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Juridiction unifiée du brevet : la révolution est en marche

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES

Rare exemple de coopération renforcée entre États membres de l’Union européenne, la juridiction unifiée du brevet (JUB) est opérationnelle depuis le 1er juin dernier. Benjamin May, avocat associé-fondateur du cabinet Aramis, et Annabelle Divoy, avocate senior en propriété intellectuelle*, reviennent sur son fonctionnement et ses implications notammentpour les entreprises titulaires de brevets d’invention.

Un peu plus de dix ans après la signature de l’accord relatif à sa création, la JUB a officiellement ouvert ses portes le 1er juin dernier. De quoi s’agit-il  ?

Benjamin May : La JUB est le fruit d’une coopération renforcée entre États membres de l’Union européenne dans le domaine des brevets. Si le Brexit a retardé son déploiement, le Royaume-Uni ayant été à l’origine l’un des trois piliers du projet avec la France et l’Allemagne, elle est désormais opérationnelle. Conçue tel un guichet unique, sa vocation est de se substituer progressivement aux juridictions nationales pour tous contentieux relatifs à la contrefaçon et à la validité des brevets européens. Ainsi, au lieu de devoir saisir concomitamment les juridictions de plusieurs États pour obtenir une mesure d’interdiction ou des dommages-intérêts, une entreprise titulaire de brevets peut désormais se tourner directement vers la JUB, dont la décision aura un effet immédiat dans l’ensemble des États membres de cette juridiction unifiée, soit à ce jour 17 États. En cela, celle-ci est censée rendre les recours judiciaires moins chronophages et moins coûteux, tout en renforçant la sécurité juridique des détenteurs de brevets.

C’est-à-dire ?

Benjamin May : Il n’est aujourd’hui pas rare que, pour un contentieux relatif à un même brevet, la décision prise par les diverses juridictions nationales concernées diffère. Conscients de cet écueil, les détenteurs de brevets ont progressivement développé des stratégies de « forum shopping », pour tirer avantage des particularités nationales des différentes juridictions européennes (la saisie contrefaçon en France, la bifurcation en Allemagne, les « witness statements » au Royaume Uni, les injonctions cross-border au Pays Bas, etc.), conduisant à des décisions non alignées et parfois contradictoires, ce qui est évidemment un frein à la protection de l’innovation. C’est justement cette pratique hétérogène que la JUB cherche à enrayer au profit d’une application uniforme du droit des brevets. Toute son originalité réside dans sa construction « patchwork » qui emprunte le meilleur de chaque système national. En ce sens, elle constitue une réelle avancée.

Comment cette nouvelle juridiction fonctionne-t-elle ?

Annabelle Divoy : La JUB compte un tribunal de première instance et une cour d’appel, dont le siège se situe à Luxembourg. Le tribunal de première instance est constitué de plusieurs divisions locales et régionales (établies au sein de chacun des États-membres le souhaitant). Il comporte également une division centrale, compétente pour certaines actions (notamment les actions principales en nullité), ayant son siège à Paris outre deux sections, situées à Munich et à Milan, auxquelles sont allouées les affaires liées à certains domaines techniques, selon un subtil arbitrage politique arrêté le 2 juin dernier. Fait notable, et véritable changement pour les parties françaises, il est dorénavant possible avec la JUB d’opter pour l’anglais – voire d’autres langues étrangères dans certaines divisions locales – comme langue utilisée tout au long de la procédure contentieuse. Les parties et leurs conseils (avocats, conseils en propriété industrielle), ainsi que les juges vont donc devoir s’adapter à ce cadre nouveau.

Une période de transition relativement longue a cependant été prévue, au cours de laquelle les juridictions nationales pourront continuer d’être saisies directement…

Benjamin May : En effet, les systèmes nationaux et la JUB vont cohabiter pendant une durée de 7 ans, laquelle peut être prorogée une fois. Ce faisant, la JUB n’aura la compétence exclusive dans le domaine des contentieux relatifs à la contrefaçon et à la validité de brevets européens qu’en 2030 ou 2037 (sauf pour les brevets à effet unitaire pour lesquels la JUB est d’ores et déjà exclusivement compétente).

Annabelle Divoy : En outre, il est important de rappeler que l’Accord sur la juridiction unifiée du brevet du 19 février 2013 a été signé et ratifié à ce jour par seulement 17 des 27 États-membres de l’UE. Même si une certaine forme d’extraterritorialité des décisions de la JUB est attendue (« long arm jurisdiction »), notamment pour ce qui concerne les États signataires de la Convention sur le brevet européen (soit 39 États), la compétence géographique de la juridiction unifiée demeure à ce jour partielle.

Benjamin May : Pour autant, la majorité des pays représentatifs dans l’industrie des brevets sont partie intégrante de cette coopération renforcée, à l’exception principale de l’Espagne.

Jusqu’à ce que la JUB acquière cette compétence exclusive, les détenteurs de brevets peuvent bénéficier d’une dérogation, appelée « opt-out ».
En quoi cette option consiste-t-elle ?

Benjamin May : La JUB a été construite pour absorber, par défaut, l’ensemble des brevets européens. Les entreprises qui le souhaitent ont cependant la possibilité de sortir tout ou partie de leurs brevets de ce système. Lorsque l’opt-out est ainsi activé, les juridictions nationales redeviennent exclusivement compétentes pour statuer sur ce brevet. Point important, une société qui requiert l’opt-out peut, à tout moment, demander à revenir dans le giron de la JUB : la décision n’est pas définitive.

Les entreprises ont-elles intérêt à recourir à l’opt-out et, en parallèle, d’y en laisser d’autres ?

Benjamin May : Il n’existe pas de bon ou de mauvais choix dans ce domaine. D’ailleurs, une entreprise peut très bien décider de sortir certains de ses brevets de la JUB et, en parallèle, d’y laisser les autres. Les facteurs qui peuvent inciter à privilégier l’opt-out sont multiples : attitude de prudence le temps qu’une jurisprudence se forme, volonté de ne pas risquer que le brevet d’un produit blockbuster (notamment dans le domaine pharmaceutique) soit frappé de nullité dans plusieurs marchés européens sur la base d’une unique décision de justice, risque de contentieux croisés pour les gros portefeuilles de brevets (dans le secteur des télécommunications par exemple…), etc.

Face aux bouleversements qu’introduit la JUB, quels conseils prodigueriez-vous aux entreprises ?

Annabelle Divoy : Notre principal conseil repose sur l’anticipation. La JUB se révèle être un système « pro-demandeur » : le demandeur à l’action, soit par exemple le titulaire de brevet agissant en contrefaçon, disposera de tout le temps nécessaire à la préparation de son dossier, tandis que le défendeur, dont il est estimé qu’il met en œuvre ce brevet, ne disposera, pour sa part, que de trois mois pour apporter ses arguments en réponse, soit un laps de temps très court. Dans la mesure où ce délai strict peut créer une forme de déséquilibre entre les parties, nous recommandons aux entreprises qui suspectent d’être visées par un contentieux devant la JUB de prendre les devants, en anticipant l’argumentaire qu’elles seraient susceptibles de développer en cas d’action et en réunissant les éléments de preuve utiles à une éventuelle procédure. Au total, la durée d’une procédure en première instance ne devrait pas excéder 14 mois.

Benjamin May : Nouveauté dans la culture contentieuse française, la JUB permet également de rédiger et d’adresser au tribunal un mémoire préventif, dit « protective letter ». Visant à préempter le lancement de poursuites, ce document offre aux juges un aperçu de la défense qui sera mise en place en cas de recours effectifs de concurrents et permet d’éviter certaines actions non-contradictoires telles que la saisie-contrefaçon ou l’interdiction provisoire. Existant déjà en Allemagne, cet outil se révèle fort utile.

En dépit d’un manque de recul évident, quel bilan très préliminaire peut-on dresser
des premiers pas de la JUB ?

Benjamin May : Selon certaines estimations, il semblerait qu’au moins 450 000 brevets européens ont fait l’objet d’une demande d’opt-out. Cela signifie qu’au jour de l’ouverture, environ 50 % des brevets européens ont par défaut basculé dans le giron de la JUB, ce qui est finalement un chiffre élevé s’agissant d’une juridiction entièrement nouvelle. S’agissant des poursuites engagées, il y en aurait aujourd’hui environ une vingtaine, dont deux devant la division centrale à Paris et une majorité devant les divisions locales outre-Rhin. S’il est encore bien sûr trop tôt pour dresser un bilan de cette nouvelle juridiction unifiée, il est clair qu’elle suscite déjà un fort intérêt tant auprès des acteurs de l’industrie que des conseils représentant ces mêmes acteurs dans le cadre de ce nouvel écosystème judiciaire sans précédent, qui n’attend que d’être éprouvé par la pratique.