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« En période de tension économique, le contentieux reste un outil pertinent pour générer du revenu ou réduire des dépenses »

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES

Dans un contexte géopolitique et économique pour le moins tendu, les entreprises ont été conduites à réévaluer leur risque contentieux durant les derniers mois. Dans quels domaines les litiges se développent-ils ? Quels sont les points d’attention des services contentieux des entreprises ? Comment abordent-ils le traitement des dossiers ? Mahasti Razavi et Benjamin van Gaver, associés d’August Debouzy, analysent les grandes tendances du marché.

Comment ont évolué les risques contentieux
des entreprises durant les derniers mois ?

Mahasti Razavi : Depuis un an, l’activité de gestion des litiges du cabinet a fortement augmenté, qu’il s’agisse de dossiers traités par l’équipe spécialisée en contentieux des affaires portée notamment par Benjamin, mais également ceux conduits par les spécialistes d’autres domaines comme l’IT, les brevets, le social, l’immobilier, la concurrence, le public, le restructuring ou encore le fiscal. Cette croissance des dossiers témoigne des inquiétudes actuelles des entreprises.

Benjamin van Gaver : En période de tension économique, le contentieux reste un outil pertinent pour générer du revenu ou réduire des dépenses, et connaît donc un regain d’activité depuis de nombreux mois. C’est le cas par exemple du contentieux post-acquisition visant à remettre en cause des opérations qui ont été parfois valorisées sans anticiper les éventuelles difficultés postérieures. Nous observons que les fonds sont plus présents devant les tribunaux, ce que l’on voyait peu il y a encore quelques années.

J’observe également une recrudescence des contentieux de la concurrence déloyale, lors du débauchage d’équipes, du détournement de clientèle, etc. Le contentieux de la rupture brutale de relations commerciales établies a lui aussi le vent en poupe, visant à maintenir des revenus face à une diminution des commandes.

Le secteur transactionnel immobilier est en outre propice aux développements de litiges, souvent en raison de défauts de financement. Je pense notamment à ceux liés aux indemnités d’immobilisation qui, en pratique, se terminent fréquemment par un accord transactionnel.

J’observe enfin le développement important des contentieux administratifs. Il est désormais assez rare qu’un projet industriel d’ampleur ne fasse pas l’objet d’une action portée par une ONG ou une association environnementale, pour tenir l’ouvrage en échec.

Avec des réglementations européennes qui se multiplient en matière de protection des données personnelles et d’IA, la responsabilité des entreprises s’accroît et donc le risque de sanction. Comment les entreprises peuvent-elles le circonscrire ?

M.R. : Le choc créé en 2018 par la mise en application du RGPD a conduit les entreprises à se transformer. Elles exploitent aujourd’hui cette réorganisation pour se conformer à l’IA Act. Le calendrier d’entrée en vigueur du texte et d’applicabilité de chacune des tranches est d’ailleurs décalé dans le temps, permettant aux entreprises de s’organiser en conséquence. Même si certaines dispositions seront bientôt applicables, le régulateur a prévu que la mise en œuvre des sanctions ne serait opérante que plus tard. Les organisations ont pris la mesure de l’anticipation, conscientes que ce contentieux va inévitablement se développer dans les prochaines années. Leur problématique tient aujourd’hui au fait de savoir dans quelle catégorie du texte (déployeur ou fournisseur) est logée l’activité de l’entreprise.

J’ajoute que les textes sur les produits défectueux et le volet sur l’AI Liability Act ne sont pas encore finalisés et seront eux aussi source de contentieux que les entreprises devront anticiper.

Le ralentissement économique a notamment
eu pour effet d’accroître les litiges post-acquisition. Quels nouveaux fondements voyez-vous apparaître
dans les dossiers ?

B. V. G. : Avec la guerre en Ukraine et la hausse corrélative des coûts des matières, les litiges visant à remettre en cause les contrats de fourniture se sont développés donnant lieu à l’utilisation, assez limitée jusqu’alors, de l’article 1195 du code civil sur l’imprévision, issu de la réforme de 2016. Il confie par exemple au juge le soin de trancher le bon niveau de prix d’un contrat, sous condition de critères légaux. Je constate cependant que les juges manifestent une certaine tiédeur à appliquer la théorie de l’imprévision considérant certainement que le contrat est d’abord la chose des parties. Pour celui qui voit son volume de commandes diminuer, un fondement plus classique est préféré, notamment celui de la rupture de relations commerciales établies.

La proposition de loi visant à renforcer les droits
 des actionnaires minoritaires dans les sociétés anonymes a été récemment votée. Anticipez-vous
une augmentation des litiges actionnariaux ?

B. V. G : Ils avaient déjà tendance à augmenter avant ce texte, notamment sous l’influence des short-sellers, mais également s’agissant des problématiques RSE. La réforme prévoit un traitement accéléré du contentieux, en référé d’heure à heure, ce qui devrait avoir pour effet d’accroître le nombre de litiges actionnariaux traités par les tribunaux. Les entreprises cotées nous interrogent régulièrement sur la conséquence de la rédaction de leurs résolutions et de leurs engagements.

Patrick Sayer a été élu président du tribunal de commerce de Paris il y a quelques mois. Il se dit en faveur des modes alternatifs de règlement des conflits. Ce type de dossier est-il donc appelé à croître à Paris ?

B. V. G. : La pratique des modes alternatifs de règlement des conflits est déjà très développée au tribunal de commerce de Nanterre. Entre 6 et 7 anciens juges consulaires y sont dédiés et la médiation peut être demandée à chaque moment de la procédure. Environ deux médiations sur trois aboutissent à un accord. La tendance est similaire à la cour d’appel de Paris. Les conseillers de la mise en état identifient les dossiers qui sont propices à la médiation et désignent de véritables professionnels de la matière.

L’encouragement à la médiation pourrait être davantage marqué au tribunal de commerce de Paris. Nous avons connu des dossiers avec Patrick Sayer, lorsqu’il était juge rapporteur, à l’occasion desquels il favorisait la discussion entre les parties par recours à divers outils. Nous avons espoir qu’il les développe davantage en tant que président. Il y a donc une certaine attente avec la nomination de Patrick Sayer pour que le tribunal de Paris retrouve son dynamisme en matière de médiation, comme à l’époque de Franck Gentin ou encore Michel Béhar qui ont été précurseurs en la matière.

Le recours à l’IA générative en matière judiciaire pourrait-il permettre d’accélérer les procédures ?

M. R. : Notre cabinet a été primo adoptant de Copilot et nous l’avons déployé dans toutes nos équipes. Il permet de pré-rédiger un projet de réponse à un mail par exemple. Or, force est de reconnaître que quand le prompt a été clairement rédigé, c’est-à-dire quand on a passé le temps nécessaire à réfléchir à ce que l’on voulait demander à l’outil, alors sa réponse est assez efficace. Pour le moment, l’outil ne permet pas d’avoir des certitudes sur le traitement du fond, mais il le sera certainement demain.

Sous réserve d’un contrôle strict du juge, je pense que l’IA générative peut efficacement faciliter le traitement des données par le tribunal en fournissant une première base de travail. Le juge gardera son libre arbitre, qui est le gage de confiance de sa décision.

B. V. G : Les juges se servent déjà de l’IA comme d’un outil pratique pour leur faire gagner du temps, notamment dans le cadre du traitement d’une grande masse de données. On peut imaginer sans difficulté que les outils d’aide à la rédaction vont également être utilisés, tout comme l’IA visant à résumer les conclusions des parties ou les pièces d’un dossier.

S’agissant en revanche des outils de prédiction, je pense qu’ils peuvent fonctionner dans des contentieux sériels sur des calculs de montant d’indemnité, moins dans les contentieux dits complexes. Sur un contentieux de valorisation post-acquisition par exemple, les conseils de chaque partie représentent déjà plusieurs intelligences humaines qui ne vont pas dans le même sens, auxquelles s’ajoute l’analyse personnelle du juge, souvent distincte de celle des parties. Une intelligence artificielle peut-elle être plus pertinente que trois, quatre, cinq intelligences humaines pour résoudre un problème non récurent ? En l’état des outils, ce n’est pas certain.