Contentieux avec des États ou entités étatiques : le chemin semé d’embûches des entreprises
Dans le cadre de leur activité, certains groupes présents à l’international se retrouvent en conflit avec un État ou une entité étatique. Si quelques dispositifs et bonnes pratiques peuvent permettre de régler de tels différends, le profil particulier de la contrepartie rend le plus souvent la tâche délicate pour les sociétés.
Entretien croisé avec Cécile Amayen, directrice juridique, venture capital, gestion du risque juridique, Orange et Xavier Nyssen, associé, Dechert LLP.
L’an dernier, l’État irakien décidait d’exproprier Orange, alors co-actionnaire d’un opérateur télécom local. Où en est ce dossier ?
Cécile Amayen : À ce stade, nous sommes en phase de pré-contentieux au titre du Traité bilatéral franco-irakien, c’est-à-dire dans la phase de discussions avec les autorités irakiennes en vue de tenter de régler le différend à l’amiable.
Est-il fréquent que vous ayez des contentieux avec des États ou des entités étatiques ?
Cécile Amayen : Je n’évoquerai pas les recours initiés contre des décisions administratives ou fiscales dans les pays où nous sommes présents, qui sont relativement courants mais qui relèvent d’un autre domaine. Pour opérer dans un État, nous devons obtenir, de la part de celui-ci, une licence de télécommunication dans le cadre d’un contrat de concession, dont la durée de vie est limitée. Au gré notamment des évolutions de la situation politique locale, il arrive que nous rencontrions des problèmes. Aujourd’hui, nous n’avons qu’une procédure de règlement de différends de nature arbitrale et/ou investisseurs avec l’Irak. Mais dans le passé, nous avons été confrontés à ce cas de figure par exemple avec le Liban, la Guinée équatoriale, l’Egypte ou encore la Jordanie.
Le cas d’Orange est-il isolé ?
Xavier Nyssen : Loin s’en faut ! Dès lors que les entreprises doivent disposer d’agréments pour exercer leur activité, les conflits avec les États ou les entreprises étatiques sont courants. Mis à part le secteur des télécoms, les industries les plus exposées sont l’énergie et la construction, dans le cadre de grands projets.
Quels modes de résolution s’offrent alors aux entreprises ?
Xavier Nyssen : Le premier consiste en un recours devant les juridictions nationales. Mais pour des raisons de neutralité, les entreprises sont plutôt incitées à opter pour le second, l’arbitrage commercial, de préférence sous l’égide d’une institution arbitrale qui a fait ses preuves, telle que la Chambre de commerce internationale. Bien qu’elle puisse parfois se révéler longue et onéreuse, cette procédure présente plusieurs avantages, notamment la possibilité de choisir des arbitres experts en la matière, ce qui est un gage de qualité. Les juges nationaux, plus généralistes, n’ont souvent ni le temps ni les moyens d’aller au fond des choses comme les arbitres. En tout cas dans les systèmes de droit civil.
Pourtant, très peu d’entités étatiques sont impliquées dans les procédures d’arbitrage commercial lancées dans le monde…
Xavier Nyssen : Le déclenchement d’une telle procédure nécessite l’accord des deux parties, habituellement inscrit dès le départ dans le contrat. Or, pour des raisons de souveraineté notamment, la partie étatique résiste souvent à l’inclusion d’une clause d’arbitrage dans le contrat. C’est une question de rapport de force dans la négociation.
Chez Orange, êtes-vous également favorable à l’arbitrage commercial avec un État ?
Cécile Amayen : Oui car cette procédure présente plusieurs avantages, outre la spécialisation des arbitres : elle permet non seulement de dépayser le contentieux -et donc de garantir un débat plus serein-, mais aussi de maintenir une certaine confidentialité autour de l’affaire. Même si des fuites peuvent intervenir, aucune audience n’est en effet publique. À partir du moment où une entreprise doit prouver des manquements de la part d’une entité étatique ou de l’État, ou bien se défendre, le huis clos est intéressant, surtout lorsque celle-ci souhaite maintenir sa présence dans le pays concerné. Toutefois, je rejoins Xavier Nyssen sur le fait qu’il est extrêmement difficile d’obtenir l’accord de nos contreparties étatiques sur ce sujet.
Comment procédez-vous pour maximiser vos chances d’y parvenir ?
Cécile Amayen : Il est primordial d’aborder ce sujet dès le début des négociations commerciales, en faisant bien comprendre aux interlocuteurs publics qu’il s’agit d’une condition centrale. À part cela, les entreprises disposent malheureusement de très peu de leviers pour imposer leur volonté. En fonction des États, il est possible d’y parvenir.
Quels points de vigilance une entreprise doit-elle avoir lorsqu’elle négocie l’intégration d’une telle clause dans le contrat ?
Xavier Nyssen : En prévoyant un possible recours à l’arbitrage commercial, les deux parties devront s’entendre à la fois sur le droit applicable et le siège de l’arbitrage. Or le choix du siège est important puisqu’il déterminera en général le droit applicable à la procédure, les possibilités de recours et l’implication éventuelle des juges nationaux. Parmi les sièges considérés comme apportant un maximum de sécurité, on peut citer Paris, Genève, Bruxelles ou Singapour.
Cécile Amayen : Il est également essentiel de bien connaître le cadre réglementaire local. Dans certains pays, par exemple, une entité étatique acceptant d’utiliser, le cas échéant, la procédure d’arbitrage international, doit se voir délivrer une autorisation spécifique en Conseil des ministres par exemple. Si ce document n’a jamais été émis par l’exécutif, alors la validité de toute procédure d’arbitrage sera impactée, quand bien même elle serait prévue contractuellement. Pour éviter toutes désillusions de cet ordre, il est prudent de se faire accompagner par des conseils locaux. Par ailleurs, les entreprises doivent être conscientes qu’une sentence favorable rendue par le juge ne se traduira pas forcément par des réparations immédiates en cas de sentence arbitrales positives, certains pays refusant parfois d’exécuter les décisions. De longues et coûteuses procédures d’exécution forcée devront être intentées.
Xavier Nyssen : Pour éviter une telle mésaventure, les entreprises peuvent négocier en amont une clause de renonciation à l’immunité d’exécution, qui constitue de loin la meilleure des garanties possibles. Les États sont néanmoins très réticents à ces clauses de renonciation, par ailleurs de plus en plus encadrées par les législations nationales. C’est notamment le cas de la France qui, depuis la loi Sapin 2, a rendu plus difficile l’exécution des sentences et jugements à l’encontre des États.
Face à ces divers constats, existe-t-il d’autres solutions permettant aux entreprises de défendre leurs droits ?
Xavier Nyssen : Beaucoup de mes clients cherchent à intégrer dans le contrat des clauses visant à favoriser le recours à des modes de résolution amiable (conciliation, médiation…). Un autre mode de résolution existe : celui de l’arbitrage d’investissement qui est généralement perçu comme le recours de la dernière chance. Son lancement implique, que le pays d’où est originaire l’entreprise et celui où elle est en situation de contentieux, aient signé un accord garantissant les droits des investisseurs. C’est une procédure longue et coûteuse, mais très utilisée depuis une dizaine d’années. Depuis quelque temps, on constate une opposition politique croissante à ce système de résolution, notamment dans le cadre des négociations des accords de libre-échange.
À l’aune de votre expérience, quelles bonnes pratiques recommanderiez-vous aux entreprises qui mettent en place une relation contractuelle avec une entité étatique ?
Cécile Amayen : En amont, la priorité consiste à bien identifier les risques qui pourraient intervenir à l’avenir, surtout s’il s’agit d’un contrat de long terme. Lorsqu’un contentieux émerge, le dialogue est essentiel car attaquer un État ou une entité étatique peut entraîner des conséquences importantes. L’enclenchement d’une procédure de résolution est donc une décision structurante dans la relation contractuelle avec le co-contractant étatique.