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« Le principe de confidentialité n’appartient pas aux juristes »

Par Anne Portmann

La réforme tant attendue par les juristes d’entreprise, conférant la confidentialité aux consultations qu’ils émettent, est désormais sur les rails, attendant d’être entérinée par la Commission mixte paritaire (CMP). Mais comment la profession va-t-elle s’organiser sur le plan pratique, une fois ce nouvel outil enfin à disposition ? Éléments de réponse avec Jean-Philippe Gille, président de l’AFJE, Martial Houlle, président du Cercle Montesquieu, et Céline Haye-Kiousis, présidente de l’ANJB.

Quelle est la genèse du texte, encore en cours d’adoption, qui confère la confidentialité aux juristes d’entreprise ?

Jean-Philippe Gille : La confidentialité des avis est l’une des propositions du rapport Combrexelle, issu des États généraux de la justice, qui a largement inspiré la loi de programmation de la justice. Il était par conséquent logique, après 30 ans de retard, que ce sujet soit enfin traité par la loi. Les parties prenantes, institutions comprises, ont eu, sur cette longue période avec l’éclairage d’une douzaine de rapports, tout le temps nécessaire pour en mesurer l’impact et la nécessité.

Céline Haye-Kiousis : L’accroissement des sujets de conformité juridique a évidemment changé la donne et rendait le sujet plus prégnant. Le secteur bancaire était plus en avance que d’autres sur ces questions, mais il était devenu crucial, pour toutes les entreprises, face à ce choc des réglementations, que les juristes puissent avoir la capacité d’établir des analyses de risques juridiques, des diagnostics et proposer des orientations qui ne soient pas auto-incriminantes pour l’entreprise. Il était nécessaire d’élever l’écosystème juridique du pays pour permettre ce travail de repérage et de déminage des risques juridiques et aux juristes d’entreprise d’assumer leur rôle de conseil nécessaire pour éclairer la décision des dirigeants sur les risques juridiques en jeu. Il n’existe pas d’entreprise sans prise de risques. Mais nous étions dans une situation anormale, où poser un diagnostic sur les risques juridiques encourus aboutissait pour l’entreprise à s’auto-incriminer, ce qui n’est pas acceptable. Au contraire, il faut renforcer le rôle des juristes en matière de prévention des risques et de déploiement de la conformité, ce qui va dans le sens de ce que souhaitent les pouvoirs publics, en dépit des réticences culturelles qui subsistent encore.

Pourquoi tant d’opposition de la part de certains ?

J.-P.G. : Je pense qu’il existe une profonde méconnaissance de notre métier de la part des enquêteurs, qui ne voient, en réalité que le risque de déviance. Mais sans confidentialité, le juriste ne peut pas remplir sa mission de prévention. Il est condamné au silence ou à l’exil. Or, il est impossible de réduire au silence les 20 000 juristes français et les États généraux de la justice qui avaient identifié le sujet de la confidentialité comme une nécessité d’intérêt général. Sur le plan politique, la volonté de la Chancellerie et le travail des équipes du directeur des affaires civiles et du sceau, Rémi Decout-Paolini, ont été déterminants.

C.H.-K. : Nous avons trouvé un compromis avec les avocats, afin que le dispositif dont bénéficient les juristes d’entreprise ne les impacte pas. C’est ainsi que nous sommes convenus d’une confidentialité in rem, qui n’est pas liée à la personne du juriste mais au document qu’il produit.

Martial Houlle : La bénéficiaire de la confidentialité, c’est d’abord et avant tout l’entreprise, qui peut d’ailleurs décider de la lever. Contrairement à d’autres professions du droit, les juristes d’entreprise ne revendiquent pas, à travers ce combat concernant la confidentialité de leurs avis, la protection d’une fonction ou d’un statut et, à travers eux, la protection bien comprise d’un fonds de commerce. Ce principe de confidentialité n’appartient pas aux juristes et n’est pas conçu pour les protéger, mais bien pour sécuriser le risque juridique de nos entreprises et de nos mandataires sociaux.

Pourtant, les enquêteurs sont vent debout contre la confidentialité, et s’expriment publiquement à ce sujet, les syndicats de magistrats dans un communiqué du 14 septembre et le rapporteur de l’Autorité de la concurrence dans une tribune du 20 septembre, dans Les Échos

C.H.-K. : Les consultations que délivrent les juristes d’entreprise vont parfois décrire des zones de risque pour l’entreprise. Or, les Autorités prétendent que pour sanctionner les entreprises, elles auraient besoin de saisir les consultations des juristes. Mais notre rôle de juriste est d’analyser des situations par rapport à des textes de lois et réglementations qui donnent lieu à interprétation et comportent des zones d’incertitude. Mais nous ne comprenons pas en quoi l’entreprise qui nous demande cette évaluation, cet avis sur les zones d’incertitude, devrait être punie à ce titre. Voilà notre problème. Ce n’est qu’un avis de conformité juridique et il est difficilement concevable qu’il suffise à une incrimination. Nous sommes confrontés à une menace inacceptable.

J.-P.G. : L’attitude de certaines Autorités à cet égard pose en effet la question du rapport à l’État de droit dans notre pays. Il faut relire la Convention européenne des droits de l’Homme et la Déclaration universelle des droits de l’Homme. On peut comprendre que des habitudes aient été prises pendant cette période où la confidentialité des avis n’existait pas, mais ce n’est pas pour cela qu’elles doivent perdurer. Il existe des mécanismes de levée de la confidentialité et il y aura des mécanismes de mise sous scellés pour préserver les preuves. Il sera possible, dans le cadre de l’élaboration des décrets, d’affiner les modalités de traçabilité et conservation des avis confidentiels. Il y a toujours des solutions.

C.H.-K. : De toute façon, le juriste reste soumis au droit commun. Il pourra être poursuivi pour recel, complicité, etc., si son comportement le justifie. Je crois sincèrement que ceux qui s’expriment le plus sur ce sujet ne sont pas ceux qui connaissent le mieux notre travail.

M.H. : D’une certaine manière, nous pouvons dire merci aux opposants à la confidentialité, car en réalité, les oppositions rencontrées ont beaucoup contribué à renforcer notre union. Cela a été le moteur du renforcement des partenariats entre nos associations. Nous avions besoin de travailler ensemble. Ce texte nous engage collectivement. On ne nous fera pas de cadeau, nous en sommes bien conscients, mais cette adversité peu compréhensible au regard de notre fonction de régulateur interne à l’entreprise, garant du respect de lois, qui bien souvent relève d’un ordre public de direction, aura réussi à nous fédérer. C’est à l’émergence et à la reconnaissance d’une véritable filière professionnelle juridique que nous assistons aujourd’hui.

En pratique, comment vont se dérouler les choses ?

J.-P.G. : Lorsque le texte sera effectif, nous allons recommander aux juristes d’entreprise de prendre les plus grandes précautions dans l’application de la mention confidentielle sur leurs avis. À ceux qui fantasment déjà sur la « bunkerisation » des directions juridiques, je rappellerai d’abord que les avis juridiques sont loin de constituer la totalité des documents juridiques de l’entreprise et qu’ensuite, nos écrits ne sont pas le siège des éventuels manquements liés à des comportements opérationnels. Au contraire, nos avis sont là pour éclairer les risques et prévenir les déviances.

C.H.-K : Il faut déjà que le texte soit voté en CMP. Ensuite, il y aura un travail d’interprétation de ces textes, qui doivent être déclinés et mis en œuvre. Nous souhaitons avancer étape par étape.

M.H. : Jusqu’ici, nous étions très focalisés sur la phase politique qui n’est pas encore achevée. Une fois cette étape passée, nous allons avancer, tous ensemble, de manière concertée et adaptée pour mettre en œuvre très rapidement et très concrètement les principes adoptés par le législateur.

J.-P.G. : Une phase de coconstruction va désormais s’ouvrir et notre premier souhait est de travailler avec toutes les parties prenantes. Aux postures d’opposition d’un autre âge, nous préférons l’intelligence collective. C’est un peu notre marque de fabrique : nous ne savons pas travailler autrement qu’en équipe dans nos entreprises. Dans le cadre des discussions autour des décrets d’application, il y aura matière, dans le respect du rôle de chacun, d’affiner le texte dans son application concrète.

C.H.-K. : Pour ce qui est de l’aspect interne, nos trois associations travaillent déjà ensemble, et j’espère que d’autres nous rejoindront, car tout en respectant l’ADN de chacune, leurs membres ont des besoins communs, comme celui de la confidentialité de nos avis.

J.-P.G. : Nous allons avoir besoin de former massivement nos membres et d’aider les juristes, qu’ils soient membres de nos associations ou pas, à vivre cette transition de la manière la plus cohérente et confortable possible.

M.H. : Les associations ont pour vocation naturelle d’aider les institutions pour structurer les référentiels de traçabilité, d’archivage, de déontologie et de certification – le cas échéant par des tiers certificateurs – nécessaires à la mise en œuvre du texte. L’objectif poursuivi consistera, à travers ces référentiels, à garantir la stricte application de la loi par les directions juridiques et les tenir ainsi indemnes de toute interprétation erratique qui pourrait leur être reprochée par les autorités de contrôle.

J.-P.G. : Du reste, nombre d’outils nécessaires à la mise en place de la confidentialité existent déjà. Ainsi, les juristes d’entreprise ne découvrent pas la déontologie. Nous avons déjà un code de déontologie, qui date de 1984. Il est encore plus ancien dans le secteur bancaire. Une campagne sous forme d’un module en e-learning sera d’ailleurs lancée début octobre, afin de permettre aux membres des trois associations et à ceux des associations qui adhéreront au code de déontologie commun d’attester de leurs connaissances.

C.H.-K : Un groupe de travail commun aux trois associations a d’ores et déjà été constitué et un premier document avec des questions-réponses sera mis en ligne en parallèle. Le but est vraiment d’avoir une réflexion d’ensemble qui pourra être partagée avec la Chancellerie et toutes les parties prenantes. En ce qui nous concerne, la mutualisation de nos connaissances et de nos bonnes pratiques est le meilleur moyen de faciliter la transition.

Comment ce nouvel outil va-t-il faire évoluer la fonction de juriste ?

J.-P.G. : Il va renforcer la diffusion du droit dans l’entreprise, augmenter sa protection. Le fait de pouvoir écrire a davantage de poids. Le débat autour de la confidentialité a aussi eu le mérite de mettre en lumière notre profession et l’on constate la méconnaissance de beaucoup de parties prenantes, qui ignorent qu’elle existe depuis 50 ans et qu’elle est devenue la deuxième profession du droit en France.

C.H.-K. : Le juriste apparaît désormais comme le gardien du temple. Il doit intégrer la dimension de nécessaire mise en conformité juridique. Le législateur avait donné aux entreprises une sorte de délégation de pouvoir public sur un nombre important de sujets à portée d’intérêt général qui implique pour celles-ci la mise en œuvre de dispositifs de prévention et gestion des risques, mais sans leur en donner les moyens en termes de garantie des droits, corollaire pourtant indispensable aux obligations imposées.

M.H. : En ayant la capacité d’écrire, d’éclairer nos entreprises de manière un peu plus formelle, cela change la donne. La réalité du chiffre l’emportera toujours sur la parole du juriste… Sauf s’il peut la formaliser, sans risque d’auto-incrimination, par écrit.

J.-P.G. : La confidentialité permet enfin au juriste de jouer pleinement son rôle de sécurisation de l’entreprise. Cela devrait plutôt rassurer qu’inquiéter. Nous sommes simplement dans l’application de l’État de droit.