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La violation des mesures restrictives devient un eurocrime

Par Anne Portmann

Par une décision du 28 novembre 2022, le Conseil de l’Union européenne a ajouté la violation des mesures restrictives à la liste des infractions pénales de l’Union européenne. Les sanctions édictées à l’encontre de la Russie sont directement visées. Quelles conséquences pour les entreprises ? Le point avec l’avocat William Bourdon et le professeur Didier Rebut.

Pour quelles raisons avoir ajouté à la liste des infractions pénales la violation du droit de l’Union en matière de mesures restrictives ?

DIDIER REBUT : Jusqu’à présent l’UE avait la possibilité d’ériger des mesures restrictives, sans prévoir le système de sanctions, faute de compétence. Il appartenait aux États membres eux-mêmes, par le biais de leur législation interne, de sanctionner la violation de ces mesures. Ils avaient une totale liberté du choix des sanctions et il en résultait une très grande disparité qui pouvait encourager une forme de forum shopping de la part des auteurs de ces contournements. La décision prise par l’UE de se doter d’une compétence dans ce domaine vise à permettre une sanction uniforme et efficace de la violation des mesures restrictives qu’elle a adoptées.

WILLIAM BOURDON : La multiplication des sanctions internationales ces dernières années, à l’initiative du Conseil de sécurité de l’UE a mis en relief le décalage entre la nécessité politique de rendre ces mesures effectives et le défaut d’infraction spécifique (ou son caractère lacunaire) permettant de poursuivre ceux qui les contournent, ou les empêchent. En France, le droit national est assez pauvre, contrairement au droit américain. Les poursuites sont généralement fondées sur l’article L.574-3 du CMF qui renvoie à l’article 459 du code des douanes, mais qui ne permet pas véritablement de poursuivre les tiers, c’est-à-dire ceux qui ont apporté un soutien technique, financier ou juridique à ce contournement. L’autre défi, c’est que certains États restent très proches des États visés par les sanctions. Ceux du Golfe, notamment. Depuis l’invasion de l’Ukraine, les achats immobiliers à Dubaï ont bondi de plus de 67 % essentiellement au bénéfice de ressortissants russes. Les oligarques ne sont pour l’instant pas gênés par les sanctions européennes, grâce aux mesures prises en interne par Poutine et grâce aux off shores qu’ils ne cessent de sophistiquer. Certains pays européens ne jouent pas non plus le jeu, comme la Hongrie. L’uniformisation des mécanismes de sanction serait un pas de plus pour entraver la capacité d’influence de cette oligarchie, même si cette logique de course-poursuite va se poursuivre.

Quelle est la portée de cette décision ?

DIDIER REBUT : Elle constitue une étape essentielle et surtout inédite. L’article 83 du Traité de Lisbonne (TFUE) dresse une liste des eurocrimes, définis comme des infractions relevant de la compétence directe de l’Union européenne, pour lesquels l’Union peut voter des textes établissant « des règles minimales relatives à leur définition et à leur répression ». Cette notion de règles minimales est assez élastique et peut couvrir une harmonisation de la définition, des seuils minimaux de peine, des règles de compétences, etc. Ces eurocrimes, limitativement listés, ont souvent un aspect transnational : trafic de stupéfiants, corruption, blanchiment, traite d’êtres humains. La décision du 28 novembre 2022 a ajouté une infraction à cette liste de manière inédite : le contournement des mesures restrictives prises par l’UE. Pour autant, la décision ne prévoit pas les « règles minimales » visées au Traité. C’est pourquoi une proposition de directive a été déposée immédiatement. Elle est à l’étude au Conseil, et les instances européennes espèrent une adoption par le Conseil et le Parlement au second semestre 2023, dans le cadre de la présidence espagnole.

WILLIAM BOURDON : Symboliquement, politiquement et historiquement, cette étape est très importante. C’est la première fois que le Conseil ajoute à la liste des infractions entrant dans la compétence de l’Union européenne. Si la liste des eurocrimes est limitative, l’article 83 du TFUE prévoit qu’elle peut être augmentée par le Conseil, dès lors que ces infractions concernent une criminalité particulièrement grave, avec une dimension transfrontière. Alors que le Parquet européen vient de prendre ses fonctions, un certain nombre de juristes considèrent qu’il faudra s’appuyer sur lui et lui conférer la mission spécifique de poursuivre ceux qui contournent ces sanctions.

Comment le Parquet européen pourra-t-il acquérir la compétence de poursuivre ces infractions ?

DIDIER REBUT : Ce ne sera pas possible à ce stade du processus. C’est une étape supplémentaire qui peut éventuellement se faire en parallèle. En premier lieu, parce que la directive à venir sera applicable dans tous les États membres de l’UE et que cinq de ces États n’ont pas adhéré au Parquet européen. Il faudra alors basculer dans la procédure dérogatoire de la coopération dite renforcée, en espérant qu’elle soit applicable à l’extension des compétences du Parquet européen – le texte applicable est ambigu. Les ministres de la Justice français et allemand ont publié une tribune dans Le Monde pour réclamer la compétence du Parquet européen. Cette compétence serait cohérente, elle assurerait d’autant plus l’uniformité de la répression. Car il n’est pas certain, par exemple, que l’autorité de poursuite hongroise fasse preuve de la même diligence que d’autres.

Comment établir la légalité de ces sanctions ?

WILLIAM BOURDON : Les mesures restrictives votées par l’UE contribuent à l’exécution des obligations de coopération et de reconnaissance et sont fondées sur le jus cogens, c’est-à-dire sur une norme impérative du droit international auquel fait référence le Chapitre 7 du traité des Nations Unies. Or, on assiste précisément à une entreprise de démolition de cet espace normatif, quelles que soient les critiques légitimes que l’on peut faire sur la façon dont ces sanctions sont parfois mises en oeuvre. La crédibilité de l’Europe est gravement mise en cause par un nouvel axe russo-chinois, des forces hostiles au multilatéralisme qu’ils accusent d’incarner un universalisme fabriqué pour les besoins impérialistes ou économiques de l’Europe ou des États-Unis. Dans ce contexte, l’Europe doit réaffirmer le fait qu’il existe des valeurs communes à l’échelon mondial et sans le respect desquelles la sécurité collective et la paix sont en jeu. Elle doit souligner qu’il n’y a pas d’autres choix que celui des sanctions. En France, Bercy planche d’ores et déjà sur la transposition du projet de directive et sur l’introduction, dans le code pénal, d’infractions spécifiques pour se mettre en ordre de marche par rapport à ce nouveau régime juridique européen. Le ministère travaillerait d’ailleurs à élargir le spectre des comportements visés.

Quelles conséquences pour les entreprises européennes et non-européennes ?

DIDIER REBUT : Le texte s’appliquera à toute entreprise qui a son siège ou une activité économique dans l’UE. Il est moins clair pour les entreprises extérieures.

WILLIAM BOURDON : La question de la définition de l’entreprise se pose. Des grands groupes multinationaux contrôlent de facto un certain nombre de filiales et de sous-filiales qui ne sont pas visées par les textes, leur permettant de mettre en place des mécanismes de contournement. Il faut donc prévoir que ces mesures restrictives s’appliquent aussi aux entités détenues directement ou indirectement, avec des critères multiples qui permettent de démasquer les contrôles de facto. Par ailleurs, une définition trop approximative risque d’ouvrir des possibilités de recours aux juristes, qui vont se servir de ces failles pour expliquer que les entreprises n’ont pas commis d’infraction.

Comment surveiller l’impact de ces mesures dans les pays concernés ?

WILLIAM BOURDON : Cette question est sans doute la plus sensible et la plus difficile. Au vu de l’histoire des embargos, depuis 40 ou 50 ans, on constate que certains ont favorisé dans un premier temps le durcissement des régimes visés et parfois leur chute. Tel a été le cas pour la Serbie. En Iran, le régime devient de plus en plus tyrannique mais chacun spécule sur sa chute. S’agissant de l’Afrique du Sud, les sanctions sur une longue durée ont contribué à déverrouiller la situation même si c’est Nelson Mandela qui en a été l’initiateur principal. Aujourd’hui en Russie, en l’état, les sanctions internationales ont favorisé un recroquevillement nationaliste et une posture victimaire, puis l’exil des meilleures compétences du pays. Elles y provoquent également l’appauvrissement des populations et la bascule dans un régime despotique. Cette situation ne remet pas en cause, selon moi, le principe des sanctions, mais de grandes questions se posent sur l’aspect humanitaire. L’UE cherche à ce que les oligarques poutiniens atteignent un point d’intolérance qui conduira finalement à des tentatives de substitution ou d’alternance, mais cela relève pour le moment de la prophétie. Et en attendant ce point de bascule, ce sont les populations qui payent.

DIDIER REBUT : Rappelons tout de même que l’article 3 de la proposition de directive exclut de la violation des sanctions « la fourniture de biens ou de services d’usage courant, d’usage quotidien pour l’usage de personnes physiques désignées comme les produits et services alimentaires, de soin de santé, lorsqu’ils répondent à des besoins fondamentaux ». Il exclut également l’aide humanitaire.