHILIPPE BOUCHEZ EL GHOZI : La victime est le parent pauvre de la CJIP. Elle n’a quasiment pas le droit à la parole, à ce titre, dans le code de procédure pénale. J’imagine que les professionnels de l’indemnisation vont toutefois prendre les choses en main. Par exemple, qu’est-ce qui empêcherait une association anti-corruption de signifier une citation directe et de déclencher alors l’action publique entre le moment où elle obtient l’avis du PNF et avant que la CJIP soit signée ? C’est sans doute un risque que le législateur devrait anticiper car cette faculté dont dispose la victime simplement alléguée (à ce stade) n’est pas neutre pour l’entreprise.
JEAN-FRANÇOIS BOHNERT : La place de la victime est un sujet pour le ministère public qui, consubstantiellement, représente l’intérêt général et défend l’ordre public économique et social. La loi prévoit, dans l’article 41-1-2 du code de procédure pénale, que la position de la victime soit prise en compte. Autrement dit, la victime est intégrée au système de la CJIP en lui permettant de faire valoir une demande d’indemnisation. C’est ce qui a d’ailleurs été fait récemment dans la CJIP dite Airbus bis, puisque deux associations agrées se sont présentées. Le texte ne permet cependant pas de constitution de partie civile. Et je pense que le législateur a eu raison car, dans le cas contraire, nous aurions pu connaître des cas de blocages des négociations entre l’entreprise et le ministère public, imputables à la victime. La seule autorité qui puisse mettre un terme au débat est le juge, à l’occasion de l’audience de validation. Un compromis a ainsi été trouvé par le législateur. Nous devons prendre en compte les intérêts d’une victime, si elle le souhaite, avec l’imposition par le PNF à l’entreprise du paiement à celle-ci d’un dédommagement de son préjudice. Mais nous ne pouvons pas aller au-delà. C’est la raison pour laquelle le président du tribunal de Paris nous a suivi dans cette analyse à l’occasion de la CJIP Airbus bis. Les associations qui s’étaient constituées parties civiles dans le cadre de l’information judiciaire préalable, dont a été issue la CJIP, ont souhaité présenter une question prioritaire de constitutionnalité à l’audience de validation. Le président a déclaré cette demande irrecevable à raison du statut particulier de la victime dans la CJIP. La victime n’est donc pas absente, une place lui est réservée par la loi, le parquet la prend en compte et a souhaité rappeler sa présence au sein de ses lignes directrices. Et c’est donc bien le parquet qui porte sa voix auprès des entreprises.
PHILIPPE BOUCHEZ EL GHOZI : Certes, le parquet porte la parole de la victime, mais la limite est la possibilité du « torpillage » que j’évoquais lors des négociations. Et, au-delà, le législateur a expressément prévu la possibilité pour la victime de saisir les juridictions civiles après la signature de la CJIP. Donc l’entreprise ne referme pas pour autant son dossier après la CJIP : elle reste susceptible d’avoir à gérer un procès derrière ! Et certaines victimes ont parfois intérêt à voir se prolonger le procès. C’est donc un risque important pour l’entreprise dans la gestion sensible et essentielle de sa réputation, sujet stratégique qui peut contribuer à dissuader un comex de s’engager dans la voie d’une autodénonciation.
THOMAS AMICO : Je ne vois pas de risque de prolongation de l’action devant le juge civil. Il considérera que la victime ayant été indemnisée au travers de la CJIP, elle ne peut pas réclamer de nouveaux dommages et intérêts devant une juridiction judiciaire à raison de faits similaires.
FABIEN GANIVET : Je pense qu’en particulier dans la matière économique et financière, avec des problématiques bien distinctes des atteintes aux personnes, la place de la victime, ou plus exactement de la partie civile, ne peut pas être traitée de manière univoque. Et contrairement à certaines idées reçues, en France elle n’est pas du tout oubliée, loin de là. Il suffit de prendre en considération, si l’on veut s’en convaincre, la part prise par les parties civiles par exemple dans le déclenchement des enquêtes préliminaires ou dans l’ouverture des informations judiciaires – sur constitution de partie civile, précisément – en matière économique et financière. Le temps où le déclenchement de l’action publique était supposé être le monopole du procureur de la République paraît bien loin, et je crains qu’à donner toujours plus d’écho, notamment médiatique, à certaines parties civiles ou à certaines associations qui les représentent, nous ne détournions parfois la procédure pénale de son objet. Ne faisons pas preuve de naïveté, dans un contexte de compétition économique internationale exacerbée, le risque d’instrumentalisation existe, et il ne serait pas raisonnable d’offrir davantage de leviers procéduraux à certains acteurs qui peuvent vouloir ouvrir ou prolonger des débats juridiques pour des motifs qui n’apparaissent pas spontanément guidés par le seul souci de l’intérêt général. Franchement, je ne suis pas certain qu’il faille ouvrir plus grande encore la boîte de Pandore en laissant la CJIP entre d’autres mains que celles du procureur et du juge.
ALEXIS WERL : Je suis d’accord. Au cours des dernières années, les victimes ont pris une place prépondérante dans la procédure pénale, et plus généralement dans la politique pénale. Une tendance qui peut interroger, au regard de la finalité de la justice pénale, qui est de protéger la société plus que de réparer les préjudices individuels. On observe un certain nombre d’affaires, qui perdurent au-delà de délais raisonnables, et contre la volonté de ceux qui ont la charge de l’intérêt général, uniquement parce que des plaignants utilisent tous les moyens mis à leur disposition par le code de procédure pénale pour maintenir des demandes parfois contestables. On ne pourra éviter une réflexion sur la question des critères de recevabilité des parties civiles dans notre procédure pénale, afin d’éviter que certains plaignants n’abusent des droits qui leur ont été conférés pour prolonger artificiellement des procédures vouées à l’échec, au préjudice de personnes physiques ou morales injustement – et trop longuement – mises en cause, d’un système judiciaire déjà engorgé, et, plus généralement, du principe de sécurité juridique.
THOMAS AMICO : Je suis un peu plus nuancé. Celui qui bénéficie le plus du montant des dommages et intérêts alloués à l’occasion des CJIP est l’État français. Pour les parties privées, c’est souvent assez symbolique. Il me semble choquant que le parquet fixe le montant de dommages et intérêts pour une victime, sans aucun recours possible. L’accusateur est celui qui poursuit et qui, dans le cadre d’une négociation avec l’auteur, fixe le préjudice de la victime. En matière de CRPC, c’est le juge de l’homologation qui fixe le montant des dommages et intérêts. Pour la CJIP, l’idée que le parquet évalue lui-même en amont le préjudice de la victime, quels que soit ses arguments, me heurte au regard des principes cardinaux de notre procédure pénale.
ALEXIS WERL : Il me paraît assez logique que les dommages-intérêts versés aux parties civiles dans les affaires de corruption ou de trafic d’influence soient plus faibles, au regard de la nature de ces infractions, dont le préjudice direct est plus difficile à déterminer et à quantifier qu’en matière de fraude fiscale ou de délits environnementaux.
CATHERINE STAVRAKIS : D’après Transparency International les victimes des crimes de corruption sont les droits humains. La présidente de l’association a même affirmé « corruption is a human rights issue ». Quand je fais des formations en entreprise, je souligne que la corruption n’est pas un crime sans victime, et touche les plus faibles de manière disproportionnée.
ALEXIS WERL : Vous avez raison d’un point de vue politique et économique. Mais d’un point de vue strictement juridique, je constate simplement qu’en matière de corruption et de trafic d’influence, il est très difficile de déterminer quel préjudice direct et certain peut faire valoir une partie civile. C’est bien pourquoi les montants de dommages-intérêts sont relativement faibles par rapport à d’autres types d’infractions, par exemple en matière fiscale ou environnementale. Par ailleurs, les droits des victimes me semblent garantis par l’intervention finale du juge du siège. N’oublions pas que lorsque l’on négocie avec le parquet, que ce soit une CRPC ou une CJIP, on ne peut, en tout état de cause, se mettre d’accord sur une indemnisation de la victime trop basse parce que dans une telle hypothèse, on sait que le juge refusera l’homologation ou la validation. On négocie toujours sous l’ombre tutélaire du siège.
THOMAS AMICO : Cette validation ne fonctionne pas toujours très bien pour les victimes. J’en veux pour preuve la CJIP LVMH dans laquelle, la victime n’ayant pas introduit sa demande indemnitaire dans le délai de 10 jours, elle n’a rien obtenu. Et le juge a validé, y compris la cour d’appel.
ALEXIS WERL : Ce cas d’espèce ne peut pas permettre d’invalider tout le mécanisme de la CJIP.
CATHERINE STAVRAKIS : Il convient d’abord de s’assurer que la CJIP est un instrument de dissuasion efficace, permettant de changer les comportements déviants. Aux États-Unis, il y a une forme de banalisation de cette justice négociée avec de moins en moins de personnes physiques poursuivies pour des infractions de corruption. Cela donne lieu à une crise de confiance dans la règle de droit américaine qui ne doit pas être importée en France. Je pense en particulier à la façon de traiter l’incohérence entre le traitement des personnes morales et des personnes physiques. Si la dissuasion n’est pas efficace, la CJIP emmènera au récidivisme et les victimes seront encore moins protégées.
Les limites de la CJIP
FABIEN GANIVET : Les lignes directrices publiées récemment par le PNF sont aussi un appel, me semble-t-il, à dresser un bilan législatif et réglementaire de la CJIP, à analyser ce qui peut être amélioré pour renforcer encore la légitimité, l’intérêt et l’efficacité de ce système. Un sujet qui vient immédiatement à l’esprit est celui de la place des personnes physiques, et plus précisément de l’articulation entre la CJIP, actuellement réservée aux personnes morales, et le traitement au plan pénal des responsabilités individuelles éventuelles, qui est un champ qui n’a pas été réellement traité en 2016, sans doute pour des raisons légitimes à l’époque s’agissant de création d’un nouvel instrument juridique déjà très nouveau, sur le plan juridique et culturel. Mais il me semble qu’il est nécessaire désormais d’avoir ce débat. Je rappelais, tout à l’heure, que la CJIP est entrée d’une certaine manière par la « petite porte » dans notre droit, au sens où face aux réticences exprimées, on a réservé cette procédure à quelques infractions limitativement énumérées. Cela me rappelle tout à fait les débats, il y a 30 ans, ayant présidé l’instauration de la responsabilité des personnes morales, avec un principe initial dit de « spécialité » - les personnes morales ne pouvaient être poursuivies que pour certaines infractions - finalement abandonné dix ans plus tard, avec la loi Perben II de mars 2004, qui a généralisé le principe de responsabilité pénale des personnes morales. Un parallèle pourrait être fait avec la CJIP, tant je suis persuadé que l’on assistera, au cours des prochaines années, à une extension de son champ d’application. Et ces interrogations sont légitimes : qu’est-ce qui justifie en effet que la CJIP ait été récemment ouverte à des infractions en matière d’environnement, et pas en matière de santé publique, par exemple ?
CLAIRE OLIVE-LORTHIOIR : La CJIP portant sur des faits de corruption repose sur le suivi de l’efficacité du système de prévention et son contrôle par l’AFA. Je m’interroge sur la confiance accordée à la CJIP environnementale si le programme de mise en conformité et les modalités de son contrôle ne sont pas définis.
BENJAMIN HECKER : Je suis totalement d’accord avec vous. C’est justement la force aujourd’hui de la CJIP qui, à l’instar d’un certain nombre d’autres programmes, fonctionne sur deux jambes. D’une part l’entreprise doit contrôler, évaluer ce qui a pu se passer, c’est la force de l’enquête interne notamment. Et, d’autre part, elle doit s’assurer que les faits ne puissent pas se reproduire en mettant en place une culture, des engagements, des formations, des procédures, c’est l’importance de la prévention. Si la CJIP n’a vocation à résoudre qu’une partie de l’équation, elle va perdre complètement de sa force. Elle ne servira finalement qu’à se racheter une vertu, jusqu’à la fois suivante. La crédibilité gagnée à l’international en souffrira. Ce n’était pas l’idée originelle de la loi qui avait plutôt pour but de renforcer les programmes de conformité que les groupes français supportent tous aujourd’hui et de les protéger contre des dérives. Et j’en reviens à cette notion de confiance que l’on évoquait au tout début de la conversation. Elle ne s’achète pas, mais elle se gagne afin d’assurer que la justice négociée apparaisse conforme à l’intérêt public. C’est un point clé dans l’évolution à venir du mécanisme.
CATHERINE STAVRAKIS : En matière de prévention, la France a l’AFA et ses recommandations détaillées en matière de conformité anti-corruption, ce qui n’existe pas aux États-Unis. Il n’y a pas de corruption sans intention criminelle. Or, Outre-Atlantique, les trois-quarts des actions d’application de la loi FCPA depuis environ 2006 n’ont donné lieu à aucune accusation à l’encontre des employés de l’entreprise. Cela contribue à une perception d’une justice stratifiée, où les dirigeants exécutifs risqueraient seulement une diminution de leur bonus en cas de corruption.
FABIEN GANIVET : Je plaide en faveur d’un peu plus de cohérence dans le périmètre et le champ d’application de la CJIP. Le fait de prévoir des CJIP en environnement, mais pas en santé publique, de l’autoriser en matière de fraude fiscale aggravée mais pas pour certaines fraudes sociales ou pour des abus de marché, par exemple, est un raisonnement qui a atteint ses limites et dont chacun perçoit bien qu’il manque de logique. Il me semble plus cohérent d’aller dans la direction de l’extension de son champ d’application, étant là encore précisé qu’il restera toujours un instrument juridique, parmi d’autres, à la disposition du ministère public sous le contrôle du juge. Par ailleurs, toujours dans cette même logique où la France ne saurait se désintéresser des grandes tendances qui se dessinent à l’étranger, veillons aussi à penser les évolutions de notre système juridique et judiciaire au regard de ce qui le rend efficace et attractif dans la compétition internationale. En l’état, le fait que certains sujets peuvent entrer dans le champ d’action du DoJ ou du SFO, par exemple, et se résoudre le cas échéant par un DPA, et qu’ils soient en revanche exclus du périmètre de la CJIP, crée un déséquilibre qui démontre que le système législatif français demeure, encore aujourd’hui, incomplet, même si l’on ne peut que saluer les avancées réelles et importantes qui ont eu lieu sur ce plan récemment dans notre pays.
JEAN-FRANÇOIS BOHNERT : Je suis en faveur d’une extension du champ de la CJIP ratione materiae. Je pense que c’est même le sens de l’histoire de cet outil, à l’image de ce qu’il s’est passé pour la responsabilité des personnes morales, comme l’exposait Me Ganivet. Je pense qu’en matière de droit de la concurrence par exemple, il pourrait y avoir un espace pour l’application de la CJIP aux délits d’entente et d’abus de position dominante, tout comme en matière d’abus de marché (infractions boursières). S’agissant d’une évolution ratione personae, je ne suis pas tout à fait sûr que le terrain soit mature. L’extension de la CJIP à la personne physique nécessite, de mon point de vue, une approche consensuelle tant à l’échelle de notre société que de l’institution judiciaire. Or je pense qu’une affaire récente [Bolloré, ndlr] a été l’illustration d’un consensus insuffisant sur le sujet. Le juge homologateur a considéré que les faits étaient trop graves pour être traités dans le cadre d’une justice négociée et nécessitaient un procès classique devant le tribunal correctionnel. Cette décision et sa motivation donnent un signal sur la position des magistrats, même si en l’état la justice négociée existe déjà pour les personnes physiques avec la CRPC. En 2004, lorsque la CRPC a été introduite dans le droit pénal français, certains ont fustigé cette incongruité extraite du système anglo-américain et « greffé » dans notre droit d’origine romano- germanique. Chemin faisant, l’utilité de ce dispositif innovant a été démontrée. Et je suis persuadé que si l’on se donne rendez-vous dans 5, 10 ou 15 ans, les esprits auront sans doute évolué. Mais à ce stade, je ne suis pas sûr qu’il y ait un consensus suffisant pour l’acceptabilité de l’extension de la CJIP aux personnes physiques.
CLAIRE OLIVE-LORTHIOIR : À défaut de CRPC, un dirigeant peut se retrouver devant le tribunal correctionnel pour les faits relevant d’une CJIP signée par son entreprise. Dès lors, la situation des dirigeants prend la forme d’une injonction paradoxale. Commentcoopérer de bonne foi pour conclure une CJIP pour l’entreprise, sans fournir les informations qui pourraient leur nuire et les incriminer ? Lorsque l’entreprise définit en interne une stratégie sur la CJIP, la situation des dirigeants peut être un frein. Tout dépendra si ceux qui sont mis en cause sont encore dans l’entreprise le jour où elle négocie la CJIP. Si l’on veut développer la CJIP et inciter les entreprises à la coopération, il faudrait trouver une solution pour supprimer cette injonction paradoxale et faire en sorte que les dirigeants exposés aient intérêt, eux aussi, à adopter cette stratégie de la coopération. Ce serait le cas si l’on envisageait une CJIP applicable aux dirigeants par exemple. Définir une nouvelle articulation et faire en sorte que les dirigeants exposés aient intérêt à collaborer relève du législateur et non des lignes directrices.
ALEXIS WERL : Sur la question de l’acceptabilité de l’extension éventuelle du champ ratione materiae et ratione personae de la CJIP, deux points de vue s’affrontent. Le premier, selon lequel un nouvel outil procédural ne peut trouver sa place dans notre système judiciaire qu’à la condition que ceux qui ont la charge de l’appliquer – au cas d’espèce les membres de la communauté judiciaire - y adhèrent. Le second, selon lequel nous sommes tous, magistrats comme avocats, respectueux de la règle de droit, quelles que soient nos réticences personnelles et initiales à l’égard de telle ou telle réforme. J’en veux pour preuve, à cet égard, les fortes oppositions exprimées à l’encontre de la CJIP, y compris par le Conseil d’État, avant son adoption. Le législateur est allé de l’avant malgré ces oppositions et la conclusion de notre débat est bien de reconnaître que la CJIP est aujourd’hui solidement ancrée dans notre système judiciaire.